L'association e-Enfance, créée en 2005 et reconnue d'utilité publique, a pour objet unique la protection des mineurs dans l'environnement numérique, dans tous les usages numériques. J'en suis la directrice depuis dix ans. En 2005, nous étions précurseurs, on parlait alors de pornographie, de prédateurs sexuels sur MSN et autres blogs, et aussi de surexposition aux jeux vidéo. Le contexte a changé en profondeur, autour de 2008, avec l'apparition simultanée de Facebook et de l'iPhone, c'est-à-dire des réseaux sociaux et des smartphones : nous avons eu entre les mains un outil nomade et personnel, voire « privé », et des réseaux avec qui communiquer en permanence ; les usages ont littéralement flambé chez les jeunes, particulièrement sensibles à cette communication entre pairs.
Notre association avait déjà deux missions : la prévention des usages numériques, pour laquelle nous avions reçu un agrément du ministère de l'éducation nationale, et une plateforme d'écoute, missionnée par la Commission européenne dans le cadre de son programme Safe internet - nous avions mis en place un numéro d'appel que nous avions inauguré alors en présence du ministre de l'intérieur et du ministre de l'économie numérique ; nous avons conventionné avec Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos) et avec le 119 « Enfance en danger », pour traiter au maximum la situation des personnes qui nous contactaient, en leur évitant de devoir rappeler ou de s'adresser à un autre service.
En 2011, le ministère de l'éducation nationale s'est intéressé à ce qu'on a commencé à désigner comme « cyberharcèlement ». Nous suivions déjà ce qui se faisait dans les pays d'Europe du Nord, où le cyberharcèlement était un sujet et nous avons fait valoir nos capacités acquises ; nous avions déjà un accord avec Facebook et Youtube pour signaler les cas de mineurs victimes, nous avons proposé au ministère de mettre à disposition nos outils pour évaluer les contenus et les signaler éventuellement, mais aussi pour prendre en charge les élèves - et nous avons signé une convention avec le ministère en juin 2011. Notre association a été reconnue d'utilité publique, contrôlée par le Conseil d'État concernant le statut, et contrainte à la publication annuelle de nos comptes au Journal Officiel. Notre plateforme a pris de l'importance, jusqu'à ce que le 30 18 devienne un numéro national ; nous y assurons une écoute des enfants et des familles six jours sur sept, de 9 heures à 20 heures, par téléphone bien sûr mais aussi par chat, par Messenger, sur WhatsApp et aussi par un chatbot en cours de développement. Nous travaillons de longue date en partenariat avec les réseaux sociaux, au point qu'aujourd'hui tous les réseaux qui sont utilisés par les jeunes - de TikTok à Discord, en passant par Instagram, Ask et Yubo, mais aussi ceux que j'ai mentionnés précédemment... - entrent naturellement en contact avec nous sur les questions de cyberharcèlement des mineurs.
Quand un jeune ou sa famille nous appellent, nous recueillons la parole et nous enregistrons les éléments de preuve qui nous sont présentés, nous évaluons les contenus et, dès qu'il y a lieu, nous les transmettons au service de modération du réseau social, avec un signalement de la victime et de l'auteur, ainsi qu'une demande de suppression du compte d'où vient le harcèlement. Les liens de confiance que nous avons développés se traduisent par une capacité de réaction très rapide, en général dans l'heure qui suit la demande ; dans les faits, toutes les plateformes sont réactives, y compris celles qui n'ont pas la réputation de l'être, je pense à TikTok en particulier. Twitter reste le réseau social avec lequel nous avons le plus de difficulté, mais cela s'améliore. La marge d'erreur est de 10 à 20 % (contre 5 %) pour les autres plateformes : ces chiffres sont positifs.
