Je n'ai pas pris la parole après la discussion générale, parce que j'ai entendu tous vos arguments et que je me suis réjouie du fait qu'ils étaient tous unanimement partagés, notamment par l'auteure de la proposition de loi et la rapporteure que je suis. Mais je vais évidemment répondre à cette demande de suppression de la première partie de l'article 1er. Je rends hommage au travail de la rapporteure pour avis, et j'ai été ravie de mener ces auditions avec elle. Cette divergence de fond a été discutée entre nous de manière constructive, et elle n'altère en rien l'idée que nous avons tous de réduire la distorsion de concurrence entre les différents acteurs économiques. Je vais donc répondre en allant plus loin dans les arguments, pour que vous les ayez vraiment en tête.
La disposition de l'article 1er relative aux frais de port est très certainement celle qui fait le plus débat dans cette proposition de loi, comme en témoignent nos échanges. J'étais personnellement sceptique, à l'origine, et partageais quasiment la position de la commission des affaires économiques. Cependant, je n'ai pas peur d'avouer que mon avis a évolué.
Quel impact positif en attendre pour les libraires, qui sont au coeur de la proposition de loi ? Qui supporterait le coût final de l'entrée en vigueur de cette mesure, dont le premier effet est incontestablement d'augmenter les prix ? Le chiffre de 100 millions d'euros, avancé pour chiffrer ce que gagnerait Amazon, ne me convainc pas. Le modèle économique d'Amazon fait du livre un produit d'appel, mais il pourrait bien répercuter le prix des livraisons sur le consommateur. Enfin, comment la création de frais de port peut-elle s'insérer dans la problématique plus large du développement durable et de notre souveraineté économique et culturelle ?
Un impact positif pour les librairies est possible, mais encore incertain, et dépendant de plusieurs facteurs. Comme vous le savez, depuis la loi dite Lang du 10 août 1981, la France vit sous le régime du prix unique du livre. Il s'agit là d'un facteur essentiel de préservation d'un tissu dense de libraires sur notre territoire. Aujourd'hui, seule une promotion de 5 % est possible, et uniquement pour l'achat ou le retrait en magasin.
L'arrivée de grandes plateformes, au premier rang desquelles Amazon, a bouleversé cet équilibre. En proposant une livraison gratuite, ou quasi gratuite, pour contourner la loi de 2014, le géant américain a établi un nouveau standard. Pourquoi sur le seul livre ? Précisément à cause de la loi sur le prix unique : pour les plateformes, il s'agit du seul outil de différenciation, un livre étant identique et de même prix quel que soit l'endroit où il a été acquis.
Aujourd'hui, même si la part de la vente en ligne reste contenue autour de 20 % du total, les libraires estiment subir une concurrence déloyale, et les autres réseaux, comme la Fnac, subir des pertes, car ils sont contraints de s'aligner sur cette pratique - nous avons même entendu parler de distorsion de concurrence, et de dumping, ce qui sont des mots forts... Amazon a en effet construit un outil logistique extrêmement performant, qui mêle ses propres moyens avec des contrats très avantageux passés avec La Poste, Geodis, et d'autres distributeurs. Si l'on ne dispose pas des chiffres de l'entreprise, on suppose qu'Amazon perd de l'argent sur chaque livraison gratuite, mais en gagne grâce aux volumes et aux ventes sur les autres produits.
La proposition de loi vise à fixer un tarif minimum pour les livraisons de livres. Il serait donc mis fin au « zéro euro » de l'abonnement au programme de fidélité, ou au « 1 centime » si vous n'en disposez pas. L'objectif est de ramener les clients vers les libraires, d'une part, et de permettre à ces derniers de proposer la livraison en réduisant le différentiel par rapport à Amazon, d'autre part. L'entreprise américaine ne pourrait plus mettre en avant la livraison gratuite.
