Il me semblait important de rappeler que plus de cinq ans de travail parlementaire ont été nécessaires pour que la loi soit promulguée.
Effectivement, en décembre 2011, une résolution avait été votée à l'unanimité des groupes politiques à l'Assemblée nationale à la suite du rapport de Danièle Bousquet et Guy Geoffroy. En 2012, la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale s'est saisie de cette question et, après un an d'auditions, a présenté en septembre 2013 un nouveau rapport comportant quarante recommandations. Une commission spéciale transpartisane a alors été constituée. À l'issue de son travail, une proposition de loi a été déposée et votée à l'Assemblée nationale en décembre 2013. C'est alors qu'ont commencé les vraies batailles, en interne au sein des assemblées, et en externe avec une presse et des lobbies proxénètes vent debout sur un aspect particulier du texte : la responsabilisation des clients. Jusqu'à présent, le sort des personnes prostituées ne les émouvait pas beaucoup, mais, tout à coup, il fallait défendre la liberté sexuelle - celle des clients, bien sûr.
Trois ans, neuf codes législatifs modifiés et de nombreux décrets d'application plus tard, les dispositions du texte sont effectives et les politiques publiques évoluent.
On dénombre 30 000 à 40 000 personnes prostituées en France, contre 400 000 en Allemagne, pays réglementariste. L'âge moyen d'entrée dans la prostitution est de 14 ans. On comptabilise environ 10 000 mineurs. 85 % des personnes prostituées sont des femmes, à 90 % des étrangères victimes de la traite. 99 % des clients sont des hommes.
Le 6 avril 2016, la loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel a été votée avec ses quatre piliers. Le premier concerne la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. Nos lois contre le proxénétisme ont sans doute protégé notre pays contre l'installation des réseaux de traite, mais la prostitution de rue a laissé place à la mise en relation par Internet ou par téléphone. Installés à l'étranger dans des pays où ce type d'actes est légal, les proxénètes organisent les réseaux de prostitution sur notre sol. La loi prévoit désormais que les fournisseurs d'accès à Internet et les hébergeurs de sites participent à la lutte contre la diffusion de contenus proposant des services sexuels tarifés.
Le deuxième pilier concerne la dépénalisation, le renforcement des droits des personnes prostituées et l'accompagnement de celles souhaitant sortir de la prostitution. L'un des enjeux majeurs de ce texte est bien de leur donner des perspectives crédibles d'insertion car réduire la demande de prostitution allait de fait réduire leurs ressources. Dans le contexte actuel de pandémie, nous voyons à quel point la nécessité d'y répondre est criante. La loi a donc supprimé le délit de racolage, incohérent avec la position française abolitionniste qui considère les personnes prostituées comme victimes de violences, et a créé un parcours de sortie de la prostitution. Dans chaque département, une instance présidée par le préfet est chargée d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes de la prostitution. L'engagement dans le parcours de sortie ouvre des droits : la perception d'une aide financière à l'insertion sociale et professionnelle, des places en centres d'hébergement et, pour les personnes étrangères, l'accès à une autorisation de séjour de six mois permettant de travailler, renouvelable pendant toute la durée du parcours. Exercer des violences à l'égard d'une personne se livrant à la prostitution est désormais un motif d'aggravation des peines.
Le troisième pilier de la loi consiste à renforcer l'éducation à la sexualité et la prévention. La loi inscrit la lutte contre la marchandisation des corps parmi les thématiques relevant de l'éducation à la sexualité, ainsi qu'une information et une éducation égalitaire à l'estime de soi et de l'autre et au respect du corps, pour que soit affirmé que la sexualité ne peut se concevoir que libre, gratuite et consentie.
Le quatrième pilier, qui a fait couler beaucoup d'encre, est de responsabiliser les clients et d'interdire l'achat d'actes sexuels. Depuis 2002, le recours à la prostitution de mineurs ou de personnes vulnérables était déjà un délit. Sanctionner l'acte de recours à la prostitution, c'est se placer dans la lignée des législations qui ont criminalisé le viol et fait du harcèlement sexuel une infraction correctionnelle. L'objectif est toujours de soustraire la sexualité à la violence et à la domination masculine. La loi du 13 avril 2016 crée donc une infraction de recours à la prostitution, punie d'une inscription au casier judiciaire et de 1 500 euros d'amende. En cas de récidive, l'infraction constitue un délit puni d'une peine d'amende de 3 750 euros. Nous avons également créé une peine complémentaire sous la forme d'un stage de sensibilisation contre l'achat d'actes sexuels. L'interdiction d'achat d'un acte sexuel est à ce jour la mesure la plus efficace pour réduire la prostitution et dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s'implanter sur notre territoire. C'est aussi la solution la plus protectrice pour les personnes qui resteront dans la prostitution car, en inversant le rapport de force avec le client, elle leur permet de dénoncer les violences et les risques sanitaires qu'ils peuvent leur imposer.
