Je présenterai un point de vue complémentaire : étant géographe, je travaille sur la façon dont le milieu spatial est occupé, ainsi que sur la situation des différents pays du club spatial et le sens qu'ils accordent à ces activités.
Non seulement le spatial a un lien historique avec le secteur militaire, à l'origine du développement des missiles et des satellites, mais il est aussi facteur de prestige pour les États sur la scène internationale. L'ère grandiose stoppée pour l'Union soviétique par la conquête lunaire est encore un élément important dans l'image que la Russie a de son rôle comme grande puissance. Le spatial constitue encore pour elle un marqueur très fort de son image internationale. De la même façon, les Etats-Unis ne se sont jamais vraiment remis du point d'orgue extraordinaire qu'a constitué la marche sur la Lune. Dans le cadre du programme Artemis, qui vise à mettre en place une base en orbite autour de la Lune avant de s'y installer, les États-Unis ont l'ambition de faire marcher une femme ou une personne de couleur sur la Lune et d'y développer une activité. Le programme « Artemis » est le jumeau d'Apollo, en référence à la mythologie.
Si le premier lancement d'un satellite chinois date de 1971, le développement d'une industrie spatiale et de compétences chinoises est plus récent. Le spatial chinois fonctionne sur la base de plans quinquennaux, l'ambition étant de devenir une des premières grandes puissances spatiales, de faire partie du club au plus haut niveau. Nous évoquons beaucoup en Occident la Chine comme une menace potentielle. Quant à elle, elle met en avant le fait qu'elle a toujours été exclue des coopérations internationales, ce qui est un fait, en raison du refus de tout transfert technologique par les Américains, pour justifier le développement de son autonomie spatiale. De fait, la présence aujourd'hui sur Mars de deux rovers, le rover américain et le rover chinois, accrédite l'idée de deux grandes puissances. Les deux rovers sont de nature très différente, mais la réussite chinoise témoigne néanmoins d'une expertise technologique remarquable, alors qu'une mission sur deux vers Mars est un échec.
Le volet militaire, avec le développement de forces spatiales, doit également être examiné. En France, l'exercice d'entraînement « AsterX » témoigne de l'idée que l'espace peut être un lieu d'affrontement et qu'il faut s'y préparer sous l'angle de la défense active. Les Américains réfléchissent plutôt, quant à eux, en termes de contrôle de l'espace.
Des expérimentations nouvelles, en vue d'exploiter par exemple les ressources potentielles d'un astéroïde, sont également lancées. Au-delà du volet scientifique, avec des missions comme Rosetta, ou le retour d'échantillons par les Japonais, l'idée que l'on pourrait exploiter les ressources célestes progresse. Néanmoins, amener ces ressources sur Terre coûterait extrêmement cher. Il pourrait s'agir plutôt d'une exploitation au profit de bases situées dans l'espace. L'exploitation des ressources de la Lune ou d'astéroïdes implique que des activités industrielles soient menées dans l'espace et que l'homme puisse vivre et travailler dans ce milieu.
Le lancement par Elon Musk de SpaceX, avec David Bowie et un véhicule Tesla, illustre une stratégie de communication très impressionnante et témoigne d'une culture industrielle distincte de celle du secteur spatial traditionnel. Si l'on adopte une vision plus terre à terre, le fait d'envoyer une Tesla dans l'espace n'aboutit qu'à produire un débris supplémentaire... mais la communication de SpaceX a atteint le monde entier, et même les Chinois prennent le modèle américain pour horizon.
Les enjeux traditionnels de la conquête spatiale demeurent néanmoins. L'Iran, qui est une puissance spatiale depuis 2009, la Corée du Nord, depuis 2012, et la Corée du Sud, depuis 2013, mettent en avant ces enjeux d'image, de souveraineté et de représentation internationale. La mission des Émirats Arabes Unis autour de Mars en est également l'illustration. Toutefois, les EAU ont été qualifiés de « puissance spatiale », alors qu'une puissance spatiale se définit par le fait de disposer de son propre lanceur, de le tirer depuis son territoire ou depuis une base contrôlée, et d'être en mesure de fabriquer ses propres satellites. Les Émirati ont, en réalité, constitué une équipe scientifique internationale, qui a travaillé en collaboration avec des universités américaines. Ils ont, en outre, acheté un lancement sur un lanceur japonais. La distinction entre puissance spatiale et activité spatiale semble ainsi s'estomper, grâce aux efforts de communication très impressionnants déployés par certains acteurs.
