Je tiens à vous remercier pour cette table ronde, parce que ce que j'entends me paraît fondamental. Il s'agit là d'un exposé global de la situation avec des personnes impliquées qui souhaitent que les choses avancent. Les préconisations que nous avons entendues rejoignent celles du HCE. Je salue Michelle Meunier, Maud Oliver et Laurence Rossignol et je les remercie pour leur combat. Cette loi est à la fois le fruit de parlementaires impliqués et d'un mouvement social et associatif. Madame Champrenault, vous avez indiqué un certain nombre d'éléments que j'avais pensé exposer. L'enquête que nous avons menée en Seine-Saint-Denis sur la prostitution des mineurs est très importante pour nous, et le fait qu'elle soit reprise par votre commission m'honore.
Je reprendrai quelques éléments plus précis de cette enquête, menée à partir de dossiers des juges des enfants, de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et de la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP). La première chose à dire est que le parcours de vie de ces jeunes filles a été marqué, pour 70 % d'entre elles, par des violences physiques et/ou sexuelles antérieures à l'entrée dans la prostitution. Les violences sexuelles, dans un cas sur deux, sont des viols, donc des cas extrêmement graves. Dans 72 % des cas, ces violences avaient été dénoncées aux autorités compétentes mais il n'y avait pas eu de suites judiciaires. Vous me permettrez de citer une mineure dont les propos m'ont beaucoup marquée : « Je ne comprends pas pourquoi il y a tout ce tralala quand je décide de vendre mon cul et qu'il ne s'est rien passé quand il me crachait dans la chatte. »
Cette parole est très forte parce qu'elle dit très clairement que cette enfant a été victime, qu'elle n'a pas été entendue lorsqu'elle a révélé les violences et qu'aujourd'hui, elle continue sur cette pente et ne comprend pas la réaction des adultes. Cela me conduit immédiatement à une première préconisation : permettre aux jeunes de révéler les violences subies. C'est la première et la meilleure des préventions.
Deuxièmement, dans cette étude, nous avons aussi constaté que ces mineures sont victimes des violences conjugales subies par leur mère, infligées par leur père ou leur beau-père. Cela concerne six mineures sur dix. Si nous voulons que les jeunes soient protégés de toutes sortes de violences, nous devons beaucoup mieux entendre et traiter la violence conjugale. Les premiers agresseurs, dans un cas sur deux, sont les parents ou beaux-parents de ces enfants. Voici un autre verbatim : « Je n'ai pas d'intimité. Je partage la chambre avec mon frère de 14 ans. Je peux acheter des vêtements neufs, sauf mes sous-vêtements. C'est mon père qui me les achète, et il tient à ce que je me change devant lui. Quand je n'obéis pas, il tient des propos blessants : «Tu ne sers à rien. Tu es une pute. Tu te feras tourner dans la cité. Tu nous empêches de vivre. Tu fais tomber notre image. La vie serait mieux sans toi.» Mon père est violent avec ma mère, et il m'arrive de détourner l'attention de mon père en l'énervant pour protéger ma mère des coups. »
Je donne ces verbatim parce qu'il est important que chacun se représente bien ce dont nous parlons.
Par ailleurs, la plupart de ces mineures ne reçoivent pas de soins en psychologie ou psycho-traumatologie. Je cite une autre jeune femme, qui décrit son quatrième viol : « Y. m'a dit : «Laisse-toi faire. Personne ne saura.» Là, mon cerveau s'est mis en veille. Je savais plus. Je me disais : «un viol de plus ou de moins, ça va pas changer ma vie». Mon corps est présent, mais mon cerveau ailleurs. Je suis tellement tétanisée. Je sais seulement dire non, je sais pas me défendre. »
Ces propos décrivent parfaitement le phénomène de dissociation que nous connaissons dans le psycho-traumatisme. C'est pourquoi nous sommes en train de mettre en place, avec le Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, une prise en charge spécifique pour les jeunes de l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Nous pouvons largement progresser sur ce plan.
