Intervention de Martine Berthet

Commission des affaires économiques — Réunion du 2 juin 2021 : 1ère réunion
Proposition de loi visant à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs — Examen du rapport pour avis

Photo de Martine BerthetMartine Berthet, rapporteure pour avis :

Madame la Présidente, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord remercier notre collègue de la commission de la culture, Mme Laure Darcos, d'avoir déposé cette proposition de loi sur l'économie du livre, qui vise à soutenir des acteurs qui donnent chair et incarnent l'exception culturelle française, que nous côtoyons tous dans notre quotidien et sans lesquels notre vie intellectuelle serait bien triste : les libraires, les auteurs et les éditeurs.

J'imagine combien il est complexe d'évoluer en la matière, de modifier le cadre règlementaire et législatif, compte tenu des spécificités nombreuses de l'économie du livre. Cette économie a en effet ceci de particulier qu'elle touche un produit ô combien indispensable à notre vie culturelle et intellectuelle, qui ne s'apparente à aucun autre, et qui n'est pas une marchandise ni un simple bien de consommation.

C'est à cette tâche que s'attèle cette proposition de loi et je dois préciser que si notre commission ne s'est saisie pour avis que de l'article 1er, les autres ont été largement salués au cours des auditions par les différents acteurs entendus.

Je souhaiterais tout d'abord remercier chaleureusement nos collègues Laure Darcos et Céline Boulay-Espéronnier, avec lesquelles les échanges ont été constants et fluides, ce qui nous a permis d'avoir des discussions particulièrement enrichissantes au cours de nos auditions.

L'article 1er opère trois modifications :

- il fixe un tarif plancher de frais d'envoi des livres, disposition sur laquelle se concentrera mon propos ;

- il réforme le régime des soldes de livres pour les libraires-éditeurs ;

- il s'assure d'une distinction claire entre livres neufs et livres d'occasion, notamment sur les sites de plateformes en ligne.

Ces deux dernières mesures n'appellent pas de commentaire particulier de ma part : elles sont plutôt consensuelles et approuvées par un grand nombre d'acteurs.

Mon propos se concentrera donc sur les frais d'envoi des livres.

L'article 1er part en effet d'un constat que nous faisons tous : la vente en ligne de livres se développe rapidement, puisqu'elle atteint maintenant environ 20 % du marché, soit 70 millions de livres par an, et peut représenter un danger pour la pérennité de nos librairies indépendantes. Le principal acteur, qui fut d'ailleurs initialement une librairie aux États-Unis, vend environ 40 millions de livres par an en France ; la Fnac, deuxième acteur de la vente en ligne, vend par internet environ 15 millions de livres par an, dont 11 millions sont livrés à domicile.

La question qui se pose donc est la suivante : comment les librairies indépendantes peuvent-elles rivaliser avec des grands acteurs mondiaux, surtout numériques, lorsque ces plateformes pratiquent des frais d'envoi à un centime d'euros, et que les libraires ne peuvent se permettre de proposer cette quasi-gratuité, sous peine d'être déficitaires ? Si la prise en charge par l'État, durant le confinement fin 2020, des frais d'envoi des libraires a pu représenter un bol d'air pour eux et a augmenté leurs ventes en ligne, cette mesure n'était que temporaire ; désormais éteinte, l'écart avec les grandes plateformes redevient bien entendu abyssal.

En outre, les tentatives de rééquilibrage des conditions concurrentielles par voie judiciaire ont échoué. En effet, le principe de la vente à perte, interdit dans notre pays, n'inclut pas les services annexes comme la livraison à domicile, ce qui permet à ces plateformes de contourner l'esprit de la loi du prix unique, dont nous fêtons les 40 ans cette année, en toute légalité.

Pour répondre à cette question du rééquilibrage de la concurrence, l'article 1er de la proposition de loi propose de confier au ministre chargé de l'économie et à celui chargé de la culture de fixer par arrêté un tarif plancher des frais d'envoi. Tous les acteurs, numériques ou physiques, seraient obligés de facturer à leur client au moins ce tarif minimal. Ce faisant, les grands acteurs mondiaux dont nous parlions ne seraient plus autorisés à proposer la quasi-gratuité des frais de livraison, et libraires comme plateformes seraient logés à la même enseigne.

