Nous faisons en partie le même métier, en tâchant de répondre à cette question : quelle est la bonne échelle temporelle de l'action politique ? Nous constatons, pour le déplorer, que le temps s'est considérablement raccourci en démocratie médiatique. La Chine réfléchit à trente ans, nous à trente jours, tant la pression de l'actualité est forte et irrésistible. Lorsque vous exercez des responsabilités, vous n'avez guère d'autre choix que de vous préoccuper d'améliorer votre image immédiate. En réalité, la devise du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » n'a jamais été aussi effective qu'aujourd'hui, mais la temporalité empêche de réfléchir sur la véritable échelle de l'action. C'est pourquoi j'ai, depuis longtemps, milité pour la restauration d'un Plan, l'idée du général de Gaulle et de Jean Monnet. Je vous invite à regarder de près le plan de la Chine, qui porte à trente ans, avec des objectifs chiffrés, précis et un calendrier qui articule parfaitement les étapes.
Longtemps, cette idée a été minoritaire, puis l'épidémie a prouvé les effets néfastes de notre impréparation, au point que nous nous sommes trouvés menacés de rupture pour bien des médicaments. Les Français ont découvert, stupéfaits, cette dépendance, ils ont constaté ce qu'il en était devenu de notre souveraineté. Le Président de la République a voulu remettre l'idée à l'ordre du jour, et il me l'a confiée - j'étais loin de l'imaginer pour mon avenir personnel.
Notre travail consiste à mettre en évidence ces grandes lignes d'évolution et à définir des stratégies. Notre première note a voulu répondre à cette question simple, mais que personne ne se posait : et si le covid-19 durait ? Notre intuition, c'est que l'épidémie change en profondeur des tendances lourdes de notre société, qu'elle fait en particulier apparaître une demande nouvelle de nos concitoyens pour que la croissance exponentielle des échanges cesse de consommer toujours plus d'espace, que notre vie quotidienne cesse d'aller s'approvisionner toujours plus loin, au point de nous rendre tout à fait dépendants des autres. Je pense aussi aux changements d'habitudes sociales, aux modes de vie, par exemple le fait qu'on ne s'embrasse plus, qu'on ne se visite plus, qu'on ne voyage plus, le fait que les grandes unités urbaines suscitent désormais plus d'inquiétudes alors qu'elles étaient un aimant - tout cela est en cours de changement, sur le plan anthropologique même. Les êtres humains étaient dans la confiance, l'épidémie crée une réticence, un soupçon, la première question qu'on se pose désormais est de savoir si l'on est vacciné, demain ce sera de savoir si l'on aura son pass sanitaire. C'est tout cela que nous avons voulu mettre en perspective dans notre première note stratégique.
Nous avons fait ensuite une note sur notre approvisionnement en médicaments, sur les secteurs où nous avons perdu toute souveraineté - avec cette question sous-jacente, que je trouve pour partie tragique : comment notre grand pays a-t-il laissé, pendant trente ans au moins, filer et déménager autant de compétences ? J'hésite à parler d'ultra-libéralisme, mais tout s'est passé comme si l'idée était que l'intérêt général n'était rien d'autre que la somme des intérêts particuliers des entreprises. De très grands secteurs technologiques nous ont ainsi échappé, avec l'assentiment implicite des pouvoirs publics.
Nous avons aussi fait une note sur la dette, en distinguant la dette liée à l'épidémie de covid-19, qui couvre les dépenses auxquelles nous avons dû faire face, un peu comme la dette de guerre tient aux nécessités de se défendre - et une autre dette, celle qui est liée à la reconquête de la production. La France s'est bâtie autour d'une langue et d'un État, certes, mais aussi de son contrat social, de la solidarité que l'on se doit les uns aux autres ; or, notre contrat social, qui est le plus généreux au monde, est-il encore soutenable : avons-nous encore les moyens de le financer ? En réalité, on trouve vite ce résultat : pour continuer, il faut reconquérir les secteurs de production que nous avons abandonnés, car là résident les emplois, les richesses qui soutiennent le contrat social. Et la réalité, aussi, c'est qu'après des décennies où nous avons emprunté pour le fonctionnement et pas pour l'investissement, il faut un plan Marshall financé par notre propre effort - c'est ce que j'ai proposé avec un différé d'amortissement de dix ans pour se lancer avec confiance dans la reconquête de notre appareil productif, industriel, agricole et de service. J'avais envisagé 250 milliards d'euros, un montant équivalent aux plans de relance américains actuels.
