Créé en 1958, l'OCRTEH appartient à la Direction centrale de la police judiciaire, dont le coeur de métier est la lutte contre la criminalité organisée et le grand banditisme. Mon service dispose d'une compétence nationale. Il se concentre sur la traite des êtres humains à vocation sexuelle. Sa mission est double. D'une part, une mission opérationnelle : mener des enquêtes complexes, d'ampleur nationale ou internationale, afin de démanteler des réseaux de traite des êtres humains de grande envergure, à l'aide de techniques spéciales d'enquête (géolocalisation, pose de balises, enquêtes sous pseudonyme, etc.). D'autre part, une mission stratégique : concentrer, pour le ministère de l'intérieur, l'intégralité des données relatives à la traite à vocation sexuelle et au proxénétisme. Cela donne à l'Office une vision globale du phénomène et de son évolution, nous permettant de détecter de nouvelles tendances et d'en aviser les services territoriaux afin que les techniques d'enquête s'adaptent à des changements parfois extrêmement rapides. D'après les données collectées par l'OCRTEH en 2020, les tendances que vous avez évoquées dans les interventions précédentes se confirment ou s'accélèrent.
Cette double mission me permet aujourd'hui de vous fournir un bilan documenté et chiffré, concret, nourri d'éléments issus du terrain, sur l'application de la loi d'avril 2016. Je ne reviendrai pas aujourd'hui sur la prostitution des mineurs, également très documentée. Si ce sujet me paraît essentiel, j'ai aussi une autre préoccupation : la persistance des réseaux étrangers, extrêmement structurés et organisés, qui plongent de nombreuses femmes dans une misère absolue. J'articulerai mon propos autour des quatre éléments principaux de la loi ayant eu un impact sur l'activité quotidienne des forces de l'ordre dans leur lutte contre le système prostitutionnel.
Premièrement, la pénalisation de l'achat d'actes sexuels ou pénalisation du client. Cette mission est accomplie par les services de police ou de gendarmerie du quotidien, travaillant principalement sur la voie publique. Elle dépend de la politique de sécurité publique locale, ce qui entraîne des chiffres très variés selon les régions.
Le nombre de verbalisations, en moyenne de 1 300 par an, est stable de 2017 à 2020. L'article 132-11 du code pénal prévoit une contravention de 1 500 euros, 3 750 euros en cas de récidive. Nous constatons une baisse de 45 % du nombre de personnes verbalisées en 2020 en raison de la pandémie. Elle n'est pas inquiétante en termes de mobilisation policière dans le domaine, puisqu'en 2021 les verbalisations sont reparties à la hausse, avec 178 verbalisations pour le seul mois de mars.
Au-delà de ces chiffres, il convient de souligner que cette pénalisation constitue un levier pour les enquêteurs. Il est en effet plus facile d'entrer en contact avec l'auteur de cette infraction, de recueillir son témoignage étayé, afin de mettre au jour des éléments d'enquête - numéro de téléphone du proxénète, tarifs, conditions de la prestation sexuelle - et de mieux confondre les auteurs du réseau de proxénétisme.
En revanche, cette pénalisation a pu avoir un effet négatif sur le mode opératoire des réseaux. Les consommateurs d'actes sexuels ne souhaitant pas être verbalisés, les malfaiteurs se sont adaptés à cette demande et leur proposent une mise en relation avec la victime prostituée soit en ligne, soit par téléphone. L'acte sexuel a ensuite lieu en hôtel ou en appartement - prostitution « logée » -, rendant la verbalisation plus difficile à mettre en oeuvre. Tant et si bien que l'objectif recherché par la loi, à savoir la baisse de la consommation d'actes sexuels tarifés, n'a sans doute pas été atteint. On assiste plutôt à un déplacement des victimes prostituées ou trafiquées de l'espace public vers l'espace privé. Bien entendu, la loi n'est pas la seule responsable de cette tendance.
Deuxièmement, la suppression du délit de racolage, prévue par l'article 15 de la loi. Elle est le corollaire de la pénalisation du client et vient consacrer le changement total de paradigme, en droit comme en fait, concernant la perception française du phénomène prostitutionnel. La prostituée est désormais une victime en toutes circonstances, et à double titre, de son proxénète comme du consommateur. Elle ne peut en aucun cas être mise en cause par un service de police. Il s'agit là, pour les services enquêteurs, d'une sorte de révolution copernicienne. Si le précédent système est encore ancré dans le discours de certains, le changement culturel s'intègre toutefois peu à peu en profondeur.