Comment cela peut-il s'organiser ? On peut tout d'abord prendre pour acquis que les grandes plateformes de vente fixeront leurs frais de port au tarif minimal de l'arrêté. Il est alors possible de dégager deux grands scénarii. Premier scénario, le libraire ne s'aligne pas sur ce tarif minimum. Ce tarif peut en effet s'établir à un niveau inférieur au seuil de rentabilité de l'envoi. Si par exemple le tarif minimal est de deux euros pour un ouvrage standard, et que le coût supporté par le libraire est de six euros, il doit compenser par une diminution de sa marge sur le prix du livre. Il peut aussi préférer ne pas mettre en place la logistique complexe de l'achat en ligne, qui passe par la création d'un site internet - éventuellement en partenariat avec d'autres libraires - et une manipulation contraignante des ouvrages. Dans ce cas, la loi aura simplement contribué à améliorer les marges des grandes plateformes.
Second scénario, le libraire choisit de s'aligner sur tarif minimal. Dans ce cas, si un acheteur souhaite faire l'acquisition d'un ouvrage et n'est pas en mesure de se déplacer dans une librairie, il consulte le site d'une plateforme en ligne ou d'un libraire. Le prix unique serait majoré du tarif minimal de livraison. À partir de là, l'acheteur dispose de deux options. Première option, l'acheteur choisit de commander en ligne. Le libraire est en mesure d'offrir la même prestation pour le même prix : la concurrence s'exerce alors sur d'autres éléments, comme la qualité de la relation, du site, ou les délais de disponibilités. Il convient cependant de noter que le libraire pourra encore perdre sur la livraison, car il est peu probable que ses coûts réels soient identiques à ceux d'une grande plateforme. Seconde option : l'acheteur préfère bénéficier d'un meilleur tarif, ou bien de conseils supplémentaires, et se déplace chez le libraire. Il renonce donc à l'achat en ligne au bénéfice du commerce de proximité.
Il existe donc deux cas favorables au libraire et au rééquilibrage du marché du livre : l'acheteur privilégie pour commander en ligne le site du commerçant, qui offrira la même prestation au même prix, ou l'acheteur choisit finalement de se déplacer pour bénéficier d'un prix inférieur. À l'heure actuelle, il est très difficile de prévoir l'effet bénéfique ou neutre de cette mesure, je ne vous le cache pas mes chers collègues. Le délai d'inscription de la proposition de loi n'a pas permis de saisir l'Autorité de la concurrence, qui s'est montrée par ailleurs un peu sceptique dans sa réponse écrite. Cependant, l'argument de l'efficacité peut être affiné avec un deuxième point : cette mesure va-t-elle pénaliser les territoires ruraux ?
On pourrait le penser. Pour les personnes les plus éloignées des librairies, la livraison gratuite ou quasi gratuite constitue une manière d'accéder à moindre frais à la culture. Cependant, les clients établis dans des communes de moins de 2 000 habitants n'ont réalisé que 12 % de leurs achats en valeur sur Amazon, soit à peu près le niveau national moyen. En réalité, les habitants des territoires ruraux passent par les libraires et les grandes surfaces, à parts égales - environ 20 % pour chacun. Dans le même sens, sur 100 euros dépensés par les résidents de petites villes - communes entre 2 000 et 20 000 habitants - 8 euros le sont sur Amazon, ce qui est inférieur à la moyenne nationale. Ces clients ne dépendent donc pas de ce site Internet pour se procurer des livres : ils ont bien davantage recours aux grandes surfaces culturelles ou alimentaires, aux librairies et à l'ensemble formé par la vente par correspondance, le courtage et les clubs de livres.
Le constat est identique si l'on regarde les catégories socioprofessionnelles : les moins élevées - ouvriers, employés - recourent à Amazon pour 6 % de leurs dépenses de livres, contre plus de 20 % pour les cadres supérieurs et professions libérales.