Comment peut-on s'investir scolairement lorsqu'on a vécu autant de violence ? Le désinvestissement scolaire est un signal d'alerte très fort, qu'il faut absolument prendre en compte, comme la fugue d'ailleurs. Ils indiquent un mal-être, même si tout ne relève pas de la violence sexuelle. Toutes les violences subies doivent être reconnues comme telles.
Nous avons repris le « système agresseur », que nous connaissons bien dans le cadre des violences conjugales, et l'avons adapté aux jeunes victimes de prostitution. Le premier élément est l'isolement de la victime par rapport à sa famille, ses amis, les institutions - dont l'école -, ce qui l'empêche de trouver de l'aide. Vient ensuite la mise en place de l'emprise. L'agresseur capte la confiance de la victime, la place sous dépendance affective tout en la dévalorisant et en l'humiliant. Le lover-boy dont nous parlons est un type de proxénète qui installe son emprise sur la victime en lui faisant croire qu'ils partagent une relation amoureuse afin de lui imposer des actes sexuels. Nous avons ensuite une inversion de la culpabilité, il fait croire à la victime que c'est elle qui souhaite cette situation. Elle a l'impression d'en être à l'initiative alors qu'elle est mise sous emprise, ce qui est différent. Le concept de « michetonnage » met l'accent sur la responsabilité de la jeune fille dans le processus et contribue à cette inversion de la culpabilité. Les jeunes utilisent ce terme. Nous devons réussir à déconstruire cette stratégie de l'agresseur de mise sous emprise de la victime. Le lover-boy ou le proxénète font taire leur victime en lui faisant croire qu'elle désire et qu'elle est responsable de ce qui lui arrive. Je reprendrai ici la comparaison avec la grenouille : si vous la plongez d'un coup dans l'eau bouillante, elle en sort immédiatement, alors que si vous la plongez dans l'eau tiède et augmentez doucement la température, elle y reste. Cela illustre bien le phénomène d'emprise. Les jeunes restent non pas parce qu'elles le souhaitent, mais parce qu'elles n'ont pas repéré dès le départ de quoi il est question. Plus elles sont enkystées dans la situation, plus il est difficile d'en sortir.
Face à cette situation, nous avons créé fin 2019, à Bagnolet, un lieu d'accueil et d'orientation pour les jeunes de 15 à 25 ans victimes de toutes violences, pas seulement de prostitution. Nous savions que notre intuition était bonne, mais le fort développement de ce lieu nous surprend. 81 % des filles qui le fréquentent ont été victimes de violences intrafamiliales, 44 % de viols ou agressions sexuelles, 32 % de violences conjugales et 9 % de prostitution. Les violences subies par les jeunes sont donc extrêmement importantes et nous interrogent. Parmi les violences subies, nous comptons 94 % de violences psychologiques, 75 % de violences physiques et 58 % de violences sexuelles, ce qui est énorme. Ces filles cherchent de l'aide et il faut qu'elles en trouvent.
J'en reviens à ma première préconisation. Lorsque des violences sont révélées, il faut véritablement croire les victimes et appliquer le principe de précaution, c'est-à-dire les protéger. La meilleure prévention consiste à permettre de dénoncer les violences. La formation des professionnels a été évoquée. J'ajouterai qu'il faut questionner les jeunes sur les violences qu'elles ont subies. Elles nieront peut-être, mais elles sauront que nous sommes capables de les entendre et elles en parleront lorsqu'elles seront prêtes à les révéler. Le questionnement systématique, préconisé par la Haute autorité de santé (HAS), me paraît fondamental.
Enfin, il est absolument indispensable de disposer de lieux où mettre à l'abri ces jeunes femmes. Il faut créer, au niveau national, des structures d'accueil et d'orientation sur le modèle de celle que nous avons créée en Seine-Saint-Denis, puisqu'elle fonctionne.
La société commence à mieux comprendre le phénomène de prostitution des mineurs. Les affaires de violences sexuelles sont classées sept fois sur dix, ce qui ne peut que nous inquiéter. Nous devons prendre appui sur cette prise de conscience sociale et institutionnelle pour avancer.
Je laisse la parole à mon collègue Édouard Durand.