Intervention de Catherine Champrenault

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 8 avril 2021 : 1ère réunion
Table ronde sur le bilan de l'application de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées à l'occasion du cinquième anniversaire de la loi

Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d'appel de Paris, présidente du groupe de travail sur la prostitution des mineurs :

J'adhère profondément à ce qui a été dit, et notamment aux constats posés par les inspections et celui de Mme la Commissaire Arrighi.

En 2017, les parquets de mon ressort, spécialement ceux de Paris, Bobigny, Créteil, Meaux et Évry, m'ont signalé une augmentation significative des affaires de proxénétisme impliquant des mineurs. Mon premier travail a consisté à organiser, avec le préfet de police, la répartition des enquêtes entre les services régionaux et locaux. En 2018, nous comptions 150 procédures judiciaires concernant le proxénétisme sur des mineurs. Je rappelle qu'il s'agit d'un délit aggravé puni de dix ans d'emprisonnement s'il concerne des mineurs de plus de 15 ans, et d'un crime s'il concerne les moins de 15 ans.

Ce constat nous a conduits à instaurer une politique volontariste sur le plan judiciaire, et notamment à privilégier la voie de la comparution immédiate lorsque cela était possible, c'est-à-dire quand les auteurs étaient majeurs et pouvaient être traduits rapidement devant les juridictions. En effet, nous sentions la nécessité de protéger au plus vite la victime mineure. Une façon de la protéger est de saisir le juge des enfants et d'arrêter son proxénète.

Comment se fait-il que, depuis trois ans, le phénomène de la prostitution des mineurs augmente considérablement alors que les femmes se sont massivement mobilisées pour dénoncer les violences sexuelles qu'elles avaient subies ? Ce paradoxe n'est qu'apparent. Les femmes qui se mobilisent aujourd'hui sont des adultes, parfois mûres, tandis que les mineures prostituées sont de très jeunes filles, l'entrée en prostitution pouvant commencer dès l'âge de 12 ans. La tranche d'âge de la sixième à la troisième est donc particulièrement exposée.

Nous avons mené une politique déterminée. Les parquets ont réagi avec mobilisation, motivation, initiative et imagination. Certes, le phénomène est extrêmement inquiétant, mais nous ne partons pas de rien. Le 30 septembre 2020, j'ai été chargée par Adrien Taquet, ministre de l'enfance et des familles, de piloter un groupe de travail pour dégager des pistes d'action, de prévention de la prostitution des mineurs. Ce groupe de travail est à la fois interministériel et interdisciplinaire. Composé à ses débuts de quarante-cinq personnes, il rassemble désormais, le succès aidant, une soixantaine de personnes. Les institutionnels y sont représentés, ainsi que les acteurs de terrain et les associations. Le groupe de travail a organisé ses travaux en une douzaine de sessions thématiques. La semaine prochaine, nous tiendrons notre dixième réunion.

Nous avons conçu la prévention tous azimuts. La prévention primaire consiste à permettre aux parents de penser le risque prostitutionnel de leur enfant. Qui dit prostitution dit forcément changement d'attitude et, souvent, risque de rupture familiale. Les constats sont croisés et consensuels, quel que soit l'acteur qui intervient et partage son expérience. Je précise que nous avons voulu que ce groupe de travail ne soit pas uniquement parisien. Certains intervenants viennent du Nord, de Rouen, Nantes, Toulouse...

La prévention secondaire réside dans le rôle essentiel de l'Éducation nationale, qui en réalité agit beaucoup moins qu'elle ne le dit. L'éducation à la sexualité doit faire l'objet de trois séances par an, mais je doute que ce soit respecté sur tout le territoire. En tout cas, le contenu est certainement à améliorer : il est pauvre sur le risque prostitutionnel. Nous constatons une difficulté, pour les enseignants et personnels administratifs de l'Éducation nationale, à penser la prostitution des mineurs.

La prévention tertiaire incombe à la police, la gendarmerie et la justice. L'interdiction de la prostitution des mineurs doit être visible et perçue. Le rôle du ministère public est non seulement de poursuivre les infractions, mais aussi de protéger les mineurs. C'est pourquoi, me semble-t-il, un magistrat du parquet a été désigné pour animer ce groupe de travail. La répression des auteurs est essentielle. Le rappel à la loi est un repère devant irriguer le discours de tous les intervenants. Nous constatons une insuffisante mobilisation des enquêteurs sur ce sujet parce qu'ils n'ont pas les effectifs suffisants. Si nous avions les mêmes moyens dans la lutte contre le proxénétisme que dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, nous ferions d'incontestables progrès.

Nous devons aussi prendre en compte le rôle et la responsabilité des réseaux sociaux. La semaine prochaine, nous entendrons Google, Snapchat, TikTok, etc., et nous leur demanderons comment ils peuvent nous aider dans cette prévention.