Même s'il ne s'agit pas d'un cas de harcèlement scolaire, nous avons par exemple pris en charge Mila dans le cadre de notre convention avec l'Éducation nationale, parce qu'il s'agit d'une lycéenne victime d'un harcèlement en meute. L'Éducation nationale a fait appel à nous, et nous avons été en contact très régulier avec elle et sa mère, pour stopper autant que possible les contenus de cyberharcèlement, qui comprenaient des menaces de mort, de viol et d'agression, y compris pour la famille, avec divulgation des données personnelles de la lycéenne, y compris son adresse postale. La priorité a été de faire disparaître ces informations qui la mettaient en danger. Nous avons travaillé en collaboration avec Pharos, chacun a paré au plus pressé. Dans ce type d'action, les réseaux sociaux sont très coopératifs, allant au-delà de leurs obligations légales, pour identifier en particulier les hashtags.
Les professionnels peuvent également nous joindre, en particulier les équipes éducatives, qui sont témoins de cyberharcèlement et qui ont tout intérêt à le signaler au plus tôt - en particulier en veille de week-end, parce que la situation peut se dégrader très fortement au cours du week-end.
Nos équipes d'écoutants se composent de trois profils : des professionnels psychologues, pour la prise en charge émotionnelle face à la panique ou à l'épuisement, des juristes pour apprécier l'action avec les réseaux sociaux, et des jeunes, interlocuteurs naturels des jeunes et en phase avec des usages numériques qui évoluent très rapidement - il est très important que dans l'urgence, les victimes n'aient pas à expliquer le fonctionnement des réseaux, il faut que l'écoutant comprenne la situation très vite pour donner les conseils utiles. En tout, nous avons une douzaine d'écoutants salariés, auxquels s'ajoutent une trentaine de volontaires en service civique.
Pendant nos heures de fermeture, nous avons une convention avec la brigade numérique de la gendarmerie nationale, qui prend le relais sur les chats. Nous projetons d'élargir nos horaires plus tard le soir et le dimanche.
Dans la prise en charge des jeunes, nous avons la capacité d'orienter vers les référents harcèlement des académies lorsque le phénomène cyber est une partie d'un phénomène plus large relevant de l'Éducation nationale : lorsque les élèves s'adressent à nous, c'est bien souvent parce que leur établissement a mal pris en charge la situation. Nous pouvons nous adresser à l'établissement scolaire mais, quand les familles estiment qu'elles n'ont pas été entendues ou qu'il faut responsabiliser les auteurs de harcèlement, nous pouvons aussi conseiller de porter plainte ; nous les informons alors sur les articles de loi susceptibles de caractériser le harcèlement et le cyberharcèlement, pour être sûrs que leur plainte soit bien prise en compte. En effet, les familles sont souvent découragées à porter plainte : on leur donne aussi un courrier type au Procureur de la République si elles n'y sont pas parvenues. Si le harcèlement révèle d'autres problématiques, on peut recourir au 119, faire un signalement direct au centre de recueil des informations préoccupantes, et, en cas de risque suicidaire (qui se produit de plus en plus avec les restrictions sanitaires), nous avons une convention avec Pharos et les pompiers qui permet d'effectuer une intervention physique directe chez l'adolescent.
Le cyberharcèlement, protéiforme, est en progression. Nous sommes très sollicités par la police, la gendarmerie, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), nous expliquons les contours du cyberharcèlement et comment le gérer. Les jeunes ont été les premiers utilisateurs réguliers des réseaux sociaux et des smartphones, donc les premières victimes de cyberharcèlement, avant les adultes ; le phénomène a pris de l'ampleur et touché des personnes connues. Il est devenu un thème d'actualité et les forces de l'ordre se mobilisent désormais.
Nous formons les gendarmes qui interviennent dans les 53 maisons de protection des familles de la gendarmerie, auprès des auditeurs de la police judiciaire, la PJJ à l'école de Roubaix, auprès des opérateurs de la brigade numérique de la gendarmerie nationale et celle de la police nationale sur les violences sexuelles et sexistes - et nous mettons nos relations déjà anciennes avec les plateformes numériques pour faire des signalements.
