Intervention de Michelle Meunier

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 8 avril 2021 : 1ère réunion
Table ronde sur le bilan de l'application de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées à l'occasion du cinquième anniversaire de la loi

Photo de Michelle MeunierMichelle Meunier, sénatrice, rapporteure de la proposition de loi au nom de la commission spéciale du Sénat :

Merci, Madame la présidente.

L'examen de la proposition de loi au Parlement, entre octobre 2013 et avril 2016, a nécessité un temps très long, rythmé par quatre lectures à l'Assemblée nationale et trois au Sénat. Cet examen a été ponctué par des soubresauts, à l'image des débats en vigueur dans la société, centrés essentiellement sur la question de la pénalisation de l'acte d'achat sexuel par les clients, du délit de racolage passif et de l'admission au séjour des victimes de la prostitution. Les principales autres dispositions ont fait rapidement consensus. Maud Olivier interviendra après moi sur le contenu précis de la loi.

Ces soubresauts s'expliquent par un contexte mouvant, en France, depuis plusieurs décennies, entre deux approches de la prostitution. Après une approche réglementariste, la France assume une position abolitionniste depuis 1960, date à laquelle elle a ratifié la convention des Nations Unies de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation d'autrui. Dans le préambule de cette convention, on peut lire : « La prostitution, et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de prostitution, sont incompatibles avec la dignité humaine et la valeur de la personne humaine. » La France a alourdi les peines de prison et les amendes à l'encontre des gérants de réseaux de prostitution. Et, fait rare dans un pays ratificateur, elle a créé une structure centralisant les investigations, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH).

La convention des Nations Unies de 1949 est le fruit de quatre-vingt années de luttes féministes abolitionnistes. Ces dernières ont toutefois fait émerger une conception particulière de la prostitution, au nom de la libération sexuelle, que certains ont pu revendiquer comme une libération de la femme, donnant plus tard naissance au concept d'autodétermination. La violence infligée au corps des femmes par son exploitation passe, à cette époque, à l'arrière-plan.

Au milieu des années 1980, l'épidémie du SIDA est prise comme motif pour la réouverture des maisons closes par Michèle Barzach, à des fins de contrôles sanitaires. Sa proposition sera rapidement écartée.

En 1994, à l'occasion de la saisine du Conseil constitutionnel sur les trois lois de bioéthique, la décision de conformité rappelle que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle. » Dans le même temps, la pénalisation du racolage passif est supprimée, comme l'est aussi celle de la cohabitation avec une personne prostituée. Mais la France peine à protéger réellement les personnes en situation de prostitution.

En 2001, une mission sur la prévention, l'accompagnement et la réinsertion des personnes prostituées est confiée à Dinah Derycke, sénatrice du Nord. Cette mission avait été précédée par des travaux de la délégation aux droits des femmes du Sénat qu'elle présidait.

Au début des années 2000, le profil des femmes prostituées a profondément changé : leur effectif global stable masquait en fait l'augmentation du nombre des femmes originaires d'Europe de l'Est, du Maghreb, d'Afrique noire et d'Asie. La multiplication et la diversification des réseaux apparaissaient, et Internet faisait déjà office de centrale d'achat et de vente. La prévention et la réinsertion étaient déjà pointées comme des points faibles de la réponse publique dans notre pays.

Les travaux de la délégation aux femmes du Sénat se concluaient ainsi : « Deux problèmes méritent une réflexion approfondie. Celui du client d'abord. Faut-il le responsabiliser par l'éducation ou la pénalisation ? Il ne saurait, en tout cas, être plus longtemps ignoré. Celui de la protection des victimes de la traite, ensuite. Faut-il leur accorder des titres de séjour provisoires ? Faut-il le faire sans condition, à titre humanitaire, ou doit-on le faire en échange d'une collaboration avec les services de police pour démanteler les réseaux ? Notre position abolitionniste nous commande en tout état de cause de prendre des mesures envers ces victimes, et les textes internationaux nous le recommandent désormais. »

Viennent ensuite les années Sarkozy, avec le durcissement de la réponse pénale à l'encontre des prostituées. Sous l'influence des thèmes politiques liés à l'insécurité et à l'immigration, s'opère un changement de la perception habituelle du « plus vieux métier du monde ». Je précise que, pour nous, il s'agit de la « plus vieille violence du monde ». En 2003, nouvelle incrimination : le délit de racolage passif, défini comme « le fait, par tous moyens, y compris par une attitude passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération », est puni par deux ans d'emprisonnement et 3 750 euros d'amende. Auparavant, seul le racolage actif était sanctionné d'une contravention. L'objectif affiché, en mettant la pression sur les personnes prostituées, était de les conduire à livrer des renseignements sur les proxénètes. Ce délit de racolage passif a été peu appliqué ; il a simplement eu pour effet de déplacer les lieux de prostitution, pour la plus grande satisfaction des riverains. Le rapport de 2012 de Médecins du Monde sur les femmes chinoises se prostituant à Paris évoque des violences physiques, des viols et le rajeunissement des personnes prostituées. Toutes les incriminations faites à l'époque à ce délit de racolage passif sont désormais celles qui pèsent sur la loi de 2016.

