Intervention de Laurence Harribey

Réunion du 8 juin 2021 à 14h30
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 24 et 25 juin 2021

Photo de Laurence HarribeyLaurence Harribey :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, le prochain Conseil européen, le dernier sous présidence portugaise, marque aussi la sortie espérée d’une crise sanitaire qui a bouleversé les certitudes comme les doutes sur l’Union européenne. On pourrait dire une fois encore que « l’Union européenne est à la croisée des chemins ». J’hésite, cependant, à utiliser cette formule, car en tapant par curiosité sur internet les mots « Europe à la croisée des chemins », j’ai souri aux quelques dizaines de pages d’occurrences qui reprennent la formule depuis des décennies, comme si l’Union n’en finissait pas d’être à la croisée des chemins…

Il n’empêche, au risque de tomber dans la facilité, que cette crise sanitaire a bien fait changer les lignes. Je m’arrêterai sur deux aspects positifs.

Le premier est l’approche commune en matière de soutien à l’économie, qui a abouti à un plan de relance européen, pour la première fois fondé sur un emprunt commun et mutualisé. Il faut aussi mentionner la suspension des règles budgétaires ou encore la mise en place en 2020 du programme SURE de soutien aux régimes nationaux de chômage partiel. La décision permettant à la Commission de lancer cet emprunt commun vient d’être ratifiée par tous les États membres. Dix mois de cheminement pour les Vingt-Sept, c’est comparativement peu, mais c’est long par rapport à l’urgence, surtout si l’on considère que ce principe est une pièce incontournable de l’accord.

Le second aspect porte sur la capacité à élaborer une stratégie commune en matière de lutte contre l’épidémie, alors même que l’Union n’a qu’une compétence d’appui. La mise en place de contrats d’achats anticipés, l’assouplissement temporaire des conditions d’aides publiques aux entreprises stratégiques, l’accord sur une répartition des vaccins au prorata de la population sont autant de mesures positives qui ont permis à l’Europe d’avancer groupée.

Ce qui est intéressant dans cette crise, c’est que tout le monde s’est aperçu, y compris les pays dits « frugaux », que notre sort était lié. Cette solidarité européenne sous forme mutualisée est – il faut le reconnaître – quelque chose de relativement nouveau. Elle semble avoir été réaffirmée lors du sommet social de Porto, qui acte le principe d’une reprise équitable et, surtout, collective et inclusive, fondée sur la cohésion.

Finalement, on pourrait se contenter d’une certaine satisfaction. Pourtant, au terme de cette présidence portugaise, qui a tenté, dans un contexte difficile, de réorienter les politiques européennes et qui a fait de l’Europe sociale le cœur de sa feuille de route, trois points méritent d’être rappelés, car ils sont porteurs d’exigences.

Premier point : après l’urgence sanitaire, l’urgence est désormais sociale et appelle une réorientation de la croissance.

Les transitions écologiques et numériques qui ont été engagées doivent non seulement être des leviers de croissance, mais aussi de véritables viviers d’emplois, décents et durables. Ces transitions vont contribuer à supprimer des emplois, souvent dans des secteurs qui demandent peu de qualifications. Sans anticipation, la nasse peut se refermer très vite sur les travailleurs les moins qualifiés, d’où le rôle fondamental de l’accompagnement. Le Parlement européen vient d’ailleurs d’approuver le renforcement du financement du volet social du Fonds pour une transition juste, en ce sens.

De même, la recommandation présentée par la Commission, en mars dernier, concernant un soutien actif et efficace à l’emploi est positive.

En revanche, nous regrettons qu’il n’y ait pas de fonds spécifiquement dédié à toutes les mesures sociales et que les financements soient mis à disposition des États membres sans stricte obligation de les utiliser à ces fins.