Si je souscris pleinement à l'objectif de l'auteure de la proposition de loi, qui est notamment de mettre fin à un déséquilibre préjudiciable à nos libraires et de renforcer leur présence en ligne, les travaux que nous avons effectués ont forgé ma conviction que cette mesure présente d'importants effets de bord qui conduiront, à rebours de l'objectif recherché, à renforcer encore la puissance financière des géants du numérique, sans que les libraires n'en sortent réellement renforcés.

Le premier effet de bord est la hausse des prix, immédiate, pour les lecteurs qui utilisent ces plateformes. Je rappelle qu'environ 50 millions de livres ont été livrés à domicile en 2019 en France. Sur un livre vendu une dizaine d'euros, la hausse des prix pourrait atteindre 30 %, si le tarif plancher est fixé à 3 euros. Je précise également qu'aujourd'hui, l'envoi par Colissimo d'un colis de moins de 250 grammes est facturé 5,84 euros par La Poste. On peut donc raisonnablement penser que le tarif plancher serait fixé entre 3 et 5 euros. Je ne suis pas convaincue qu'une hausse des prix, supportée uniquement par le consommateur final, soit un signal que nous devrions envoyer en ces temps troublés. Les lecteurs qui n'habitent pas à proximité immédiate d'une librairie, donc une grande partie de nos concitoyens, ne pourront se rendre en librairie qu'en utilisant leur véhicule, c'est-à-dire en engageant des dépenses supplémentaires. Par ailleurs, en zone rurale, les lecteurs qui n'achètent pas leurs livres sur les plateformes les achètent essentiellement en grande surface, d'après les chiffres du ministère de la culture, ce qui ne favoriserait donc pas les libraires.

Tout repose en fait sur une hypothèse de départ, à laquelle je ne souscris pas : celle selon laquelle les clients de ces grandes plateformes vont les délaisser en raison des frais d'envoi soudainement augmentés, pour se rendre soit en librairie physique, afin d'économiser les frais de livraison, soit sur le site internet de ces librairies, par préférence affective pour ces commerçants. Or je pense que les nouveaux modes de consommation, largement étudiés dans le récent rapport de notre collègue Serge Babary, ne vont pas être modifiés par cette hausse des prix : les consommateurs qui se rendent sur ces plateformes de ventes en ligne ne recherchent pas que la quasi-gratuité des frais de livraison. Si tel était le cas, nous pourrions effectivement anticiper qu'ils s'en aillent une fois que cette quasi-gratuité a disparu. Or, outre la quasi-gratuité, ils sont clients de ces plateformes pour d'autres raisons, comme la profondeur de leur offre, la possibilité de réaliser des paniers mixtes, la rapidité de la livraison, les avis des autres consommateurs, les choix proposés par algorithme, etc.

En outre, les consommateurs sur ces plateformes appartiennent plutôt aux catégories aisées, donc les plus susceptibles d'être peu sensibles à la hausse des prix et donc de rester clients de ces plateformes.

Dès lors, si le prix d'un livre passe soudainement de 15 euros à 18 euros, et que les consommateurs ne quittent pas ces plateformes, ces 3 euros de hausse des prix vont uniquement augmenter la puissance financière de ces géants du numérique. C'est là le deuxième effet de bord. Si l'élasticité-prix des clients est faible, alors la hausse des prix va permettre à ces plateformes de restaurer leurs marges, puisqu'elles n'auront plus à supporter la quasi-gratuité des frais d'envoi, et qu'elles ne perdront pourtant pas de client. Si nous ne pouvons anticiper quelles seront les innovations que cette hausse du chiffre d'affaires permettra de financer, nous pouvons assez facilement imaginer qu'elles ne seront pas une excellente nouvelle pour nos petits commerces, dont les libraires.

Le troisième effet de bord dépend du montant du tarif fixé. Si ce tarif est modéré, par exemple aux alentours de 1,5 euro, alors les plateformes pratiqueront ce tarif, mais les libraires indépendants, eux, ne pourront toujours pas s'aligner, au risque d'être déficitaires. La situation actuelle n'en serait donc pas modifiée, si ce n'est que la plateforme gagne 1,5 euro de plus par livre. Si en revanche le tarif est fixé de telle sorte qu'il couvre les frais d'expédition acquittés par les libraires, soit environ 5 euros, alors la hausse des prix paraît disproportionnée.