Notre dernière séance sera consacrée aux campagnes de prévention car nous considérons qu'il faut une mobilisation nationale afin de toucher tous les publics : parents, enfants, clients potentiels, communautés des adultes.

Voilà ce que je peux dire de ce groupe de travail. Nous en sortons toujours ébranlés et avec la volonté d'agir à la hauteur des difficultés. Je ne peux pas vous révéler nos préconisations, encore en cours d'élaboration, dont la primeur est réservée au ministre, mais je peux vous indiquer le sens des problématiques qui font d'ores et déjà consensus.

Les victimes sont d'autant plus vulnérabilisées que la violence qu'elles ont subie directement ou indirectement n'a pas été sanctionnée ni révélée à la justice. Les jeunes prostitués sont en majorité des filles. La difficulté est qu'elles ne se considèrent pas comme des victimes : elles ne coopèrent pas à l'enquête, ne révèlent pas les faits spontanément, ne se constituent pas partie civile. Alors que les adultes perçoivent le proxénétisme comme de l'exploitation, les jeunes filles le perçoivent parfois comme la revendication d'une liberté et d'un pouvoir. Elles ont le sentiment - c'est une illusion - d'un choix personnel, qui se concrétise, du moins au début, par la mise à disposition massive d'argent. Nous parlons d'une aide de 330 euros par mois pour sortir de la prostitution, mais même une mineure gagne beaucoup plus par jour !

Elles ont également peur de déplaire au lover-boy ou proxénète, ou ressentent de la honte. Très souvent, les mineures ne tombent pas sous le coup de la prostitution par la violence physique, mais parce qu'elles sont séduites par un individu qui leur propose une activité lucrative et valorisante. La prostitution est banalisée et qualifiée positivement. Elle est vécue comme une activité glamour», une forme de réussite sociale, un métier comme un autre. Tout cela complique les enquêtes, puisque les prostituées ont des difficultés à coopérer, et leur prise en charge, puisqu'elles ne s'estiment pas victimes.

Tous les acteurs de cette prise en charge reconnaissent sa complexité. Les adultes sont d'abord sidérés par la provocation de ces jeunes qui affichent une logique économique, une affirmation de liberté, alors que nous savons qu'il s'agit d'une exploitation. Ils expriment leur isolement et leur besoin d'échanger pour adapter leur action préventive. Il faut à la fois instaurer un lien de confiance fort avec les adolescentes et parvenir à déconstruire leur langage qui promeut ces activités. Nous proposerons donc la création d'une structure départementale, à la fois un centre de ressources pour identifier tous les professionnels aidant à cette prévention et un lieu d'échange sur les situations, sachant que plusieurs approches peuvent être intéressantes. Je pense que les commissions départementales prévues par la loi sont de bonnes structures, mais elles ne sont pas spécialisées dans la prise en charge des mineures. Nous pourrions donc leur adosser une structure conjointe, puisque nous savons que nombre de prostituées mineures le resteront lorsqu'elles seront majeures. Il ne faut pas se priver de cet outil mais y adjoindre une structure annexe.

L'important, et le plus difficile, est de conserver le lien de confiance, et donc le langage adolescent, sans transiger sur la loi. Il faut leur rappeler que le client qui profite de leur corps est en infraction, ainsi que ceux qui les aident et organisent la prostitution. L'enfant victime doit être protégé. Les éducateurs et adultes responsables de cette prévention doivent rester sur cette ligne de crête. La loi protège.

Le phénomène est très inquiétant, mais sachez qu'il mobilise déjà beaucoup d'énergies sur le terrain. Il existe plusieurs expériences très intéressantes, notamment en Seine-et-Marne ou en Seine-Saint-Denis. Nous ne partons pas de rien, mais il reste urgent d'agir davantage encore. C'est pourquoi nous ferons des préconisations tous azimuts, dans lesquelles nous demanderons le renforcement de l'éducation à la sexualité, dont le contenu doit être beaucoup plus concret, une augmentation des effectifs dédiés à la lutte contre le proxénétisme, et la formation des professionnels. Encore aujourd'hui, il peut arriver dans certaines gendarmeries ou commissariats que des parents venant signaler la fugue de leur enfant en supposant qu'elle se prostitue s'entendent répondre que « c'est sa liberté ». Non ! Il n'y a pas de liberté à s'exposer, à se mettre en danger et à se perdre.

C'est la richesse de ce groupe de travail de pouvoir examiner toutes les pistes, de la prévention primaire à la prévention tertiaire, et le rôle de la loi civile et pénale. Il faut avant tout nommer les choses, surtout vis-à-vis de victimes qui considèrent qu'il s'agit d'une activité comme une autre ou de proxénètes qui prétendent que la victime est d'accord et qu'on aurait tort de ne pas en profiter.

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