Intervention de Pascale Gruny

Réunion du 2 juin 2021 à 15h00
Débat sur le bilan de l'application des lois

Photo de Pascale GrunyPascale Gruny :

Monsieur le président, monsieur le ministre délégué, chers collègues, en cinquante ans, le bilan annuel de l’application des lois est devenu un dispositif incontournable de l’arsenal dont dispose le Sénat pour assurer sa mission constitutionnelle de contrôle de l’action du Gouvernement.

Au-delà d’une exigence juridique, l’application de la loi est une condition très concrète de bon fonctionnement de la démocratie.

Comment espérer retrouver la confiance des Français et les faire le plus possible adhérer aux réformes annoncées s’ils n’en voient pas la concrétisation ? Sur le terrain, les élus sont confrontés à ces interrogations, car dans l’esprit de tous, la loi entre en vigueur dès qu’elle est adoptée en conseil des ministres.

Avant d’aborder à proprement parler le bilan de la session écoulée, je rappellerai en quelques mots les spécificités de l’exercice, cette année. Tout d’abord, le 1er octobre 2019, sont entrées en vigueur les dispositions des articles 19 bis A et 19 bis B de notre règlement.

L’article 19 bis A rappelle le rôle fondamental des commissions permanentes pour l’application des lois, et consacre leur contribution au présent bilan. En outre, sur le fondement du nouvel article 19 bis B du règlement, plusieurs de nos collègues ont procédé au suivi de l’application de la loi dont ils avaient été rapporteurs.

Je souhaite saluer la disponibilité des services du secrétariat général du Gouvernement. Comme je l’avais souhaité, notre dialogue a permis d’avancer grandement sur plusieurs points relatifs au décompte des mesures d’application, qui pouvaient accaparer le débat, au détriment des questions de fond.

En revanche, monsieur le ministre, j’estime, à l’instar des présidents de commission, qu’il est un point sur lequel nous devons encore évoluer. Je déplore, en effet, que le Gouvernement limite son suivi aux seuls décrets, sans l’étendre aux arrêtés, contrairement à ce que fait le Sénat.

La petite taille des structures ne doit pas conduire le Gouvernement à s’exonérer de sa responsabilité en la matière. Pour l’application d’une loi, peu importe que la disposition adoptée renvoie à un décret ou à un arrêté. Dans les deux cas, si l’un ou l’autre n’est pas pris, la volonté du législateur est empêchée.

J’ajoute que, conformément à l’article 21 de la Constitution, seul le Premier ministre exerce le pouvoir réglementaire de droit commun. Il me semble qu’à ce titre, le secrétariat général du Gouvernement n’outrepasserait pas son rôle s’il suivait la publication des différents arrêtés ministériels.

J’en viens au bilan de l’application des lois adoptées lors de la session parlementaire 2019-2020, c’est-à-dire entre le 1er octobre 2019 et le 30 septembre 2020. Au cours de cette période, 43 lois ont été adoptées, dont 15 étaient d’application directe.

Par rapport à la session précédente, le taux global d’application des lois, de 62 % cette année, a subi une chute de dix points. Si l’on exclut les mesures dont le législateur a prévu une entrée en vigueur différée, il atteint 69 %.

Cette dégradation des chiffres est principalement imputable aux effets des mesures de confinement décidées dans le cadre de la lutte contre la pandémie de covid-19. La crise sanitaire a, en effet, entraîné une forte perturbation de la chaîne normative due à l’augmentation du nombre de textes adoptés en urgence et à l’incidence directe de la pandémie sur l’organisation du travail dans les ministères.

Cette dégradation traduit également un manque d’anticipation de la part du Gouvernement, car certains services ministériels sont mis à contribution sur des chantiers législatifs nouveaux, avant même d’avoir pu procéder à l’élaboration des textes – souvent nombreux – qui restent à prendre pour l’application des lois adoptées antérieurement.

Ces deux facteurs – la crise sanitaire et le manque d’anticipation – expliquent le rebond significatif du délai moyen de prise des textes d’application. Celui-ci est passé de cinq mois et douze jours pour la session 2018-2019 à sept mois et un jour pour la session 2019-2020, soit un mois de plus que la limite de six mois que s’est fixée le Gouvernement depuis plusieurs années.

Les consultations obligatoires, les procédures de notification à la Commission européenne et certaines contraintes opérationnelles et politiques expliquent aussi ce retard.

Les efforts fournis, notamment en matière de prénotification, sont parfois insuffisants. Ainsi, le projet de décret prévu à l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, concernant l’accès des mineurs aux sites pornographiques, n’a été notifié à la Commission européenne que le 2 avril 2021, soit plus de sept mois après la promulgation de la loi dont il fait application.

Le Gouvernement ne parvient pas toujours à s’astreindre à la rapidité qu’il exige pourtant de plus en plus du Parlement.

En plus des cas où la procédure accélérée est de droit, celle-ci a été engagée pour examiner 26 des 43 lois qui ont été adoptées au cours de la session. Fait plus frappant encore, en 2019-2020, les sept projets de loi relatifs à la situation sanitaire ont été examinés en dix-huit jours, en moyenne. À trois reprises, la navette parlementaire s’est même déroulée en moins de huit jours. Les commissions permanentes se sont, à chaque fois, fortement mobilisées.