L'ensemble de ces trois raisons (la hausse des prix, l'enrichissement des grandes plateformes, l'absence d'effet pour les libraires) me conduit à émettre un avis défavorable sur cette mesure ; je vous proposerai donc d'adopter un amendement de suppression. La discussion que nous aurons en séance la semaine prochaine sera l'occasion d'interroger la ministre sur les difficultés que je viens de présenter. Nous souhaitons tous pouvoir évoluer vite et bien sur ce sujet : il est donc urgent que le Gouvernement dépasse le stade des déclarations et nous indique clairement les modalités opérationnelles qu'il entend appliquer.

En revanche, si je considère que l'outil du tarif plancher n'est pas idéal, je souhaite redire mon attachement profond au maillage de nos territoires par un réseau de librairies indépendantes. Au-delà de l'aspect économique, il s'agit avant tout d'un enjeu social profond, qui touche à la diversité culturelle et à une certaine conception du livre en France. Le livre véhicule un lot immense de traditions, d'habitudes, de liberté, d'évasion, d'émancipation, d'apprentissage, de rêve.

Entre le livre et le lecteur se situe bien souvent le libraire, métier unique fait de patience, de conseils et de connaissances ; sans le libraire, le pluralisme des idées serait moindre, tant ses lectures et recommandations permettent d'élargir le champ des réflexions qui s'ouvre devant le lecteur, bien loin des algorithmes, dont la fonction première est de conseiller au client des ouvrages qui se rapprochent de ceux précédemment lus.

Là où la technologie semble réduire les opportunités de surprise, le libraire les multiplie ; là où elle diminue le champ des curiosités, il l'étend.

C'est la raison pour laquelle je souhaiterais terminer mon propos par trois axes principaux sur lesquels il faudra agir, et continuer d'agir, pour soutenir nos libraires et pour lutter, plus largement, contre les distorsions de concurrence générées par certains grands acteurs du numérique.

Le premier axe est l'abaissement des tarifs d'envoi des libraires. Des marges de progression existent quant à la capacité des organisations professionnelles regroupant les libraires de peser dans les négociations avec les prestataires de services postaux afin d'obtenir des tarifs préférentiels. Moyennant un engagement de volume de ventes, de tels contrats seraient de nature à diminuer les frais d'envoi acquittés par les libraires, notamment si l'appétence du consommateur pour les commandes sur les sites internet des libraires indépendants se confirmait. Ce faisant, les tarifs totaux pratiqués par les libraires se rapprocheraient de ceux de leurs principaux concurrents sur internet ; je note par ailleurs que de tels accords ont été négociés par les organisations d'autres secteurs.

Deuxièmement, il faut encore, et toujours, renforcer la numérisation des PME, dont les libraires. Je ne m'appesantirai pas dessus, tant les constats ont été amplement documentés et les solutions fréquemment proposées, en particulier au sein de notre commission. Je me contenterai de rappeler la proposition d'un crédit d'impôt à la formation et à l'équipement numériques, outil simple qui répond aux différentes problématiques rencontrées par les dirigeants dans leur transition numérique.

Enfin, le troisième axe concerne la soumission des acteurs du numérique à une fiscalité juste et territorialisée selon l'endroit où sont générés les bénéfices. Je partage entièrement l'analyse de Laure Darcos qui attribue à l'optimisation fiscale une partie de l'importante capacité financière de certains acteurs qui leur permet de proposer la quasi-gratuité des frais d'envoi. L'évitement de l'impôt, organisé à une échelle internationale et pour des montants considérables, vient en effet à l'appui d'une stratégie commerciale agressive.

Cette situation, intolérable, doit être combattue fermement au niveau international. Les récentes avancées en matière de lutte contre l'optimisation fiscale, visant notamment à instaurer un taux minimum d'imposition, vont dans le bon sens. Il est maintenant urgent par ailleurs de taxer les profits là où ils se trouvent et de parvenir au plus vite à un accord au niveau, a minima, de l'Union européenne ou de l'OCDE.

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