Je ne sais pas si l'on peut dire que la prostitution des mineurs est un phénomène nouveau. Madame Meunier, vous avez évoqué « le plus vieux métier du monde » pour déconstruire la stratégie des agresseurs. Ce qui est nouveau, c'est la conscience collective de ce phénomène et la conscience de devoir s'interposer entre les enfants et les prédateurs qui commercialisent leur sexe. C'est aussi ce qui nous laisse profondément démunis.
J'étais juge des enfants à Marseille lorsque j'ai compris ce qu'était la prostitution des enfants. J'ai vu une petite fille de 14 ans, dont j'étais le juge, se prostituer au pied de mon domicile. J'étais complètement démuni. Pourtant, environ un an auparavant, le directeur de la maison d'enfants m'avait fait part de son inquiétude, disant : « Dès que quelqu'un lui sourit, elle le suivrait au bout du monde. » Il me faisait comprendre que c'était une proie vulnérable parce qu'elle avait un système d'attachement insécure, ce qui rejoint l'expérience de la violence.
Ernestine Ronai a cité une jeune fille dont je me suis occupé à Bobigny, qui a été victime d'un viol collectif dans une cave. Ce qui la révoltait le plus, c'est qu'elle croisait ses violeurs tous les jours devant chez elle. Ils n'ont pas été inquiétés alors qu'elle a été entendue à plusieurs reprises par la police dans le cadre d'une enquête. Eux aussi, peut-être. J'ai aussi eu à juger une jeune fille poursuivie pour des faits de vol parce qu'une prétendue amie l'avait conduite chez un homme - plutôt âgé - et qu'elle avait volé ses affaires. Dans l'intervalle, cet homme l'avait violée et avait donné un billet de 50 euros à cette « amie ». Elle était poursuivie pour vol alors qu'elle était victime de viol.
Je suis absolument d'accord avec Madame la procureure générale près la cour d'appel de Paris. Bien sûr, nous sommes démunis. Je le suis moi-même. Si je dois parler, comme juge des enfants, de la prostitution des enfants, je parlerai essentiellement de mes échecs et de la difficulté à réussir à protéger. Je vois toutefois quelques possibilités de protéger. Le risque est d'inverser la culpabilité. Il est plus facile de dire que les jeunes filles victimes de prostitution souhaitent de l'argent facile.
Pour relever quelques bonnes pratiques, il existe tout d'abord ce que j'appelle les pratiques de « bas seuil ». Je me souviens d'une éducatrice de l'ASE de Seine-Saint-Denis qui donnait rendez-vous dans les stations de métro à la jeune fille dont parlait Ernestine Ronai. Pendant plusieurs mois, elle adoptait une pratique professionnelle éloignée de ses standards habituels pour parvenir à créer un lien de confiance avec une jeune fille qui ne pouvait plus faire confiance à l'adulte de façon générale parce que personne ne l'avait protégée du viol qu'elle avait subi dans une cave.
L'autre bonne pratique est celle du protocole instauré en Seine-Saint-Denis par le conseil départemental, le tribunal, les services associatifs habilités pour les mesures d'Action éducative en milieu ouvert (AEMO) et l'Amicale du Nid. Au bout du compte, peut-être que tout est une question de moyens. Madame la présidente, recommandez que des moyens soient donnés à tous les départements pour que de tels protocoles existent ! Les professionnels de protection de l'enfance classiques étant démunis, l'idée a été d'augmenter la compétence en faisant intervenir une référente de l'Amicale du Nid afin de repérer les victimes, d'adapter les pratiques et d'ajuster le suivi en milieu ouvert.
La question des placements se pose, parce qu'ils sont pensés comme des lieux de protection mais sont aussi des lieux de dangers, voire de recrutement ou d'exercice de la violence prostitutionnelle. Cela conduit parfois les professionnels de la protection de l'enfance à dire qu'il vaut mieux laisser l'enfant victime de prostitution dans sa famille, où il est pourtant victime de violences dans 80 % des cas. Peut-être pourrions-nous imaginer des lieux de mise à l'abri immédiate, hors des standards de la protection de l'enfance. Il peut arriver que la jeune fille que l'éducatrice a rencontrée pendant des mois dans des stations de métro pour gagner sa confiance dise, un jour, qu'elle est épuisée et qu'elle souhaite que ça s'arrête. Cette volonté peut ne durer qu'une heure avant que l'agresseur renoue son emprise. C'est le temps dont nous disposons pour l'accompagner à plusieurs kilomètres de là, dans une famille d'accueil ou dans un lieu de vie spécialisé dans l'accueil d'enfants victimes de prostitution.
