Intervention de Xavier Pasco

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 2 juin 2021 à 10h05
Les enjeux stratégiques du spatial — Audition de Mme Isabelle Sourbès-verger chercheur au cnrs et de M. Xavier Pasco directeur de la fondation pour la recherche stratégique frs

Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) :

J'essaierai de me centrer sur les grands constats. L'intensification de l'activité en orbite constitue le fait majeur de ces dernières années. Dans tous les domaines, civil, commercial et militaire, nous assistons à une intensification jamais vue auparavant. 1 271 satellites ont ainsi été lancés en 2020. Pour le seul mois de mars 2021, plus de satellites ont été lancés que pendant toute l'année 2016.

La part des Etats-Unis reste prépondérante. Sur 3 300 satellites opérationnels en orbite, 1 900 sont, en effet, américains. La Chine en compte 412, la Russie un peu plus de 170. La place du New Space est majeure, marquant la rencontre du monde spatial avec celui du numérique. 35 % des satellites opérationnels en orbite aujourd'hui sont ceux de SpaceX. Si l'on considère les satellites de plus de 50 kg, c'est plus de 55 %. Ces évolutions s'inscrivent dans un environnement de rapports de force, sur les plans civil, commercial et militaire. L'activité spatiale est partie prenante de postures politiques. Je voudrais insister sur deux points principaux : les évolutions des usages militaires de l'espace, et la convergence entre technologies spatiales et technologies de l'information, donnant lieu à des concurrences vives, très structurantes. Ces développements commerciaux ont aussi des impacts en matière de sécurité et de défense.

Le lien entre espace et défense s'est constamment renforcé au cours des années. En France, la dépendance des forces armées vis-à-vis des systèmes spatiaux est ainsi croissante. Ceci mérite un bref retour historique. L'espace est, en réalité, né du militaire et du fait nucléaire, avec la nécessité pour les deux blocs de gérer une relation nouvelle, stratégique et bipolaire, en se surveillant mutuellement. Ceci a entraîné la constitution d'une industrie très puissante, aux Etats-Unis et en Union soviétique, avec la poursuite patiente de programmes spatiaux très coûteux, qui se sont constamment améliorés au fil du temps : c'est ce que j'appelle « l'espace stratégique ».

A l'occasion du changement de contexte stratégique, il est devenu évident que l'espace pouvait aussi servir sur le champ de bataille. Les systèmes spatiaux sont devenus des conditions sine qua non pour faire fonctionner nos armées modernes. La première guerre du Golfe a ainsi marqué l'avènement de l'espace au service du champ de bataille, « l'espace opératif », avec les munitions guidées par GPS, la possibilité de suivre des missiles à courte portée et des cibles mobiles. L'espace est entré, au-delà de l' « espace stratégique », dans une ère d'utilisation opérationnelle, avec un impact sur la stabilité du milieu spatial lui-même. L'espace peut désormais être perçu comme une cible.

Après les attentats de 2001, l'espace est également devenu un outil de sécurité, au-delà du seul fait militaire, avec l'idée d'un « espace sécuritaire ». L'espace constitue, pour un certain nombre de grandes puissances, à commencer par les Etats-Unis, une vulnérabilité, une infrastructure critique, un national vital interest pour reprendre la terminologie américaine.

Nous arrivons ainsi à une quatrième ère, celle de « l'espace contrôlé », avec l'idée de développer des moyens, des systèmes, éventuellement des outils juridiques permettant de protéger les satellites et d'obtenir une image de la situation spatiale. Cette dynamique militaire, propre aux États-Unis, commence également à se développer dans d'autres pays. La maîtrise de l'information est cruciale pour l'efficacité de l'outil militaire. A ce titre, les moyens spatiaux jouent un rôle clef, que ce soit pour la collecte de données, leur transmission ou leur dissémination. L'espace devient ainsi une infrastructure critique concurrentielle qui doit être protégée.

Par ailleurs, on assiste à une convergence accélérée entre des moyens spatiaux de moins en moins chers, de plus en plus industrialisés, et une industrie du numérique, génératrice de revenus et de ressources pour le spatial, trouvant dans le spatial un outil à son service. Là encore, l'optique est très américaine, mais pas seulement. Les technologies spatiales empruntent de plus en plus à une culture extérieure à la communauté spatiale. C'est ce que l'on appelle le « New Space » aux Etats-Unis. Il s'agit d'abord de la rencontre de processus technologiques, de modes d'industrialisation et d'exploitation commerciale nouveaux. C'est aussi l'utilisation de méthodes, de technologies et d'équipement développées pour partie en dehors du secteur spatial. Ce concept matérialise la rencontre entre le spatial et le digital.