Le développement par la Chine de sa station spatiale mérite également d'être évoqué. En Chine, il n'y a pas de politique de stop-and-go. L'ambition est très claire : la Chine souhaite être présente sur l'ensemble des activités spatiales. Elle connaît néanmoins aussi des retards, par exemple dans la mise en oeuvre de sa station spatiale. Les réalisations chinoises sont remarquables mais finalement relativement normales, pour une grande puissance disposant de moyens importants. La station chinoise ne sera pas comparable à l'ISS. Elle sera similaire à la station Mir d'avant les années 2000. Néanmoins, cette station sera en fonctionnement au moment où l'ISS s'interrompra. Les plans de Donald Trump en vue d'une reconquête de la Lune en 2024 paraissent compromis. Dès lors, la Chine devrait inviter des pays tiers à utiliser sa station. Je ne sais pas si Thomas Pesquet apprend déjà le chinois mais, de fait, un astronaute a besoin de s'entraîner, d'acquérir de la compétence et de l'expérience.
Les lancements de satellites restent aujourd'hui très majoritairement américains, traduisant l'hyperpuissance spatiale américaine. La question pour les Européens est de déterminer si les Américains dictent la future norme et l'objectif, ou si leurs modes de fonctionnement sont simplement la manifestation d'un écosystème profondément différent du nôtre. SpaceX, à l'origine d'un projet de constellation comprenant entre 10 000 et 40 000 satellites, vit de l'achat par les Etats-Unis de ses lanceurs pour des missions gouvernementales, civiles et militaires. Aucun industriel au monde ne bénéficie d'un tel soutien, pas même les industriels chinois, qui sont encore aujourd'hui des entreprises d'Etat. On a ainsi une coexistence de modèles complètement différents.
En termes de budget, les Etats-Unis disposent d'environ 50 Mds$ par an, l'Union européenne de 12 ou 13 Mds$. La Chine n'a pas de budget spatial officiel pour des raisons tenant à son organisation, mais son budget est sans doute désormais comparable au budget européen. Le budget de la Russie s'élève à 4 à 5 Mds$, tout comme celui du Japon. Le budget de l'Inde est de près de 2 Mds$. Au total, par rapport au PNB, la place du spatial est particulièrement importante aux Etats-Unis et en Russie. Quels sont toutefois les résultats concrets obtenus avec ces budgets ? Les Russes montrent que l'on faire beaucoup avec des budgets modestes - auxquels il faudrait toutefois ajouter les revenus des lancements de Soyouz - mais en ayant des activités différentes, plus rustiques. La voie chinoise est, à cet égard, intermédiaire. La Chine entend, en effet, éviter la démesure des investissements américains, tout en se positionnant sur des projets plus modernes que la Russie. L'écart entre les Etats-Unis et le reste du monde est néanmoins tout à fait marquant.
En termes de lancements, la préférence nationale prévaut généralement. Tous les satellites russes ont ainsi été lancés en Russie. Pour les Etats-Unis, en revanche, des satellites sont lancés par la Russie, l'Europe ou même, à une époque, la Chine (Iridium). Jusqu'en 2015, l'Europe utilisait ses propres lanceurs ; le développement des petits lanceurs devrait entraîner des fragmentations nationales. Le spatial reste en effet couplé à des enjeux nationaux, ce qui explique les difficultés constatées au niveau européen. Plusieurs enjeux pourraient toutefois être pris en compte au niveau européen, en particulier la gestion du trafic spatial et la surveillance spatiale, qui consiste à identifier l'ensemble des satellites et leur nationalité. Aujourd'hui, seuls les Etats-Unis, et dans une moindre mesure la Russie, sont capables de savoir à qui appartiennent les différents satellites et quelles sont leurs orbitographies. Si les Etats-Unis décidaient d'attaquer un satellite chinois au motif que celui-ci constituerait une menace, nous serions dans l'incapacité de nous prononcer en temps réel sur la réalité de cette menace. Je suis très surprise que le programme de surveillance spatiale, porté par l'Union européenne, qui avance lentement, ne suscite pas davantage d'efforts de la part des Européens. C'est un enjeu stratégique majeur.