Je vois la prostitution des enfants comme une vulnérabilité, compte tenu des violences subies, et aussi comme une conduite dissociante. Ce n'est pas qu'elles aiment l'argent, mais elles ne pensent plus, pendant quelques instants, à toutes les violences traumatiques qu'elles ont subies. Comment voulez-vous qu'un enfant cesse une conduite dissociante si l'on ne traite pas le trauma ? C'est une question de volonté et d'argent. Il faudra former les médecins, vérifier leur spécialisation, et permettre qu'ils rencontrent les victimes sans les délais actuels d'attente des centres médico-psychologiques (CMP).
Pour conclure, je souhaite revenir sur le contexte dans lequel vous intervenez et sur le rôle éminent qui est le vôtre, Mesdames et Messieurs les parlementaires. Vous évoquez la protection des enfants et les enfants victimes de prostitution, un phénomène qui n'est pas nouveau mais qui s'inscrit dans un impressionnant contexte de déconstruction de la société. Des poussées libérales extrêmement déroutantes déconstruisent les fondamentaux qui structurent la société. Elles passent toujours par le compassionnel. Je crois que vous représentez le point de résistance, alors que vous êtes écrasés par des lobbies qui vous culpabilisent et qui détournent des valeurs, principalement la liberté et la dignité.
Face à cela, je rappelle la loi de 2016 qui nous réunit. J'en profite pour saluer Mme Meunier et Mme Rossignol, qui ont soutenu une autre loi en 2016, celle de la protection de l'enfant, qui a rappelé les besoins fondamentaux des enfants et notamment le méta besoin de sécurité. Je rappelle aussi, Madame la présidente, que vous honorez une proposition de loi portant votre nom, actuellement en cours de débat, qui fixe un seuil d'âge en dessous duquel toute perpétuation d'un acte sexuel d'une personne majeure sur un enfant est considéré comme un viol. Même si l'on peut réduire la fameuse clause Roméo et Juliette de cinq à quatre ans, il importe qu'elle soit toujours écartée lorsqu'il s'agit de prostitution. Je m'en réjouis.
Vous avez beaucoup parlé d'éducation à la sexualité. Il est bon d'en parler, mais à condition de vérifier son contenu parce que c'est un sujet politique, comme tout dialogue avec les enfants. Toute école vous dit qu'elle agit, mais nous ne vérifions jamais le contenu. Or l'éducation à la sexualité, si elle est mal conduite, peut entraver le développement des enfants ou le fragiliser. Bien que nous adressant à des enfants, nous devons parler un langage d'adulte structuré par rapport à la loi, et ne pas nous immiscer dans l'intimité de l'enfant et dans son développement en parlant de manière impropre des pratiques sexuelles.
Je me souviens de ce que disait Laurence Rossignol, à savoir que les « grandes entreprises Internet » disposent de moyens financiers considérables et de moyens technologiques illimités, mais que nous n'avons jamais assez de compétences techniques et de moyens financiers pour limiter les risques qu'elles génèrent dans les rapports humains. Il me paraît essentiel de le rappeler dans le contexte de la prostitution des enfants.
Vous ne pouvez ignorer que, dans ce mouvement de déconstruction, nous assistons à une puissante volonté de démembrement de la minorité. Un enfant reste un enfant jusqu'à 18 ans. À chaque fois que nous invoquons un seuil de majorité en deçà de 18 ans, c'est tout le dispositif de protection des enfants que l'on fragilise. Il n'y a pas de majorité sexuelle à 15 ans. Il ne doit pas y avoir de majorité pénale avant 18 ans. Une société s'honore à juger spécifiquement ses enfants. Il n'existe pas de majorité civile avant 18 ans, de pré-majorité ou de majorité négative. Ces notions déconstruisent le regard que nous portons sur les enfants, qui relève d'un ordre public de protection.
J'aimerais enfin revenir sur le problème des assistants sexuels, parce que c'est par ce biais que l'on va chercher à vous culpabiliser, Mesdames et Messieurs les parlementaires, pour faire revenir la prostitution par la fenêtre après que vous l'avez chassée par la porte. Vous savez ce que dit Péguy dans la Note conjointe : « Chaque monde sera jugé sur ce qu'il aura considéré comme négociable ou non négociable. »