Cette évolution est structurante et productrice d'un cadre général de fonctionnement de nos sociétés modernes, dans l'industrie et les usages, générateur de normes et de régulations, dont le poids politique est important dans les rapports de force internationaux. Il est, à cet égard, impossible de ne pas citer les Etats-Unis, même si d'autres puissances peuvent partager la même ambition. Nous pouvons par exemple nous interroger sur la façon dont la Chine aborde cette question, que ce soit pour sa sécurité nationale ou pour son développement économique. L'espace peut trouver dans ce secteur aval de haute valeur ajoutée des ressources et des financements, comme en témoignent les accords récents entre les entreprises du New Space et les GAFA, à l'instar de l'accord entre SpaceX et Google sur le cloud.

La domination américaine est importante sur ces marchés, qui dopent l'espace, avec une convergence d'intérêts entre secteur privé et objectifs gouvernementaux. Il ne faut pas penser qu'il s'agit simplement d'une privatisation de l'espace ; ce mouvement s'inscrit dans des objectifs politiques plus larges, qui sont des objectifs normatifs et qui ont trait à la construction des rapports de force. Ce mouvement date en réalité de plus de 20 ans, avec la reconversion de cet investissement public considérable dans le domaine militaire pour en faire un outil commercial, un outil de compétitivité industrielle, un outil de soutien à l'industrie de l'information alors naissante dans les années 1990/2000. Les graines qui ont été semées à cette époque sont à l'origine du New Space et de ces nouvelles entreprises qui ont construit avec l'acteur public un rapport nouveau fondé sur un bénéfice mutuel. Opposer acteurs privés et acteurs publics serait une erreur.

Ces évolutions bouleversent le jeu actuel et mettent l'accent sur l'industrialisation, avec des volumes d'activité inédits et une industrie aval puissante capable de valoriser ces investissements. Le regard porté sur l'espace s'est élargi et s'est décalé, l'espace étant désormais vu comme une infrastructure ou une commodity parmi d'autres, au service d'une économie plus large. Ceci induit de nouvelles approches, mais également une recomposition du secteur industriel.

Dans ces conditions, que ce soit à propos de l'espace militaire, du développement de la concurrence ou de la mise en place de nouvelles règles, se pose la question de la coexistence des acteurs. Ce surcroît d'activité inédit implique en effet un partage à repenser. Certains parlent de « Far West », avec des industriels qui avanceraient dans les interstices du droit. Le droit n'a toutefois jamais vraiment pensé certains concepts comme les méga-constellations. SpaceX compte par exemple d'ores et déjà plus de 1 600 satellites et vient d'obtenir le droit de placer en orbite plus de 4 000 satellites. Se pose, également, de ce fait, le problème des interférences électromagnétiques.

Au niveau étatique, l'espace reste un bien commun partagé. La sûreté des moyens spatiaux est, en effet, une sûreté collective : si l'un des acteurs produit un débris, tous en pâtiront. Des sujets comme la gestion du trafic spatial ou Space Traffic Management (STM) nécessitent une réflexion sur la conception des satellites elle-même, leur utilisation, la gestion de leur fin de vie, ainsi que la conduite des opérations de « rendez-vous de proximité ». Des industriels envisagent en effet désormais des services de réapprovisionnement en carburant ou même de réparation en orbite. Ceci implique des mouvements de satellites, avec des satellites de plus en plus petits, de plus en plus difficiles à détecter, de plus en plus manoeuvrant et qui pourront mener des actions de plus en plus élaborées. Ces évolutions mettent également au pied du mur la communauté internationale, qui a besoin de gérer collectivement ce milieu. Sur ce point, le pays qui imposera sa propre régulation en tirera évidemment bénéfice.

Aujourd'hui, en termes de sécurité, les discussions n'avancent pas très vite. Les grands pays sont arc-boutés sur leurs positions. La Chine et la Russie défendent l'idée d'un traité nouveau qui interdirait notamment le déploiement d'armes dans l'espace. Les Etats-Unis sont favorables pour leur part à un code de bonne conduite, moins formel, et à plus de transparence. Pendant ce temps, les systèmes spatiaux se mettent en place, les objets se multiplient, et la frontière entre activité civile, activité gouvernementale et militaire est de plus en plus floue. Pour la France, l'enjeu est important : il s'agit de bien comprendre la situation spatiale, notamment la situation de ses propres satellites, afin de prévenir toute action hostile.

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