Le groupe socialiste, écologiste et républicain a inscrit à l'ordre du jour de son espace réservé du 9 juin la proposition de loi de notre collègue Rachid Temal relative à la protection sociale globale.
Avant d'aborder le contexte dans lequel s'inscrit ce texte et le dispositif qu'il propose, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution : je considère qu'il comprend des dispositions relatives aux conditions d'examen de l'éligibilité aux droits et prestations relevant du champ de la perte d'autonomie, des minima sociaux, des aides au logement et de la complémentaire santé solidaire.
En revanche, j'estime que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs aux critères d'éligibilité de chacune des prestations visées par la proposition de loi ; à la nature, au contenu et aux conditions de versement des prestations et droits sociaux ; aux compétences des organismes débiteurs des prestations et droits sociaux pour le financement, le calcul et le versement ce ces prestations.
De tels amendements seraient donc déclarés irrecevables par notre commission en application de l'article 45 de la Constitution.
Une partie significative des destinataires des droits et prestations sociales ne les demandent pas ou renoncent à leur bénéfice par découragement.
Personne n'ignore ce phénomène de non-recours aux droits, mais nul ici ne peut s'y résigner car, qu'elle soit motivée par l'égalité réelle, la justice sociale, la générosité ou la bonne gestion, et quoi qu'on range sous ces termes, notre présence dans cette commission, mes chers collègues, présuppose notre attachement au système de redistribution patiemment échafaudé sur le programme consensuel de l'après-guerre.
Or notre tissu social, déjà tailladé par les crises et parfois par les réformes censées nous en extraire, se passerait bien de l'entaille supplémentaire que laissent l'ignorance ou le refus, par nos concitoyens les plus fragiles, de l'aide que la collectivité a pourtant conçue pour eux.
D'une part car une rupture de droits suffit parfois à déclencher un engrenage terrible pour les personnes, d'autre part car notre système de solidarité est un garant fondamental de notre pacte républicain.
La résignation devant le non-recours aux droits ne ferait d'ailleurs que l'alimenter : à constater l'extrême difficulté à le quantifier, ou à le réduire à un phénomène « frictionnel », c'est-à-dire lié temporairement aux changements de situation des personnes, on finirait vite par confirmer la pire crainte des plus précaires, selon laquelle la complexité du système est savamment entretenue. Et lorsqu'on y verrait avec soulagement des dépenses en moins, c'est sur notre conscience de législateur que pèserait encore le poids de ces « économies honteuses » dont parle le Secours catholique dans son dernier rapport.
Jugez-en plutôt : ce dernier estime qu'un tiers des allocataires potentiels du revenu de solidarité active (RSA) n'en bénéficient pas, ou encore qu'un quart des personnes éligibles aux allocations familiales ne les perçoivent pas. Le non-recours est un phénomène diversifié, qui s'observe tant au stade de la demande initiale qu'après celle-ci ; c'est un phénomène également cumulatif en raison de l'interdépendance des aides, et dynamique, c'est-à-dire à analyser selon les parcours de vie des personnes. Il touche ainsi davantage les pères seuls, les personnes vivant en habitat précaire, les étrangers et les personnes n'ayant pas d'emploi stable.
Les raisons du non-recours sont nombreuses : d'abord, l'ignorance ou la méconnaissance des dispositifs existants - les personnes éligibles au RSA ayant des situations professionnelles à revenus instables étant celles qui sont le moins sûres de leur droit. Le non-recours peut aussi être volontaire, motivé par le refus de la stigmatisation ou la conviction qu'il y a toujours plus malheureux que soi... Mais la principale cause réside dans la complexité des démarches, qui décourage les demandeurs, voire les effraie.
Les pouvoirs publics ne ménagent certes pas leurs efforts pour y remédier. Les organismes gestionnaires ont été responsabilisés dans la lutte contre le non-recours, qui fait désormais partie des missions légales des caisses de sécurité sociale. Les CAF obtiennent des résultats honorables grâce à leurs « rendez-vous des droits » ciblés sur des allocataires très choisis. De nombreuses procédures ont été simplifiées et les échanges entre administrations ont été facilités, de même que les modalités de repérage, par les techniques de data-mining, des personnes les plus en difficulté - c'était encore l'objet de l'article 82 de la dernière loi de financement de la sécurité sociale.
En outre, des efforts importants sont déployés pour mieux informer les administrés et fluidifier les échanges entre administrations. Au-delà des simulateurs en ligne proposés par les différents organismes, le Portail numérique des droits sociaux (mesdroitssociaux.gouv.fr) permet aux assurés de visualiser et comprendre leurs droits, simuler leurs droits sociaux et réaliser leurs démarches en ligne relatives à la retraite, l'emploi, la santé, le logement, mais aussi les prestations de solidarité, les allocations familiales ou encore les aides extralégales de certaines collectivités territoriales. Le portail « Mon parcours handicap », aura pour sa part vocation à servir de guichet unique numérique et d'entrepôt de stockage de données de situation personnelle afin de fluidifier les démarches des usagers tout au long de leur parcours de vie.
Enfin, de grands chantiers de simplification ont été lancés, tel celui du revenu universel d'activité (RUA). Le regroupement de dispositifs éclatés aura, par hypothèse, un effet de simplification immédiat dans lequel on peut légitimement placer d'importants espoirs de réduction du non-recours aux droits.