Il convient cependant de souligner que les policiers se voient privés, depuis 2016, de l'outil que constituait l'audition d'une prostituée dans le cadre de la garde à vue. Seule une audition sous la forme de témoignage est désormais possible, ne permettant pas à l'enquêteur de contraindre la victime à rester si elle souhaite partir. Il se trouve que ces auditions sont particulièrement précieuses pour fournir des éléments de preuve pour confondre les membres des réseaux de traite et de proxénétisme et garantir leur condamnation. Or les enquêteurs constatent que les victimes sont souvent sous l'emprise de leur proxénète, se disant ou se croyant consentantes à la prostitution, et acceptent peu de témoigner dans le cadre d'une simple audition de victime. Elles cherchent souvent à réduire au strict minimum le temps de l'audition afin de partir au plus vite.
Il convient toutefois de tempérer l'impact négatif de l'impossibilité de procéder à une garde à vue de prostituée par le troisième point que je souhaitais évoquer concernant la loi de 2016. En effet, les nouveaux droits accordés aux victimes, notamment le droit au séjour si elles portent plainte ou témoignent dans le cadre d'une enquête de proxénétisme ou de traite, constituent un levier important pour l'enquêteur. Ce dernier doit pouvoir s'en servir pour créer une relation de confiance avec la victime, lui permettant de la protéger tout en recueillant des éléments d'audition intéressants.
L'OCRTEH a créé un procès-verbal type d'audition de victimes de traite ou de proxénétisme prévoyant que l'enquêteur, avant d'entendre la victime sur le fond de l'affaire et de recueillir son témoignage, lui notifie l'ensemble de ses droits et l'invite à les exercer. Cela comprend notamment la possibilité d'obtenir une carte de séjour vie privée/vie familiale permettant d'exercer une activité professionnelle. Il est également proposé à la victime de rencontrer une association spécialisée, qui peut la mettre à l'abri à l'issue de l'audition et l'assister dans ses démarches de sortie du parcours prostitutionnel. Ce nouveau procès-verbal a été diffusé à tous les services territoriaux de la police judiciaire. Il est prévu de l'intégrer au logiciel de rédaction des procédures de la police nationale afin de le rendre accessible à tout policier de terrain.
Bien évidemment, l'exercice de ces droits suppose une articulation fine entre les associations et les services enquêteurs. Apprendre à agir de concert n'est pas forcément simple, nos cultures et nos approches étant nécessairement différentes, et pourtant complémentaires. Des partenariats de qualité se construisent. Ainsi, début mars 2021, à l'occasion du démantèlement d'un réseau international de traite et de l'interpellation simultanée d'une quinzaine d'individus dans quatre pays, mon office a pu mobiliser, grâce à l'association ALC (Accompagnement-Lieux d'accueil-Carrefour éducatif et social), le dispositif national d'accueil et de protection des victimes de traite. Une quarantaine de victimes libérées du joug de leurs proxénètes, réparties sur l'ensemble du territoire national, se sont ainsi vu offrir la possibilité d'être mises en relation avec une association spécialisée. Une dizaine ont saisi cette opportunité.
Ces partenariats de terrains, construits sur la base d'une confiance mutuelle, se renforcent et s'affinent au fil des retours d'expérience. Par exemple, à la suite de cette opération d'envergure, a été évoquée la plus-value que pourrait apporter une association intervenant en amont de l'audition plutôt qu'à l'issue de l'audition, afin de mettre la victime en confiance pour témoigner et accroître les chances qu'elle accepte l'aide d'une association pour sortir de la prostitution.
Toutefois, pour que ces droits puissent être effectivement notifiés et exercés, il convient avant toute chose de trouver les victimes. C'est actuellement le défi majeur. La prostitution s'effectue aujourd'hui à plus de 80 % dans des hôtels ou appartements. En 2016, 54 % encore de la prostitution s'effectuait sur la voie publique. Nous avons vu ce pourcentage diminuer au fil des années, pour atteindre aujourd'hui seulement 9 %. La crise du Covid a accéléré cette tendance. Cela rend l'accès aux victimes et leur protection bien plus complexes car leur activité est rendue invisible. La prostitution logée ne concerne pas uniquement les mineurs. Les réseaux d'Amérique du Sud fonctionnent presque exclusivement de cette façon.
Les associations et services sociaux sont en difficulté, leurs maraudes sur la voie publique ne s'adressant qu'à la partie émergée de l'iceberg de la prostitution, qui a une forte tendance à l'ubérisation. Toutes ses étapes sont dématérialisées et dissimulées. Les victimes sont recrutées sur les réseaux sociaux. La publication des annonces destinées aux clients est souvent effectuée par les proxénètes eux-mêmes, sur des sites spécialisés. La mise en relation avec le client et la prise de rendez-vous s'effectuent souvent par SMS, le client croyant à tort échanger avec la prostituée qu'il souhaite rencontrer alors que c'est le proxénète qui se charge du standard de la victime. La location de chambres d'hôtel ou d'appartement pour une courte durée s'effectue aussi par l'intermédiaire de plateformes sur Internet. Enfin, le contrôle de la victime s'effectue par échanges réguliers de messages avec le proxénète, qui assoit ainsi son emprise virtuelle. Tant et si bien que nos enquêtes changent totalement d'approche et doivent être doubles. Précédemment, nous pouvions nous contenter d'identifier les auteurs afin de les interpeller et accéder à leurs victimes. Aujourd'hui, il est essentiel pour les enquêteurs de procéder à des actes d'investigation poussés, tels que l'enquête sous pseudonyme sur Internet, afin d'identifier et de localiser les victimes, qui se cachent derrière des pseudonymes et ne répondent pas elles-mêmes au numéro de téléphone associé à leur annonce.