Cette réorientation de la croissance suppose la poursuite du soutien à l’économie européenne. Comme notre collègue Cabanel l’a souligné, certains, au sein même de la Commission, dont Paolo Gentiloni, préconisent la révision des règles budgétaires et défendent la nécessité de faire plus : « L’acquis de cette pandémie, ce n’est pas seulement la solidarité entre Européens avec le plan de relance. C’est aussi le fait que la croissance est au cœur de notre politique économique, et le niveau de la dette n’en est pas le mot clé. »

En conséquence, nous nous interrogeons quant à la nature des plans de relance nationaux. Le timing, la formule, l’engagement de telle ou telle réforme en contrepartie des sommes allouées, cela ressemble étrangement à un exercice classique de semestre européen et à un système de conditionnalité auquel nous n’adhérons pas. Il y a là une forme de contradiction sur laquelle, monsieur le secrétaire d’État, nous aimerions d’autant plus connaître votre position que, au niveau français, certains membres du Gouvernement commencent à dire que l’après-crise sera une période de restriction budgétaire. La formule « lutter contre le virus quoi qu’il en coûte » deviendrait-elle « rembourser la dette quoi qu’il en coûte » ? Le spectre de l’austérité doit-il devenir l’horizon après 2023 ?

Pour nous, une solution est plutôt dans l’harmonisation fiscale en complément du premier pas que constituent les ressources propres.

Si nous saluons l’avancée essentielle de l’accord du G7, le week-end dernier, nous nous interrogeons sur la position du gouvernement français dans les négociations sur l’élargissement de l’assiette de la taxe sur les transactions financières.

Vous avez notamment déclaré, monsieur le secrétaire d’État, que la France était favorable à un accord à vingt-sept. Or celui-ci relève du vœu pieux ou d’un accord minimaliste, comme l’ont dit certains de mes collègues. En revanche, un accord sur la base d’une coopération renforcée pourrait être un véritable levier.

Le deuxième point qui nous préoccupe porte sur la nécessaire réorientation des priorités stratégiques de l’Union. Or plusieurs négociations patinent.

Les difficultés concernent le futur paquet climat, qui sera présenté le 14 juillet prochain et sur lequel les conclusions du dernier Conseil restent vagues. Pis, la référence à la révision du règlement européen sur le partage de l’effort, prévue dans le paquet législatif, a été supprimée du fait des divergences avec certains États membres, notamment la Pologne.

À cela, il faut ajouter l’échec des négociations de la PAC, domaine lié aux enjeux climatiques comme sociétaux, sur des questions comme la souveraineté alimentaire. Le recul en matière d’agriculture bio se traduit en France par l’annonce de baisses de financements qui nous semblent graves et incohérentes au regard du modèle que nous préconisons.

Les difficultés portent aussi sur les politiques industrielle et commerciale, pour formaliser l’autonomie stratégique ouverte telle qu’elle a été annoncée.

Certes, Paris et Berlin ont déclaré lors du dernier conseil des ministres franco-allemand vouloir « accroître la résilience et la capacité d’action de l’Union européenne », en développant notamment une stratégie européenne pharmaceutique, un travail sur les projets d’intérêt commun et un dispositif de l’Union permettant de débloquer un soutien public pour des secteurs stratégiques. Cependant, la présentation d’une véritable stratégie industrielle au niveau européen est reportée depuis mars dernier. Si le projet HERA, que vous avez cité, pour créer une agence à l’image de la Barda américaine est un premier pas, les moyens restent bien en deçà de ce qu’il faudrait, comme l’ont souligné certains collègues.

Il manque un étage à la « fusée Europe », celui des investissements d’avenir, qu’ils soient matériels, concernant les infrastructures, ou intellectuels, dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la recherche et du développement. Vous l’avez d’ailleurs souligné, à juste titre, monsieur le secrétaire d’État.

Ce manque nous ramène inéluctablement à la question de la faiblesse du budget européen, à la nécessité d’un deuxième plan de relance et de la pérennisation du mécanisme d’emprunt européen.