On peut donc déduire de ces éléments, certes partiels, que l'achat de livres sur Amazon est surtout le fait de catégories aisées et urbaines, et moins de catégories défavorisées et rurales. Certes, ces dernières sont concernées, mais proportionnellement moins. La mesure envisagée dans la proposition de loi se ferait donc essentiellement ressentir auprès de personnes qui, en raison de leur aisance financière ou localisation géographique, sont les plus à même ou de la supporter sans trop de problèmes, ou, et c'est ce qui est recherché, de se déplacer dans une librairie.
Pour autant, j'entends également les arguments contraires, qui soulignent, à raison, que ce nouveau système pourrait s'avérer in fine favorable aux grandes plateformes, en limitant leurs pertes sur l'envoi d'ouvrages, et qu'en plus de tarifs avantageux, les consommateurs bénéficient également gratuitement de délais de livraison très réduits, parfois même dans la journée. Les libraires ne seront vraisemblablement pas en mesure de proposer un service équivalent. J'entends ces arguments et, pour partie, je les partage. Il faut cependant remarquer qu'Amazon, en particulier, reste opposé à cette disposition, ce qui signifie qu'ils ne doivent pas en attendre trop de bénéfices... Mais des doutes peuvent exister sur la fin d'un service apprécié car gratuit et efficace.
D'où mon troisième et dernier point : comment comprendre cette mesure dans le cadre plus large de nos politiques en faveur de l'environnement et de la souveraineté nationale ? Nous allons bientôt discuter du projet de loi climat...
Je note tout d'abord que la question de la gratuité des frais de port fait débat. Par exemple, nos collègues de la commission du développement durable, Nicole Bonnefoy et Rémy Pointereau, ont récemment publié un rapport consacré au transport de marchandises face aux impératifs environnementaux, une question qui nous préoccupe tous. Leurs propositions n° 35, 36 et 37 demandent l'interdiction de l'affichage de la mention « livraison gratuite » sur les sites de vente en ligne et la publicité portant sur la livraison gratuite, l'information du consommateur sur le coût réel de sa livraison, dans une logique de vérité de prix, et l'affichage du bilan carbone des solutions de livraison. Il y a donc un problème clairement identifié lié au coût social et écologique de livraisons gratuites qui sont en réalité incitatives à la surconsommation.
En rendant le transport d'ouvrages payant, le consommateur prendrait conscience de l'impact sur l'environnement de livraisons successives pour de très petites quantités. La non-gratuité des frais de port pourrait alors être assimilée à la fin de la gratuité pour les sacs en plastique, une mesure également irritante pour les consommateurs, mais qui a fini par être comprise et par entraîner des évolutions des habitudes. Rien n'empêchera au demeurant l'arrêté d'afficher des tarifs dégressifs, voire nuls pour les grandes quantités ou les poids importants.
Enfin, j'ajoute un dernier argument, celui de notre souveraineté économique et culturelle. En établissant comme un standard la gratuité de la livraison, Amazon contraint les acteurs français et européens à s'aligner, alors même qu'ils ne disposent pas de la même surface financière et de la même capacité à perdre de l'argent sur les livraisons, encore qu'il s'en soit défendu durant l'audition. Cela constitue indéniablement une manière de casser le marché. Jusqu'à présent, il faut admettre que les libraires et grandes enseignes nationales ont bien résisté. Pour combien de temps ? La pandémie a initié de très nombreuses personnes aux délices de la livraison gratuite...
Pour résumer mon argumentation - pardon d'avoir été un peu longue, mais le sujet le méritait - l'impact sur les librairies n'est pas encore démontré, mais pourrait s'avérer positif grâce au changement de comportement du consommateur ; les frais de port seront essentiellement supportés par des personnes qui ont ou les moyens financiers de les supporter, ou pourront se déplacer ; la mesure est respectueuse des objectifs de lutte contre le réchauffement climatique et s'inscrit dans une politique que nous soutenons de reconquête de notre souveraineté économique et culturelle.
Voilà la réflexion que je vous soumets, et qui, à mon sens, plaide pour adopter en l'état la disposition de l'article 1er relative aux frais de port. Je vous propose donc un avis défavorable à l'amendement de suppression de la commission des affaires économiques.