Intervention de Annie Le Houerou

Réunion du 9 juin 2021 à 15h00
Protection sociale globale — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Annie Le HouerouAnnie Le Houerou :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, une part significative des personnes éligibles aux droits et prestations sociales n’en bénéficient pas. C’est ce que nous appelons le « non-recours », un sujet auquel les sociologues ont consacré un premier article en 1976, soit il y a près d’un demi-siècle.

Depuis lors, les livres se comptent par dizaines sur cette question, qui mobilise des laboratoires de recherche entiers. Et pour cause : le non-recours est devenu un phénomène massif avec la multiplication des dispositifs. Le Secours catholique estime que, désormais, un tiers des allocataires potentiels du RSA et un quart des personnes éligibles aux allocations familiales ne les perçoivent pas.

Que révèlent ces chiffres de la pertinence des choix collectifs ? Que disent-ils de ce qu’éprouvent les plus fragiles ? De l’état de notre pacte social ? Ces questions méritent assurément d’occuper les chercheurs, mais tout autant, voire davantage, les parlementaires que nous sommes, inquiets de cette réalité qui ne s’estompe pas.

De façon classique, le non-recours aux droits s’explique par le parcours des individus, dont on tente de cerner la rationalité en matière d’accès aux droits.

Si les personnes éligibles au RSA ne le perçoivent pas, c’est d’abord par ignorance de son existence ou méconnaissance de ses conditions d’accès. Le non-recours peut aussi être volontaire, motivé par le refus de la stigmatisation ou la conviction qu’il y a toujours plus malheureux que soi. Mais la principale cause réside dans la complexité des démarches, qui décourage les demandeurs, quand elle ne les effraie pas.

Pour y remédier, les organismes gestionnaires ont été responsabilisés : la lutte contre le non-recours fait désormais partie des missions légales des caisses de sécurité sociale. Les caisses d’allocations familiales obtiennent quelques résultats grâce à leurs « Rendez-vous des droits ».

Les modalités de repérage des personnes les plus en difficulté sont de plus en plus sophistiquées, grâce notamment aux techniques de data mining – c’était l’objet de l’article 82 de la dernière loi de financement de la sécurité sociale.

Des efforts importants sont aussi déployés pour mieux informer les administrés et fluidifier les échanges entre administrations.

Outre les simulateurs en ligne proposés par les différents organismes, le portail numérique des droits sociaux – mesdroitssociaux.gouv.fr – permet aux assurés de visualiser leurs droits, de les simuler et de réaliser leurs démarches en ligne en matière de retraite, d’emploi, de santé, de logement, mais aussi de prestations de solidarité, d’allocations familiales ou encore d’aides extralégales de certaines collectivités territoriales.

Le portail Mon parcours handicap a pour sa part vocation à servir de guichet unique numérique, afin de simplifier les démarches des usagers tout au long de leur vie.

Ces initiatives sont intéressantes, mais l’accent mis sur la numérisation des démarches fait fi de la fracture numérique et de l’illectronisme. Eh oui : les difficultés d’accès au numérique touchent plus fréquemment ceux qui ont vocation à se servir de ces outils !

Ainsi, selon une étude réalisée par le Secours catholique, près de 55 % des personnes interrogées rencontrent des difficultés avec les démarches en ligne. Parmi celles que l’association prend en charge, un tiers a un accès nul ou limité aux outils informatiques.

Selon les analyses plus récentes sur le non-recours, qui partent des dispositifs eux-mêmes, si de nombreuses personnes éligibles aux prestations sociales n’en bénéficient pas, c’est sans doute aussi parce que ces dernières sont mal conçues. Lutter contre le non-recours devrait donc passer non seulement par l’accompagnement des personnes, mais aussi par la refonte des dispositifs qui leur sont destinés et des procédures à suivre.

Idéalement, pour plus de lisibilité, le nombre de prestations devrait être réduit au minimum et leurs voies d’accès simplifiées au maximum.

Une promesse de cet ordre a été faite en juin 2018 avec le projet de revenu universel d’activité, le RUA, vaisseau amiral de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, bâti pour garantir un meilleur pilotage. Trois ans plus tard, il s’est ensablé…

Dans ce contexte, la proposition de loi de M. Temal est astucieuse et originale.

Elle est astucieuse, car elle ne touche pas au paysage des aides et prestations, ni à leurs conditions d’accès. D’aucuns y verront peut-être une faiblesse, mais, plutôt que de concurrencer le chantier du RUA, qui aboutira peut-être un jour, mieux vaut proposer un mécanisme plus directement opérationnel. C’est ce mécanisme qui rend cette proposition de loi originale et qui laisse à penser que, au moins en matière de lutte contre le non-recours, on n’a pas encore tout essayé.

Pour le décrire d’un mot, ce mécanisme systématise l’examen de l’éligibilité du demandeur d’une prestation à une liste de droits et de prestations connexes. Ce faisant, c’est à l’administration, et non plus aux usagers, qu’il reviendrait de frapper à la bonne porte, et cela de manière organisée, pour plus d’efficacité.

