Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi relative à la protection sociale globale que j’ai l’honneur de vous présenter a un objectif, combattre la pauvreté, et une ambition, mettre fin à une hypocrisie française. Je dis bien : une hypocrisie française !
Avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous rappeler les éléments sur lesquels s’appuie cette proposition de loi.
Elle se fonde tout d’abord sur notre loi fondamentale, la Constitution. Selon le préambule de la Constitution de 1946, en effet, « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ».
Cette proposition de loi repose ensuite sur le fruit d’une histoire collective, qui, je pense, nous rassemble, sur toutes les travées du Sénat, à savoir le programme du Conseil national de la Résistance, lequel prévoyait « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ».
Or quelle est aujourd’hui la réalité dans notre pays ?
Notre système de protection sociale s’est progressivement et patiemment construit depuis 1945 avec l’avènement de la sécurité sociale. Depuis lors, il s’est étoffé et a intégré de nombreux dispositifs comme les aides au logement, l’allocation aux adultes handicapés, ou AAH, ou le revenu minimum d’insertion, le RMI, puis le revenu de solidarité active, le RSA.
Malgré cela, la pauvreté s’est installée massivement dans notre pays, à tel point que, aujourd’hui, 9, 3 millions de personnes sont considérées comme pauvres selon l’Insee. Près d’un tiers d’entre elles sont des enfants et des adolescents, plus de la moitié ont moins de 30 ans.
Ces quinze dernières années, le taux de pauvreté des jeunes âgés de 18 à 29 ans a augmenté de plus de 50 %. Plus frappant encore, le Secours populaire souligne qu’un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté et ne mange pas tous les jours à sa faim. Les personnes handicapées pauvres sont, elles, plus de 800 000 en France, soit 12 % de l’ensemble des adultes en situation de pauvreté.
En matière de logement, selon une étude de la Fondation Abbé-Pierre, quelque 300 000 Français seraient sans domicile. Et je ne parle pas des mal-logés. Chacun le mesure au nombre de demandes de logements déposées dans sa mairie.
N’oublions pas que, selon les associations, près d’un million de personnes ont rejoint cette cohorte depuis le début de la crise. La France compte aujourd’hui plus de 11 millions de pauvres, soit 17 % de la population, alors qu’elle est la sixième puissance économique mondiale.
Face à cette situation, que chacun déplore et souhaite combattre, un phénomène participe à l’enfermement dans la précarité et la pauvreté : le non-recours.
En 2018, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, la Drees, le taux de non-recours à l’aide au paiement d’une complémentaire de santé, l’ACS, oscillait entre 53 % et 67 %. Dans son dernier rapport, le Secours catholique estime pour sa part qu’un tiers des allocataires potentiels du RSA n’en bénéficie pas.
Si les raisons qui expliquent le non-recours sont multiples, la principale est la méconnaissance du public des dispositifs existants et leur complexité d’accès. Cette raison explique à elle seule 70 % des non-recours. Il s’agit là d’un véritable fléau.
Permettez-moi maintenant d’évoquer ce que j’ai appelé l’hypocrisie française face à la pauvreté, qui repose sur trois éléments.
Tout d’abord, nous créons des droits théoriques sans nous assurer qu’ils sont effectivement mis en œuvre.
Ensuite, nous assistons parfois à des logiques d’économies, au détriment des plus précaires. On sait bien que le non-recours a une dimension budgétaire.
Enfin, pour parodier une citation célèbre, « contre la pauvreté, nous n’avons pas tout essayé ».
Aussi la présente proposition de loi vise-t-elle à passer d’un droit reconnu, mais théorique, à un droit réel. C’est fidèle à ces principes, à la Constitution, au programme du Conseil national de la Résistance, et conscient de la réalité de la pauvreté qui brise des vies, parfois dès la naissance, que je me présente aujourd’hui devant vous.
Cette proposition de loi vise à compléter les dispositifs existants, à être efficace rapidement et à soutenir les Français qui ont droit à des prestations sociales. Bien entendu, la lutte contre le non-recours fait partie des missions obligatoires des caisses de sécurité sociale et des caisses d’allocations familiales, notamment au travers des « Rendez-vous des droits ». Je salue cet engagement et je m’en félicite.
Le dispositif que je vous propose vise évidemment non pas à remplacer ou à concurrencer l’existant, mais à le compléter. Les associations et l’administration reconnaissent que beaucoup reste à faire en matière de non-recours.