Comme cas ultime, et bien qu’elle ait été examinée en procédure accélérée, je citerai la loi du 30 juillet 2020 permettant d’offrir des chèques-vacances aux personnels des secteurs sanitaire et médico-social en reconnaissance de leur action durant l’épidémie de covid-19. Elle est en effet devenue caduque avant même d’avoir reçu le décret d’application nécessaire.

Convenez, monsieur le ministre, que les parlementaires ont des raisons de s’interroger – c’est un euphémisme – sur l’opportunité d’examiner précipitamment des textes qui ne sont finalement pas appliqués, alors même que le calendrier parlementaire est suffisamment chargé.

Dans le même esprit, quelle utilité le Gouvernement accorde-t-il vraiment aux expérimentations ? Quel sens donner à la démarche qui consiste à généraliser une mesure avant même d’avoir tiré le bilan de son expérimentation prévue par la loi, voire de l’avoir engagée ? Les commissions ont identifié des exemples particulièrement éclairants de cette dérive.

Enfin, avant d’évoquer le sujet des ordonnances, je souhaite attirer votre attention sur un point de vigilance qui concerne le taux de remise des rapports demandés au Gouvernement. Il demeure en effet insuffisant, à hauteur de 28 %. Si le Parlement demande trop de rapports, il est clair que cette dérive n’est pas imputable au Sénat, qui mène depuis longtemps une véritable « chasse aux rapports ».

J’en viens à la dernière partie de mon intervention.

La crise sanitaire a renforcé une tendance à l’œuvre depuis une décennie et qui nous préoccupe tous. Il s’agit du recours massif – pour ne pas dire excessif – aux ordonnances qui caractérise la méthode du Gouvernement pour légiférer.

Au cours de la session 2019-2020, les ordonnances ont représenté 70 % des textes intervenant dans le domaine de la loi. Vous avez rappelé, monsieur le président, que pour 43 lois promulguées, 100 ordonnances ont été publiées. Plusieurs d’entre elles constituaient, il est vrai, la reconduction de mesures décidées en urgence au fil de la lutte contre la pandémie, ce qui contribue à gonfler leur nombre.

Cependant, dans quelques cas, les ordonnances excèdent le champ de l’habilitation accordée par le Parlement. Ce procédé est un vecteur d’insécurité juridique, y compris pour le Gouvernement.

Le Conseil d’État a ainsi annulé une partie de l’ordonnance relative au mécanisme des prix abusivement bas inscrit dans la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite Égalim, prise sur le fondement de son article « balai » et non en référence à la procédure spécifique prévue.

Le réflexe du Gouvernement peut alors consister en un élargissement préventif du champ d’habilitation, ce qui constitue un autre risque juridique. Ainsi, il y a quelques jours, le Conseil constitutionnel a censuré l’habilitation prévue à l’article 38 de la loi pour une sécurité globale préservant les libertés, qui autorisait le Gouvernement à légiférer par voie d’ordonnances sur l’organisation et le fonctionnement du Conseil national des activités privées de sécurité. Le Conseil a en effet estimé que cette habilitation permettait en réalité au Gouvernement de poursuivre une tout autre finalité que celles qu’elle énonçait.

Je déplore enfin vivement que seule une infime minorité des projets de loi de ratification soit inscrite à notre ordre du jour. Cela prive le Sénat du débat nécessaire au contrôle des ordonnances.

Pour éviter ce que j’appellerai un « double dessaisissement » du Parlement, en amont et en aval, il nous reviendra notamment de déposer des propositions de loi de ratification des ordonnances et de les inscrire à l’ordre du jour du Sénat lors des semaines de contrôle, ainsi que l’a proposé le groupe de travail sur la modernisation des méthodes de travail du Sénat, et peut-être même lors des semaines sénatoriales.

Un débat en séance publique distinct de celui portant sur le contrôle de l’application des lois devrait également être organisé l’année prochaine, comme vous l’avez annoncé, monsieur le président. C’est à l’évidence une bonne chose. Espérons que la résolution adoptée hier par notre assemblée conduise le Gouvernement à modérer ses initiatives dans ce domaine !

Sans préjuger des débats à venir, j’observe que, dans le cadre de l’examen du projet de loi Climat et résilience, le Gouvernement souhaite être habilité à ouvrir aux régions la possibilité de mettre en place une écotaxe pour certains véhicules circulant sur les voies du domaine public routier national mises à leur disposition.

Or les régions n’exercent pas encore cette compétence, puisque son transfert est prévu dans un autre texte – le projet de loi dit 4D (déconcentration, décentralisation, différenciation, décomplexification), ou 3DS (déconcentration, décentralisation, différenciation, simplification) – qui sera, lui aussi, examiné prochainement par le Sénat.

À voir ainsi se télescoper une ordonnance prévue dans un projet de loi et une disposition inscrite dans un autre, je crois pouvoir dire que notre débat d’aujourd’hui a encore de beaux jours devant lui.

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