Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 8 juin 2021 à 14h30
Amélioration de l'économie du livre — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

« Lire, c’est boire et manger. L’esprit qui ne lit pas maigrit comme le corps qui ne mange pas » : ainsi s’exprimait le grand Victor Hugo, démontrant que, oui, le livre et la lecture sont essentiels, et même vitaux.

En témoignent les débats passionnés et militants sur le maintien de l’ouverture des librairies pendant le confinement, au moment même où, précisément, on avait le plus le temps de lire, l’incohérence avec le traitement fort heureusement réservé aux maisons de la presse étant d’ailleurs dénoncée. Cette période aura prouvé en tout cas à quel point les Français étaient attachés à la Librairie avec un grand L !

Notre commission de la culture, qui défend le rôle des librairies indépendantes, est aussi celle de l’éducation : elle sait bien à quel point le livre et la lecture sont le socle de toute émancipation. La lecture est la première source de savoir, parce qu’elle rend accessible la connaissance dans tous les domaines ; elle est également la première porte vers l’imaginaire, parce qu’elle donne accès à des mondes inconnus et insoupçonnés.

Aussi sommes-nous attentifs à l’économie du secteur, à la bonne santé de toute la filière, ainsi qu’au rôle de la bibliothèque publique dans la cité. C’est pourquoi je ne peux que saluer les initiatives de nos collègues Laure Darcos et Sylvie Robert, qui nous proposent, aujourd’hui et demain, deux textes de loi visant à améliorer sensiblement notre législation dans ces domaines.

Si nos librairies résistent plutôt bien ces dernières années, on le doit, d’une part, à une politique volontariste du ministère de la culture mais aussi des collectivités territoriales – je pense notamment aux régions et à leurs agences du livre –, et, d’autre part, au législateur, qui a su d’emblée prendre en considération les nouveaux usages numériques.

La dernière loi votée en matière d’économie du livre, déjà sur l’initiative du Sénat, et denotre ancien collègue Jacques Legendre, celle du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique, a été essentielle. Elle a permis de prendre en compte rapidement l’irruption dans la chaîne du livre des plateformes, acteurs nouveaux susceptibles de bouleverser les équilibres existants.

Malgré tout, comme pour la musique, comme pour le cinéma, et plus encore comme pour la presse, il nous faut sans relâche être vigilants s’agissant de la manière dont lesdites plateformes s’ingénient, comme c’est leur habitude, à casser le marché à leur avantage. Ainsi d’Amazon qui, pour contourner la loi du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres, a proposé une livraison gratuite ou quasi gratuite pour le seul livre, érigé en produit d’appel !

Ainsi, comme l’a rappelé notre rapporteure Céline Boulay-Espéronnier, dont je salue l’excellent travail, il était important que la législation soit complétée pour corriger les désavantages concurrentiels subis par la profession. Tel est l’objet de l’article 1er du texte, qui supprime la gratuité des frais de port et vise à mettre en place un montant minimum de frais de port, fixé par arrêté. L’objectif est de rééquilibrer le rapport de force entre libraires et plateformes en ligne. Il est vrai qu’il est difficile de mesurer l’impact d’une telle mesure, mais je veux attirer ici l’attention sur deux points : notre souveraineté culturelle, d’une part ; notre modèle de société et de développement, d’autre part, à l’aune du défi environnemental et climatique, qui doit tous nous responsabiliser.

Internet s’est d’abord construit sur l’idée d’une fausse gratuité. Souvenez-vous, c’est d’ailleurs ce qui, à défaut d’une offre légale suffisante, a initialement encouragé le piratage des œuvres, notamment musicales et cinématographiques.

Or, si c’est gratuit – c’est bien connu désormais –, c’est que vous êtes le produit, par les données que vous générez en cliquant et en commandant des produits. Le premier clic enclenche la machine à vous attirer, à vous capter, et vous fait consommer toujours plus, selon une logique d’offres formatées pour vous.

Il faut bien se dire qu’en l’état du modèle économique des plateformes, si vous ne payez peut-être pas de frais de port, c’est que vous vous vendez vous-même !