Sur la notion de « puissance spatiale », je suis frappée par l'importance accordée à la vulgate américaine. Pourquoi les Chinois ne se poseraient-ils pas sur la Lune ? Il s'agit bien d'augmenter les capacités chinoises, puisque les Chinois veulent être parmi les premiers dans le domaine spatial. Mais représenter cela systématiquement comme une menace risque de créer une prophétie autoréalisatrice. Les Chinois instrumentalisent d'ailleurs aujourd'hui très habilement cette représentation de leurs compétences. Ce sont les Américains eux-mêmes qui estiment que leur suprématie est menacée par la Chine, ce que les média chinois ne manquent pas de reprendre. Il y a pour les Européens un discours autonome à trouver, sans tomber ni dans la naïveté ni dans la dénonciation de l'autre.
La politique spatiale chinoise met en avant le spatial militaire. La Chine a eu d'abord besoin du spatial pour développer ses infrastructures, notamment en matière de télécommunications. Mais aujourd'hui, l'armée chinoise intègre la dimension spatiale. Le volet militaire s'autonomise depuis 2015 au sein de la politique spatiale chinoise. Cette politique n'est pas dirigée par les militaires, mais par les instances politiques chinoises, qui intègrent systématiquement l'outil militaire. En ce sens, la commission militaire centrale intègre enjeux civils et enjeux militaires, d'où cette idée de la dualité de l'intégration civilo-militaire. Les capacités spatiales militaires chinoises devraient ainsi monter en puissance très rapidement. La Chine met toutefois en avant des capacités essentiellement défensives. La course aux armements dans l'espace est peu bénéfique pour elle. Empêcher le développement d'armes dans l'espace revient avant tout à pénaliser les Etats-Unis. La Russie adopte d'ailleurs la même position.
En matière de diplomatie spatiale, la Chine développe une stratégie d'influence. Elle peut d'autant mieux le faire qu'elle est exclue de toute technologie américaine et n'est donc tenue par aucune réglementation sur les transferts de technologies. La Chine se pose ainsi comme une alternative internationale, ce qui pose des questions importantes en termes de sécurité.
Le spatial russe est, pour sa part, en recherche d'un projet politique. La Russie a un outil spatial militaire qu'elle a développé pendant la guerre froide et qu'elle continue plus ou moins à entretenir. Cet outil lui sert à obtenir une reconnaissance sur la scène internationale, face à une compétition chinoise indirecte. La Russie se trouve en position de faiblesse, puisque l'on parle peu d'elle, tandis que la Chine met en oeuvre des projets, notamment vers Mars, dont elle est incapable. La Russie cherche à multiplier les démonstrations offensives, en faisant parler d'elle en matière d'actions militaires potentiellement offensives dans l'espace.
Enfin, l'Inde, qui était partie à des programmes internationaux civils ouverts à l'ONU, envisage désormais d'envoyer un homme dans l'espace, ce qui est contraire à sa philosophie passée.
L'espace est-il alors un futur champ de bataille ? Certes, l'espace est un milieu de plus en plus convoité, avec des enjeux de sécurité majeurs notamment pour les États-Unis. L'espace devient important pour tous les pays. La question est désormais de savoir si la guerre dans le milieu spatial ressemble à la guerre dans d'autres milieux et s'il y a un bénéfice à faire la guerre dans l'espace, dans un contexte où les satellites militaires opérationnels sont majoritairement américains, en particulier dans le domaine des programmes technologiques.