Deux grandes catégories de prestations sont distinguées. La première comprend les prestations relevant du soutien à l’autonomie : l’éligibilité à l’AAH, à la prestation de compensation du handicap, la PCH, à l’allocation personnalisée d’autonomie, l’APA, et à la carte mobilité inclusion entraînerait automatiquement l’examen de l’éligibilité aux autres droits et prestations qui ne leur sont pas incompatibles.

Le même mécanisme est prévu pour les prestations destinées aux personnes à faibles ressources : la prime d’activité et les trois aides au logement.

Ces deux groupes de prestations sont en outre reliés entre eux : l’autorité qui prononcerait l’admission au bénéfice d’un droit ou d’une prestation du premier ensemble saisirait sans délai les organismes compétents pour l’examen de l’éligibilité aux prestations du second ensemble. Les deux ensembles sont pareillement reliés au RSA, ainsi qu’à la complémentaire santé solidaire.

Lorsque l’autorité saisie en application d’un tel mécanisme en aura la compétence et disposera de tous les éléments nécessaires, elle se prononcera simultanément sur l’admission de l’intéressé au bénéfice d’un ou plusieurs autres droits ou prestations, ainsi qu’au bénéfice du RSA. À défaut, elle informera le bénéficiaire qu’il sera procédé sans délai à l’examen de son dossier par l’organisme compétent, qui lui serait indiqué.

Un tel mécanisme épouse l’évolution de notre système social, sans remettre en cause son fonctionnement. Le principe de quérabilité des aides est ici respecté, puisqu’il faut faire une demande originelle pour déclencher l’examen de l’éligibilité à d’autres prestations.

Cette automaticité ne serait pas nouvelle, elle a déjà gagné un peu de terrain.

En effet, toute demande de RSA vaut demande de prime d’activité ; tout bénéficiaire du RSA a déjà automatiquement accès à la complémentaire santé solidaire en cochant une simple case ; toute demande de prestation faite à une maison départementale des personnes handicapées, une MDPH, sur le formulaire unique en circulation depuis 2019 vaut demande de toutes celles qu’elle peut distribuer.

D’aucuns feront sans doute valoir que de telles obligations d’instruction de nouveaux dossiers alourdiront les charges de gestion des organismes délivrant les prestations. Cela se discute.

Tout d’abord, certaines dispositions du texte prévoient les souplesses nécessaires : en prévenant les requêtes sans objet, en permettant, à la suite d’un premier refus, l’examen de l’éligibilité du demandeur à d’autres droits ou prestations, ou bien la saisine à cette fin de l’autorité compétente. Le texte prévoit même que le demandeur puisse renoncer à tout moment au bénéfice d’une prestation.

Ensuite, la simplification globale des démarches pourrait, en prévenant les ruptures de droits en cascade, faire faire des économies globales au système social, car les besoins des personnes seraient appréhendés avant que leur situation ne soit trop dégradée.

Ce texte apparaît en réalité complémentaire des chantiers en cours. S’il exige peut-être des efforts de formation des agents aux prestations qu’ils ne servent pas directement, il ne nécessite pas d’autres efforts de gestion que ceux qui sont déjà engagés en matière de rapprochement des données fiscales et sociales, de simplification numérique et de lutte contre l’illectronisme.

Quand bien même il serait démontré que tout cela alourdirait la gestion des prestations ou exigerait des autorisations d’échanges de données supplémentaires, on ne saurait sérieusement invoquer de tels arguments pratiques et techniques pour faire obstacle au droit élémentaire de chacun de bénéficier de ce qui doit lui revenir.

Certains de nos collègues ont enfin regretté en commission que les dépenses qu’entraînerait un tel mécanisme n’aient pas été chiffrées. Une telle inquiétude est apparemment légitime.

L’inquiétude de certains collègues, qui siègent plutôt sur ma droite, révèle toutefois une curieuse perspective. Car enfin, mes chers collègues, le problème n’est pas que ce texte ne soit pas accompagné d’une étude d’impact, il est plutôt que nos projets de loi de finances annuels ne comprennent pas d’évaluation du montant des économies que nous réalisons en décourageant les plus fragiles ! Le Secours catholique évoque des « économies honteuses ». Rachid Temal, l’auteur de la proposition de loi, parle, lui, d’une « hypocrisie française ».

Que fait le législateur qui redessine les aides au logement ou élargit le bénéfice de l’AAH, sans, dans le même temps, s’assurer que ses destinataires pourront en profiter, sinon se payer de mots ? Il est à craindre que, à terme, ce ne soit cette dépense-là qui nous coûte le plus cher.

On ne s’étonnera donc pas, mes chers collègues, que, dans sa sagesse, le Sénat ait déjà voté un tel mécanisme, présenté sous forme d’amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, après avis de sagesse du rapporteur général de la commission des affaires sociales – sous une forme bien moins aboutie que celle qui est prévue dans cette proposition de loi. Qu’il ait ensuite été supprimé de la version définitive du texte ne nous interdit pas de l’adopter de nouveau, bien au contraire.

Néanmoins, la commission des affaires sociales n’a pas adopté cette proposition de loi, à laquelle je suis, vous l’avez bien compris, favorable à titre personnel.

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