Sur le plan de la réorientation de la politique commerciale, le Conseil des affaires étrangères du 20 mai dernier a achoppé sur trois points pourtant essentiels : l’équilibre entre ouverture des marchés et protection des entreprises européennes ; le respect de l’accord de Paris comme clause essentielle des accords de libre-échange ; la mention ou non de l’accord commercial avec le Mercosur. À ce sujet, nous nous interrogeons sur le statut des garanties supplémentaires qui seraient exigées avant tout aval du Conseil. Comment, alors que les négociations sont closes, parvenir à une réelle prise en compte des exigences en matière de déforestation et de normes sanitaires et environnementales ?

Le troisième point de vigilance porte sur la dimension politique de l’Union et sur le respect de l’État de droit. Un arc de crises ceint l’espace européen avec des zones d’instabilité qui se rapprochent. Or l’Europe peine à se positionner et à prendre des décisions unanimes, ce qui est normal d’un point de vue juridique.

Comme le souligne le dernier rapport de la Fondation Robert-Schuman, l’Europe a gagné la paix, mais n’a pas conquis la puissance. L’Union est le contraire d’un empire et le contraire d’un État, d’où la difficulté à défendre les attributs d’un État.

De fait, l’Union européenne réagit plus qu’elle ne construit une stratégie. La décision d’isoler la Biélorussie après le détournement d’un avion en est un exemple, et je ne reviendrai pas sur ce qu’ont dit certains de mes collègues.

Dans le cas de la Russie, l’Union en reste à la réaction et à la condamnation incantatoire, comme cela a déjà été dit.

À cela s’ajoute la question des relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, qui ont commencé à nous inquiéter ces derniers jours.

Lié à cette dimension politique de l’État de droit, le dernier point que je souhaite aborder porte sur les migrations.

La réunion des ministres qui s’est tenue aujourd’hui montre bien le caractère ambigu et embarrassé des positions, notamment en ce qui concerne le pacte sur la migration et l’asile. En effet, l’approche sécuritaire globale de ce pacte marque un tournant régressif pour l’accès au droit d’asile, les conditions d’évaluation des besoins de protection et le respect des droits fondamentaux. Le texte ne résout pas du tout la question des flux à long terme. De plus, la mise en place d’un système de remplacement de l’actuel règlement de Dublin laisse une marge de manœuvre importante aux États. La récente initiative du Danemark de sous-traiter les demandes d’asile à des pays tiers montre tout le cynisme auquel on peut aboutir.

De fait, la voie d’un compromis entre des pays aux intérêts divergents et aux opinions publiques clivées semble étroite. Il y a pourtant urgence, d’autant plus que, au vu du rapport de la Cour des comptes, qui dresse un constat sévère de l’action de l’agence Frontex, certaines dispositions sont à modifier.

Le Parlement européen, qui a récemment débattu de la situation dramatique sur les voies migratoires en Méditerranée, a mis en avant des solutions, telles que le déploiement d’un mécanisme européen de sauvetage en mer ou la décriminalisation de l’assistance humanitaire. En effet, selon nous, la non-assistance à personne en danger est un crime et pas une manière de gérer les frontières.

Enfin, sur le plus long terme, le Parlement a également proposé de renforcer les voies légales menant à l’Europe, ce qui suppose une véritable politique européenne d’asile et d’immigration.

En conclusion, je voudrais rappeler les trois points de vigilance qui sont les nôtres : l’urgence sociale appelle une redéfinition de la croissance ; la réorientation stratégique appelle à réformer les politiques industrielle, agricole et commerciale, ainsi que celle de la recherche et du développement, et à donner des moyens budgétaires propres à l’Union ; enfin, l’affirmation des fondements de l’État de droit tant sur le plan international qu’en interne est une nécessité. Ces points constituent le triptyque d’un avenir européen qu’il reste à forger. Nous voudrions que la France joue un rôle efficace dans cette entreprise. Tel est le sujet sur lequel nous souhaitons vous interroger.

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