À l'aube de la présidentielle de 2012, des initiatives en faveur du renforcement de la législation pour lutter contre le système prostitutionnel fleurissent. Le rapport parlementaire des députés Danièle Bousquet et Guy Geoffroy, en conclusion d'une mission d'information d'avril 2011 sur la prostitution, pointe durement les effets contradictoires de la répression du racolage, son application restrictive et impressionniste. Il détaille le dispositif de répression du proxénétisme, jugé complet, mais critique l'usage variable de sa pénalisation selon les juridictions. Il établit surtout que les droits ouverts aux victimes ne sont pas mis en oeuvre et propose de changer l'approche en couplant la pénalisation du client d'actes sexuels - dans une logique d'abandon du système patriarcal, qui présuppose l'autodétermination de la personne prostituée et son utilité sociale - à une meilleure éducation et une prévention du recours à la prostitution, considérée comme une violence. Il soutient en outre l'accompagnement intégral des personnes prostituées par des droits, des revenus et des logements garantis.

Une proposition de loi est déposée en décembre 2011, mais non inscrite à l'ordre du jour, et une résolution adoptée à l'unanimité le 6 décembre 2011 à l'Assemblée nationale. Elle réaffirme la position abolitionniste de la France, qui implique la protection des personnes prostituées notamment par la répression de l'exploitation sexuelle d'autrui et du proxénétisme, la prévention de l'entrée dans la prostitution et l'aide à la réinsertion des personnes prostituées.

En parallèle, au Sénat, la proposition de loi d'Esther Benbassa visant l'abrogation du délit de racolage public, déposée au Sénat le 2 octobre 2012, est adoptée le 28 mars 2013. Cette proposition était soutenue par le mouvement associatif, notamment la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). Son article unique abroge les dispositions de la loi de 2003 au motif de leur inefficacité contre les réseaux, de l'accroissement de la vulnérabilité des personnes prostituées et du maintien de l'arsenal de lutte contre la traite.

Quelques semaines plus tôt, la commission des affaires sociales du Sénat avait confié une mission sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées à Jean-Pierre Godefroy et Chantal Jouanno. Le besoin d'une nouvelle orientation législative est soutenu par l'ensemble de la société.

En juillet 2013, deux cents organisations signent l'appel de Bruxelles demandant aux États membres la fin des politiques répressives et l'accompagnement vers des programmes de sortie de la prostitution, tirant les leçons de dix ans d'expériences abolitionnistes en Suède et réglementaristes aux Pays-Bas. En septembre 2013, huit syndicats et associations de jeunesse appellent à améliorer la prévention par l'éducation sexuelle. En octobre 2013, 111 associations locales et nationales luttant contre les violences faites aux femmes appellent le Président de la République à agir contre l'impunité de l'achat d'actes sexuels. En novembre 2013, des magistrats, autour d'Yves Charpenel, appellent à agir avec plus d'efficacité.

La proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel est déposée le 10 octobre 2013 par Bruno Leroux, Maud Oliver, Catherine Coutelle et leurs collègues socialistes à l'Assemblée nationale. Chantal Jouanno et Jean-Pierre Godefroy remettent, au Sénat, leur rapport, qui pointe l'état de santé globalement préoccupant des personnes prostituées et leur difficile accès aux droits. Il propose la mise en oeuvre d'un accompagnement social global et une politique de réinsertion personnalisée, indépendante de la coopération de la victime de prostitution au démantèlement du trafic. Les questions du racolage et de la pénalisation des clients sont volontairement écartées du champ de cette mission. Durant l'examen de la proposition de loi, un quasi-consensus se forme sur la volonté de mieux accompagner vers la sortie de la prostitution et sur le renforcement du pilier éducatif.

Si ces dispositions restent en navette parlementaire - car adoptées en des termes différents - les objectifs restent communs entre les deux chambres : la lutte contre les réseaux, l'accompagnement vers la sortie et une meilleure information des jeunes. Le clivage est marqué sur la question de l'admission au séjour des victimes étrangères de la prostitution et sur l'abrogation du délit de racolage, jugé utile aux forces de l'ordre par certains et maintenu par le Sénat en première lecture. De très fortes divergences se sont exprimées sur la pénalisation des clients. Ce débat législatif clos ne résout pas tous les problèmes. Une approche libérale fondée sur la vision néerlandaise d'autodétermination a structuré l'opinion publique contre certaines dispositions de la loi. Ainsi, au motif d'une plus grande vulnérabilité des personnes prostituées, d'une précarisation accrue et de la crainte des représailles des clients, des mouvements, menés notamment par Médecins du Monde, ont fortement combattu la pénalisation du client, souvent dans des termes identiques à ceux utilisés pour attaquer le délit de racolage passif en 2003.

Cinq ans plus tard, ces mêmes arguments restent courants dans les associations et dans certains services des forces de l'ordre. Dans mon département de Loire-Atlantique, en 2020, une déléguée aux droits des femmes rappelait que la police continue de mettre en doute le bien-fondé de cette verbalisation.

L'un des présupposés décrit par Guy Geoffroy et Danièle Bousquet concernait la prétendue « utilité sociale » de la prostitution, considérée comme un « service ». L'exemple de l'assistance sexuelle pour les personnes lourdement handicapées y était décrit, déjà, et les questions éthiques soulevées invitaient les rapporteurs à ne pas tolérer d'exceptions législatives au proxénétisme au profit de l'assistance sexuelle. Cette approche est désormais réexaminée par la secrétaire d'État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, qui s'est déclarée favorable à l'accompagnement de la vie sexuelle des personnes handicapées par des assistants. Cette approche doit nous alerter car elle risque de rouvrir des débats sous le prisme d'une approche misérabiliste qui n'est que la résultante de la place que nous accordons aux personnes en situation de handicap dans la société, d'une part, et de la conception de besoin vital du plaisir masculin qui sous-tend depuis bien longtemps la justification de la marchandisation du corps des femmes, d'autre part.

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