Par ailleurs, outre le désavantage concurrentiel notoire qui oblige tous les acteurs français et européens à s’aligner alors qu’ils ne disposent pas de la même capacité financière, la gratuité des frais de port proposée par une société comme Amazon revient à casser le marché et fait peser une menace sur nos librairies, quand bien même ces dernières disposeraient elles-mêmes de plateformes de distribution.

Ce que nous défendons là, c’est l’équité, mais aussi un modèle de société : c’est le rôle que peut jouer la culture dans nos territoires parce qu’y survivent des lieux comme les librairies, les cinémas, les bibliothèques, autant de lieux de vie et de partage à nul autre pareils.

Si la période de confinement nous a démontré quoi que ce soit, c’est que les outils numériques, c’est bien et même formidable, mais qu’ils ont leurs limites et surtout que nous avons profondément besoin de contacts directs. Quant aux robots et aux algorithmes de recommandation, ils sont peut-être fascinants, mais rien ne remplacera le bibliothécaire, le libraire, l’animateur intervenant dans les cinémas, pour nous faire découvrir, ensemble, des œuvres qu’à notre tour nous partagerons avec d’autres.

Il ne s’agit pas pour autant de combattre le progrès et de déclarer la guerre au commerce en ligne, qui démontre chaque jour son utilité pour certains de nos concitoyens empêchés dans leurs déplacements ou vivant dans des territoires éloignés… quoique des études aient montré que ceux-ci n’étaient pas les consommateurs pratiquant le plus l’achat connecté.

Il s’agit simplement d’en souligner les écueils et les limites.

Ainsi, dans une logique de responsabilisation, il me semble essentiel que l’impact que peuvent avoir ces nouveaux modes de consommation numériques sur notre environnement soit porté à la connaissance du grand public.

Il est vrai que nous méconnaissons le coût social et le coût écologique de telles pratiques – à cet égard, il faut saluer le travail effectué par nos collègues Rémy Pointereau et Nicole Bonnefoy, qui ont récemment publié un rapport sur le transport de marchandises au regard des impératifs environnementaux. Les livraisons gratuites, qui incitent à la surconsommation, ont un réel impact. En afficher le prix réel serait pédagogique et favoriserait de meilleures pratiques de consommation.

Outre l’article 1er, le texte qui nous est soumis contient toute une série de propositions utiles.

La possibilité donnée aux collectivités de soutenir leurs librairies, prévue à l’article 2, me semble particulièrement intéressante : ainsi se trouve reconnu, au-delà du simple aspect commercial, leur rôle d’animation, de conseil et de voie d’accès à la culture. Ce rôle est d’autant plus essentiel dans les zones rurales, où continue d’être en jeu l’attractivité de bourgs dont la revitalisation préoccupe grandement notre assemblée.

La transposition dans la loi des dispositions de l’accord interprofessionnel du 29 juin 2017 entre le syndicat national de l’édition (SNE) et le conseil permanent des écrivains (CPE) va aussi dans le bon sens en ce qu’elle rénove la relation entre auteurs et éditeurs. Je voudrais rappeler ici à quel point ceux-ci, auteurs comme éditeurs, ont été fragilisés durant la période qui vient de s’écouler.

Nous soutenons enfin l’adaptation du dépôt légal à l’ère numérique pour la Bibliothèque nationale de France (BNF), le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et l’Institut national de l’audiovisuel (INA), qui se trouvent actuellement bloqués dans leur travail de conservation patrimoniale numérique.

L’article 5 tel qu’il ressort de nos travaux constitue – il faut bien le dire – un remarquable et exceptionnel travail de colégislation effectué par notre commission avec le Conseil d’État pour lever les obstacles techniques et juridiques auxquels la rénovation du dépôt légal se heurte aujourd’hui.

Au terme de mon intervention, madame la ministre, mes chers collègues, vous l’aurez compris, les sénatrices et les sénateurs du groupe Union Centriste voteront avec conviction en faveur de cette proposition de loi dont nous félicitons une nouvelle fois l’auteure, Laure Darcos.

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