La commission des affaires sociales le souligne d’ailleurs dans son rapport : « Aussi intéressantes qu’elles soient, ces démarches se heurtent soit à la complexité de réformer un paysage d’aides sociales sédimentées et au temps nécessaire à leur mise en œuvre, soit au fait qu’elles n’atteignent pas les publics les plus éloignés des dispositifs sociaux, affectés par la fracture numérique ou l’exclusion sociale ».
Elle souligne également que le dispositif proposé dans la présente proposition de loi, « à périmètre constant des droits et prestations sociales, a le mérite d’offrir un mécanisme applicable dans un délai raisonnable, alors que les travaux engagés par le Gouvernement pour mettre en place un revenu universel d’activité ne trouveront pas de traduction concrète avant la fin de ce quinquennat ».
C’est maintenant qu’il nous faut agir ! Tel est l’objet de cette proposition de loi.
En réalité, mes chers collègues, ce texte met en lumière deux visions de la société. Certains – ce n’est pas une condamnation de ma part – considèrent que les bénéficiaires de prestations sociales doivent être surveillés, responsabilisés ; ils estiment parfois même qu’il faut leur imposer des conditions. D’autres, comme moi, pensent que la lutte contre la pauvreté doit être une priorité et veulent mettre fin à l’hypocrisie française que j’évoquais au début de mon intervention.
Les débats en commission ont d’ailleurs été particulièrement instructifs. Pour les uns, il faudrait, pour bénéficier du RSA par exemple, fournir un « effort d’insertion supplémentaire ». Pour ma part, je ne savais pas que, pour bénéficier des dispositifs et droits garantis par la loi, nos concitoyens devaient faire des « efforts ».
Cette logique s’applique-t-elle à tous les droits ou uniquement à ceux des plus précaires ? A-t-on demandé aux contribuables soumis à l’impôt de solidarité sur la fortune, lorsque celui-ci a été supprimé, de faire preuve de sens des responsabilités, de prendre des engagements, de faire une quelconque démarche ? Les lois et les décisions que nous prenons reposent sur le principe d’universalité.
D’autres encore pensent que cette proposition de loi prévoit un « versement automatique ». Qu’ils soient rassurés, le mécanisme que je propose repose toujours sur une demande initiale de l’ayant droit.
Pour d’autres enfin, la réduction du non-recours aurait des effets financiers : elle coûterait cher, nous disent certains. Comme il s’agit ni plus ni moins d’appliquer le droit, cet argument ne peut s’entendre, sauf à voter des droits et, dans le même temps, à faire des économies au détriment des personnes en situation de précarité. Quel modèle de société !
Si un droit existe, il doit être appliqué, « quoi qu’il en coûte ». Et ce n’est pas le vice-président de la commission des affaires sociales, qui a lui-même rappelé ce fait au Gouvernement lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 et de l’amendement dont est issue la présente proposition de loi, qui me contredira.
Le Gouvernement avait alors invoqué à l’Assemblée nationale le risque que cette disposition n’allonge les délais et ne pénalise les ayants droit. Ce n’était pas le cas dans la première version, cela ne l’est pas non plus dans le présent texte. Il n’y a pas de risque de retard pour les bénéficiaires des prestations sociales.
Dès lors, mes chers collègues, une fois mis de côté ces arguments de circonstance, dont certains sont idéologiques, je rappellerai que cette proposition de loi reprend un amendement que j’avais déposé lors de l’examen du PLFSS pour 2021 et que notre Haute Assemblée avait adopté le 12 novembre dernier. Il serait bien de réaffirmer que ce qui était bon le 12 novembre dernier l’est encore aujourd’hui.
Notre groupe, quel que soit le résultat du vote de ce soir – j’ai lu les conclusions du rapport de la commission des affaires sociales, il n’y a donc pas de suspens ! – continuera de porter ce combat contre le non-recours, car il est juste et essentiel.
Nous continuerons à porter ce combat, parce qu’il n’est plus acceptable que certains droits soient théoriques et non pas réels.
Nous continuerons à porter ce combat, parce que nous devons mettre fin à l’idée trop largement répandue selon laquelle les personnes précaires doivent faire des « efforts » pour que leurs droits soient appliqués.
Nous continuerons à porter ce combat, parce qu’il y va tout simplement de la vie et de l’avenir de millions de Français – de femmes, d’enfants, d’hommes.