Nous avons travaillé aussi sur l'énergie. On entend beaucoup parler de décarbonation, l'idée étant que les émissions de gaz à effet de serre sont le principal facteur du réchauffement climatique et qu'il faut en conséquence basculer vers l'utilisation la plus large possible de l'électricité, en particulier pour la mobilité. Le Haut Conseil pour le climat (HCC) affirme même qu'il faut électrifier toutes les voitures individuelles d'ici à vingt ans. Je crois avoir une certaine expérience des mobilités dites « propres », j'ai créé à Pau la première ligne au monde de transport en commun à hydrogène ; elle fonctionne très bien, mais il y a un enjeu fort sur les conditions de production du carburant, car si la production d'hydrogène n'est pas décarbonée, il n'y aura pas de progrès. En conséquence, il faut développer les énergies renouvelables, mais comme celles-ci ne sont pas prévisibles, puisqu'elles dépendent du vent et du soleil - sauf l'hydroélectricité, mais qui ne représente que 12 % de la production -, nous devons pouvoir compter sur une énergie propre et maîtrisable, j'ai nommé l'énergie nucléaire.
Or, l'électricité nucléaire que nous produirons dans trente ans dépend de la décision que nous prenons aujourd'hui. L'analyse montre surtout que nous ne prenons pas ces décisions qui sont en réalité urgentes, et que nous allons connaître un effet « falaise », un effondrement brutal de nos capacités à produire de l'énergie décarbonée par le nucléaire et que nous devrons nous résoudre alors à ouvrir de nouvelles unités qui seront, elles, carbonées.
Nous avons, aussi, examiné les questions démographiques. La France, premier pays européen pour le dynamisme démographique, voit sa natalité fléchir depuis six ou sept ans, et en regardant les choses de plus près, on voit que le recul a suivi de près des décisions sur les allocations familiales. Or, à l'échelle mondiale, les écarts démographiques entre pays riches et pays pauvres se creusent. Selon les spécialistes, la population de l'Afrique va doubler, voire tripler dans les vingt-cinq prochaines années, et nous savons que l'humanité ne peut vivre longtemps sans heurts avec de telles disproportions.
Toutes ces données nous conduisent à regarder différemment les politiques familiales, nous comprenons mieux l'importance qu'ont eue dans notre démographie, dans notre histoire, les mesures qui ont permis aux femmes de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, les politiques d'aides pour les crèches, pour l'école maternelle. Nous savons aussi que le dynamisme démographique tient à un certain optimisme - on en a eu une démonstration a contrario, quand le premier confinement n'a pas entrainé le baby-boom qu'avaient un peu vite pronostiqué quelques observateurs naïfs, tout simplement parce que le pessimisme devant l'épidémie l'avait emporté.
Nous travaillons actuellement sur les innovations de santé, nous allons cartographier les dispositifs médicaux pour mesurer notre dépendance, notre vulnérabilité, et nos domaines de souveraineté possible. Nous allons travailler sur l'eau, ainsi que sur la reconquête des secteurs que nous avons abandonnés.
Quels sont nos moyens ? C'est très vite vu : je dispose de sept emplois en équivalent temps plein, et je suis, pour ma part, intégralement bénévole, sans salaire, ni notes de frais, ni secrétariat. J'ai fait ce choix, car notre époque est tant focalisée sur les privilèges, les avantages et les facilités qu'il m'a semblé qu'un autre choix compromettrait le fond de mes propos.
Les rapports que produisent les institutions sont innombrables, toujours très sérieux, mais leur usage ne suit pas, ce sont autant de mines abandonnées ; nous avons choisi de les mettre en action, notamment en lien avec France Stratégie. Mon travail consiste à dégager les lignes stratégiques et à les communiquer à l'opinion, cela passe bien sûr par la communication avec le Parlement et avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Je rapporte aussi directement au Président de la République.