Je précise que nous nous heurtons à une difficulté importante avec les plateformes de location de logements de courte durée qui, se cachant derrière le droit du pays de leur siège, répondent peu ou pas à nos réquisitions, ce qui ne facilite pas la localisation des victimes.
Sans ce travail d'enquête, il devient difficile, voire impossible, de protéger ces victimes, qui passent sous tous les radars, sauf ceux d'une enquête fouillée et minutieuse. Le partenariat entre les associations et la police n'en est que plus indispensable, la police leur donnant accès aux victimes invisibles du système prostitutionnel.
Le quatrième impact de la loi est l'élargissement de la possibilité de saisir et confisquer les biens des proxénètes. Les saisies ne se limitent pas aux moyens ou produits de l'infraction, mais concernent l'ensemble des biens appartenant aux mis en cause. On parle de confiscation totale. Cet aspect est essentiel dans un contentieux où l'appât du gain est le moteur principal des malfaiteurs. Le proxénétisme et la traite des êtres humains sont des trafics extrêmement juteux qui nécessitent, contrairement à d'autres infractions, peu ou pas d'investissement initial. Les priver de leurs biens s'avère particulièrement dissuasif et efficace. La loi de 2016 a élargi la possibilité de confiscation aux biens dont le proxénète ne serait pas propriétaire en titre mais dont il disposerait librement. Les services enquêteurs ont pris l'habitude d'utiliser cette puissante arme juridique, notamment pour la saisie des immeubles.
Les chiffres des saisies des avoirs criminels dans le domaine de la traite et du proxénétisme sont éloquents. 100,9 millions d'euros ont été saisis en 2017, et plus de 10 millions en 2019 - les chiffres de 2020 ne sont pas encore disponibles. Une difficulté est à souligner toutefois : nos enquêtes financières et patrimoniales montrent que l'argent issu du marché de la prostitution est souvent réacheminé vers le pays d'origine des réseaux, où il est réinvesti. Pour être efficientes, les saisies d'avoirs criminels doivent donc s'effectuer dans ces pays, ce qui est possible lorsque la coopération judiciaire est efficace, par exemple en Roumanie, mais impossible avec la Chine ou le Nigéria. Face à la forte résurgence des réseaux d'Amérique latine, l'OCRTEH s'attache à développer des partenariats avec ces pays, notamment la Colombie, en espérant réussir à y faire saisir des biens immobiliers.
En conclusion, la loi de 2016 a changé en profondeur la manière de travailler des forces de l'ordre et des enquêteurs, replaçant les victimes au coeur des investigations, donnant ainsi un nouveau sens à la mission de la police dans la lutte contre le système prostitutionnel. Toutefois, les méthodes des malfaiteurs pour exploiter les victimes ont dramatiquement évolué depuis 2016. Il ne suffit plus d'accorder des droits aux victimes, il faut surtout les trouver.
Pour garantir l'efficacité de notre lutte dans ce nouveau contexte, je me permets de suggérer trois pistes d'évolution. Donner des moyens d'enquête humains et techniques supplémentaires dans le domaine de la traite des êtres humains est indispensable, et particulièrement des enquêteurs spécialisés dans le domaine de l'enquête sur internet. Ces moyens supplémentaires devront être sanctuarisés parce que tous les services d'enquête sont touchés par la pénurie d'effectifs, et les renforts attribués au domaine de la traite pourraient très rapidement être absorbés par d'autres thématiques plus urgentes politiquement. Une deuxième piste d'amélioration est d'associer la répression d'achat d'actes sexuels à une campagne de prévention de grande ampleur à l'attention des clients. On ne peut pas punir sans avoir expliqué et dissuadé. Nos collègues espagnols l'ont fait, ainsi que pour les violences faites aux femmes. Au-delà du stage, qui a été instauré comme une peine possible par la loi de 2016 pour les clients de la prostitution, il est possible d'agir en amont, avant même le passage à l'acte. Les clients sont nos amis, nos pères, nos frères, et ils ignorent souvent la dimension sordide du système qu'ils financent par leur consommation d'acte sexuel. Enfin, il faut contraindre par la loi les plateformes de location de logements de courte durée à répondre aux réquisitions de la police et de la gendarmerie s'ils veulent poursuivre leur activité commerciale sur notre territoire.