Seulement voilà : ce sont des projets complexes exigeant pour aboutir - lorsqu'ils aboutissent - des efforts de longue haleine. Et l'accent mis sur la numérisation des démarches fait fi de la fracture numérique et de l'illectronisme... qui touche plus fréquemment ceux qui ont vocation à se servir de ces outils. Le même rapport du Secours catholique indique ainsi que près de 55 % des personnes qu'ils ont interrogées disent rencontrer des difficultés avec les démarches en ligne. Parmi ceux que l'association prend en charge, un tiers a un accès nul ou limité aux outils informatiques.
On ne saurait par conséquent prétendre que, dans la lutte contre le non-recours, on a tout essayé.
Le mécanisme contenu dans l'article unique de ce texte est original. Pour le décrire d'un mot, il systématise l'examen de l'éligibilité d'un demandeur de prestation à une liste d'autres droits et prestations connexes, et ce de manière organisée, pour plus d'efficacité. Voici comment.
Il identifie d'abord deux grandes catégories de prestations. La première est relative aux prestations relevant du soutien à l'autonomie : l'admission au bénéfice de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), de la prestation de compensation du handicap (PCH), de l'allocation personnalisée pour l'autonomie (APA) ou de la carte mobilité inclusion (CMI) entraînerait automatiquement l'examen de l'éligibilité aux autres de ces droits et prestations qui ne lui sont pas incompatibles. Le même mécanisme est prévu pour les prestations destinées aux personnes à faibles ressources : la prime d'activité et les trois aides au logement.
Ces « îlots » de prestations sont en outre reliés entre eux par des « ponts » - ou ces « grappes » par des rameaux, pour ceux qui préfèrent la métaphore végétale : l'autorité qui prononcerait l'admission au bénéfice d'un droit ou d'une prestation du premier ensemble saisirait sans délai les organismes compétents pour l'examen de l'éligibilité aux prestations du second ensemble. Les deux ensembles sont pareillement reliés au RSA, ainsi qu'à la complémentaire santé solidaire.
Lorsque l'autorité saisie en application d'un tel mécanisme en a la compétence et dispose de tous les éléments nécessaires, elle se prononcerait simultanément sur l'admission de l'intéressé au bénéfice d'un ou plusieurs autres droits ou prestations ainsi qu'au bénéfice du RSA. À défaut, elle informerait le bénéficiaire qu'il sera procédé sans délai à l'examen de son dossier par l'organisme compétent, qu'elle lui indiquerait alors.
Cette approche semble à la fois modeste et réaliste. D'abord, elle ne remet pas en cause les principes de notre système de protection sociale. Le paysage des aides et leurs conditions d'accès ne sont pas modifiés ; ceux qui attribuent le non-recours à leur complexité y verront sans doute une limite du dispositif proposé mais, en plein chantier relatif au revenu universel d'activité, vous conviendrez qu'il est périlleux de lancer une refonte générale des prestations sociales par voie de proposition de loi.
Le principe de quérabilité des aides est respecté, puisqu'il faut faire une demande originelle pour déclencher l'examen de l'éligibilité à d'autres prestations. On observera au demeurant que l'automaticité gagne du terrain : toute demande de RSA, par exemple, vaut demande de prime d'activité ; tout bénéficiaire du RSA a automatiquement accès à la complémentaire santé solidaire (C2S) en cochant une simple case ; et un formulaire unique permet depuis 2019 à toute maison départementale des personnes handicapées (MDPH) de proposer au demandeur d'une AAH, par exemple, la PCH et la CMI qu'il n'aurait pas pensé à solliciter.
D'aucuns feront sans doute valoir que de telles obligations d'instruction de nouveaux dossiers alourdiront les charges de gestion des organismes délivrant les prestations. D'une part, c'est difficile à évaluer. Les personnes elles-mêmes se trompent souvent de guichet : ce serait alors une simplification globale que de confier aux organismes la mission de taper à la bonne porte. Il se pourrait même que la diminution du non-recours par ce biais évite des situations de ruptures de droits en cascade et fasse faire des économies globales au système social.
Certaines dispositions du texte prévoient d'ailleurs les souplesses nécessaires, en évitant les requêtes sans objet et en permettant, à la suite d'un premier refus, l'examen de l'éligibilité du demandeur à d'autres droits ou prestations, ou bien la saisine à cette fin de l'autorité compétente. Il prévoit même que le demandeur peut renoncer à tout moment au bénéfice d'une prestation.
D'autre part, quand il serait démontré que le mécanisme proposé alourdit la gestion des prestations, on ne saurait sérieusement invoquer un tel argument pratique pour faire obstacle au respect d'un principe aussi élémentaire que celui d'accorder à chacun ce qui lui revient.
Le mécanisme ici proposé n'est sans doute pas parfait mais il apporte une solution immédiatement opérationnelle, semble-t-il, au problème du non-recours. D'ailleurs, le Sénat l'a voté, sous la forme certes d'un amendement un peu moins sophistiqué, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, après avis de sagesse du rapporteur général. Hélas, le dispositif n'a pas été maintenu dans la version définitive du texte.
Mes chers collègues, en systématisant l'examen de l'éligibilité aux prestations sociales, cette proposition de loi contribue à remplir la promesse que fait notre société aux plus fragiles. C'est pourquoi je vous propose de l'adopter.