Voici un florilège des objections que nous avons le plus souvent entendues :
- la prostitution serait une réponse à la misère sexuelle. Or deux tiers des clients vivent ou ont vécu en couple ;
- elle serait une réponse à un désir irrépressible. Nous avons très longtemps accepté l'idée que le corps des femmes appartenait aux hommes et que leur désir exigeait un assouvissement immédiat, voire le viol. Que seule la femme serait responsable du désir qu'elle suscite. Or la vie en société impose des règles. Nous sommes des êtres de raison et de contrôle ;
- la prostitution ferait diminuer le nombre de viols. Bien sûr, c'est faux, puisque les viols sont à 80 % commis par l'entourage de la victime, 34 % au sein du couple et 63 % des victimes de viol sont des mineurs. En réalité, la prostitution contribue à diffuser l'idée que le corps des femmes peut être à disposition à tout moment, en payant ou en violant ;
- « Elles le veulent bien ». Comment nous faire croire que subir des relations sexuelles tarifées sous la contrainte économique ou par la violence relève du libre choix ? Surtout lorsqu'on sait que l'âge moyen d'entrée dans la prostitution est de 14 ans. Nous savons que les femmes se prostituent pour des raisons économiques, jamais pour le plaisir ; elles le font pour survivre et souvent pour nourrir leurs enfants ;
- il existe un discours visant à camoufler la réalité de l'exploitation sexuelle, comme de parler de « travailleurs du sexe », et à faire accepter que le sexe des femmes soit un produit marchand. Ce subterfuge valorise la fonction sociale des prostituées tout en effaçant les violences inhérentes au système prostitutionnel. Ce terme de propagande a été inventé par les profiteurs de l'industrie du sexe, l'accepter entraînerait la légalisation du proxénétisme ;
- quant aux supposées violences supplémentaires que la loi permettrait, il n'y a pas d'autres violences que celles inhérentes à la prostitution elle-même. Ce sont des agressions sexuelles, physiques et psychologiques. La répétition fréquente d'actes sexuels non désirés porte atteinte à l'intégrité du corps. Certaines femmes disent cependant que c'est leur choix. Soit, mais elles ne sont pas représentatives des 90 % de victimes de la traite ou des proxénètes.
Je le disais, la presse a joué un rôle très négatif au début, jusqu'à ce que certains éditorialistes défendent la loi. L'un d'entre eux a dit : « Elle fait valoir une vision, un projet pour notre société. Une fois adoptée, il paraît inconcevable de revenir en arrière, tant elle est en adéquation avec son temps ». Des opposants ont fait beaucoup de lobbying en passant par des associations nationales dont la mission est de défendre les plus vulnérables. Leurs motivations restent floues. Ainsi, en 2018, le Conseil constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité par ces associations. Il a réaffirmé le bien-fondé de la loi pour lutter contre le profit des proxénètes, la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle et leur asservissement. Il l'a déclarée conforme à notre Constitution.
Nous avons beaucoup discuté, expliqué sans relâche. Nous avons été efficacement soutenus par un collectif d'associations réunies dans le cycle Abolition 2012, par des déclarations de médecins et de responsables politiques, et par le gouvernement de l'époque. Plusieurs ministres, surtout des femmes, ont oeuvré pour inscrire la loi à l'agenda politique. Elle a été votée sous le mandat de Laurence Rossignol.
Un sondage IPSOS de février 2019 montre que 78 % de nos concitoyens considèrent que cette loi est une bonne loi ; 79 % pensent qu'il ne devrait pas être possible d'accéder au corps d'autrui ; 85 % jugent important, voire urgent, d'agir. Je ne suis pas certaine que nous aurions obtenu les mêmes réponses il y a quelques années. La Norvège, l'Islande, le Canada, la Finlande, Israël ont eux aussi choisi le modèle abolitionniste. D'autres pays sont prêts à s'engager dans ce combat, mais ils attendent de voir comment évolue la société française, comment nos politiques publiques répondent à cette perspective. À nous, à vous, de les convaincre.