Nous avons aussi actions de prévention avec l'Éducation nationale, nous intervenons auprès de 100 000 élèves par an. Notre approche du numérique est globale, nous avons un programme de prévention dès le primaire, car le cyberharcèlement commence dès 8 ou 9 ans ; avec les enfants de primaire, notre module débute par un travail sur les émotions. C'est le premier enjeu car sur le Net les émotions sont pulsionnelles, elles peuvent être ressenties et exprimées de façon très différente qu'en face-à-face. Nous commençons donc à montrer aux enfants comment nos émotions sont en jeu dans l'espace numérique.
Quelles sont les formes de cyberharcèlement ? Il y en a de toutes natures. Cela peut commencer contrairement à ce que l'on pense habituellement par le simple fait d'exclure quelqu'un de la sociabilité numérique, en refusant systématiquement de répondre à ses messages sur un groupe, en le radiant d'un groupe d'amis - et cela va jusqu'aux messages menaçants, à l'injure, à l'incitation au suicide, mais aussi à la création de comptes contre un élève, à l'usurpation d'identité sur le Net pour nuire à la réputation en faisant, par exemple, passer une élève pour une « fille facile ». Cela comprend aussi le revenge porn, et notamment au moment de la rupture, où on peut assister à la révélation de contenus intimes, de fausses images, ce dont les filles sont beaucoup plus victimes que les garçons, à la diffusion d'informations personnelles, y compris l'adresse physique, le numéro de téléphone... Nous tâchons le plus possible de rattacher ces faits à des infractions qui existent, ce qui est le cas, puis à du harcèlement, qui contient la répétition. Internet a cet avantage que ces faits laissent des traces, alors que le harcèlement ordinaire entre enfants se passe à l'abri du regard des adultes. Nous conseillons de prendre des captures d'écrans, de signaler les faits aux réseaux sociaux : nous accumulons alors des preuves pour pouvoir faire un signalement aussitôt que possible.
Nous avons beaucoup accru notre activité depuis le premier confinement. Je remercie nos équipes qui se sont remarquablement mobilisées dès le premier jour pour répondre à la demande dont nous savions qu'elle augmenterait. D'autres numéros ont fermé, et nous nous sommes trouvés submergés. De fait, nous avons reçu 30 % d'appels en plus dès le début du premier confinement, générant deux fois plus de signalements. Les élèves n'étant pas à l'école, il y a eu mécaniquement moins de cyberharcèlement scolaire : il a diminué de moitié.. Cependant des cyberviolences ont explosé, au gré de la vie des jeunes dans une ambiance d'ennui, de conduites à risque et de colère liée au confinement, et e-Enfance ne se limite pas au sujet du harcèlement scolaire. Il faut retenir, en tout cas, que harcèlement scolaire et cyberharcèlement ont diminué pendant le confinement.
Comment améliorer la lutte contre le cyberharcèlement scolaire ? Les familles et les jeunes nous disent que le problème n'est pas suffisamment pris en compte par l'établissement scolaire, ils ont le sentiment qu'ils ne peuvent pas parler ou qu'on ne les entend pas. Cela ne participe évidemment pas à la libération de la parole. Ce qui est inquiétant, c'est que nous faisons ce constat depuis dix ans, comme si rien ne changeait. La mauvaise prise en charge a des effets immédiat sur le sentiment que la parole des victimes n'est pas prise en compte et qu'elles ne sont pas protégées. Les parents expriment leur douleur profonde quand, au nom de l'obligation scolaire, ils doivent maintenir leur enfant dans l'établissement où le harcèlement s'est produit, ils éprouvent la culpabilité de les laisser à l'école sans protection contre les violences de pairs, mais aussi un sentiment de révolte de voir qu'une communauté d'adultes ne parvient pas à régler des problèmes d'enfants. Et les chiffres leur donnent raison, puisque le phénomène ne recule pas depuis dix ans que nous le suivons de près : les enquêtes établissent qu'un enfant sur dix environ dit avoir été victime de harcèlement à l'école. Autour de 12 à 14 % des adolescents disent avoir été victimes de cyberharcèlement. C'est considérable et depuis 10 ans la situation ne s'améliore pas