Intervention de Roselyne Bachelot

Réunion du 8 juin 2021 à 14h30
Amélioration de l'économie du livre — Article 1er

Roselyne Bachelot :

Je remercie de nouveau les sénatrices et les sénateurs pour ce débat, et tout spécialement Laure Darcos pour la qualité de son texte.

Effectivement, si nous avons su garder le plus grand réseau de librairies d’Europe, c’est bien parce que l’action de l’État a été constante lors des décennies précédentes. Comme dans d’autres secteurs culturels, il nous faudra passer d’une politique de l’offre à une politique de la demande sur les librairies et le fait de fréquenter les livres. La politique du pass Culture constitue l’une des réponses à la question posée, à savoir la conquête de nouveaux lecteurs.

Il existe finalement, ce débat le montre, un très large consensus, excepté peut-être en ce qui concerne l’article 1er. Je souhaite donc répondre très précisément à certaines interrogations, comme m’y a invitée Mme la rapporteure pour avis Martine Berthet.

Première question : cette mesure va-t-elle renchérir le prix du livre ?

Ce ne sera pas le cas. Il s’agit d’imposer aux acteurs qui expédient des livres de facturer au client un minimum réglementaire en contrepartie de la livraison. L’idée est de donner une valeur à ce service, qui n’est pas anodin. Or, aujourd’hui, il n’y a qu’un acteur qui pratique la quasi-gratuité systématique pour cette prestation. Par conséquent, la mesure ne va pas renchérir le prix du livre, elle contraindra simplement cet acteur à faire payer le service de livraison, comme le font tous ses concurrents.

Deuxième argument utilisé lors de ces échanges : cette mesure va pénaliser les Français vivant dans des zones éloignées de toute librairie.

On estime aujourd’hui qu’il existe 3 300 librairies en France. Mais il y a plusieurs dizaines de milliers de points de vente du livre, que cela soit à titre principal ou non. Beaucoup de Français achètent leurs livres dans des maisons de la presse, dans des grandes surfaces culturelles ou encore aux rayons livres des grandes surfaces alimentaires.

Les panels de consommateurs le montrent, nos concitoyens qui sont dans cette situation géographique préfèrent acheter très largement leurs livres dans les grandes surfaces. Ils ne dépendent pas de la vente en ligne. L’achat de livres en ligne est une pratique qui s’est surtout développée chez les habitants des grandes villes, en particulier chez ceux qui appartiennent à des catégories socioprofessionnelles favorisées.

Troisième argument qui est utilisé : cette mesure serait inefficace puisqu’elle ne changera rien pour les petites librairies qui ne pratiquent pas la vente à distance.

La régulation de la loi Lang n’a pas pour objectif de soutenir les petites librairies, mais elle vise à préserver la plus grande diversité possible dans tous les canaux de vente au détail. La vente en ligne est donc un canal au sein duquel il est primordial de préserver la plus grande diversité.

Or, dans ce domaine, on observe qu’un acteur gagne très rapidement des parts de marché. Cette croissance n’est pas due à des performances logistiques : ses délais de livraison standard sont les mêmes que ceux de tous ses concurrents. Elle n’est pas non plus due à la richesse de son assortiment : tous les détaillants en ligne peuvent proposer à la vente l’intégralité du catalogue disponible. Elle est donc principalement due à une violente concurrence sur les tarifs de livraison. Cette concurrence est telle qu’aujourd’hui cet opérateur dominant propose systématiquement la quasi-gratuité pour cette prestation alors qu’aucun autre opérateur ne le fait.

Nous sommes exactement dans la même situation que celle que connaissaient les commerçants de livres il y a quarante ans, avant que ne soit votée la loi relative au prix du livre. Une concentration est à l’œuvre et la diversité est en danger. Il faut donc interdire cette concurrence par les prix.

Tous les autres détaillants bénéficieront de cette mesure. D’abord, ceux qui se sont engagés dans la vente en ligne et qui souffrent aujourd’hui grandement d’une concurrence tarifaire sur laquelle ils ne peuvent s’aligner. Ensuite, ceux qui ne sont pas encore sur ce canal et qui voudraient s’y implanter. La situation actuelle dissuade bon nombre de libraires de s’engager sur ce terrain parce que le jeu leur paraît perdu d’avance.

À cet égard, je suis très étonnée d’entendre l’argument selon lequel cette régulation pourrait constituer une barrière pour les nouveaux entrants qui voudraient conquérir le marché avec des tarifs très bas. Aucun nouvel entrant n’aura les capacités financières de concurrencer durablement l’entreprise actuellement dominante en proposant une offre déficitaire. Cet argument me semble théorique.

Cette régulation pourrait aussi bénéficier aux boutiques. La tarification, même si elle n’est pas très élevée, pourra inciter les lecteurs à aller retirer leur commande en magasin, voire à la passer chez le détaillant le plus proche. Ces déplacements sont propices aux achats d’impulsion et donc à la diversité de la création.

Quatrième argument entendu : cette mesure réduirait les pratiques de lecture et nuirait au marché du livre.

L’érosion de ces pratiques a des causes beaucoup plus profondes et complexes à traiter que la question du prix du livre.

Le livre est un bien culturel très accessible dans notre pays, et il l’est de plus en plus. Entre 2000 et 2020, l’indice général des prix (IGP) a progressé de 33 % alors que l’indice du prix des livres n’augmentait que de 22 %.

Le livre est donc devenu, en valeur relative, de moins en moins cher. Durant la même période, les pratiques de lecture ont continué de s’éroder, comme le montrent les statistiques sur les pratiques culturelles produites par mon ministère.

Cette évolution est due à la fois à des tendances de fond de la société française et aussi, plus récemment, à la démultiplication des écrans dans notre vie quotidienne. La question des frais de livraison à domicile des livres dont nous débattons aujourd’hui est dérisoire devant de telles forces qui sont à l’œuvre.

J’entends l’argument selon lequel cette mesure améliorera la marge du principal opérateur au détriment des lecteurs. On ne peut pas le nier, lorsqu’on interdit à un opérateur économique d’user de pratiques tarifaires jugées exagérément basses, on préserve sa rentabilité malgré lui. Mais, c’est une chose bien connue, cet opérateur a comme stratégie de sacrifier sa rentabilité pour conquérir le marché par des politiques de prix agressives. Il compense ses pertes en offrant d’autres services, ce qui revient à faire du livre un produit d’appel. La régulation dont nous parlons aujourd’hui contrarie directement cette stratégie.

Quant à savoir si cette tarification minimale est véritablement une pénalité infligée aux lecteurs, cela se discute. Cette gratuité artificielle de la livraison à domicile, en permettant la concentration, porte directement atteinte à la diversité de la création éditoriale.

Pour que le lecteur d’aujourd’hui puisse continuer demain à bénéficier d’une offre de livres stimulante et renouvelée, il faut à tout prix préserver la diversité des acteurs de la vente au détail.

Par ailleurs, la quasi-gratuité permet également le développement de pratiques de consommation totalement délétères pour l’environnement. Comme la livraison est quasi gratuite, quel que soit le poids du colis ou sa valeur, on peut tout à fait, par confort, fragmenter ses commandes à mesure que l’idée nous prend d’acheter tel ou tel livre : il s’ensuit ensuite une démultiplication des emballages et des livraisons, avec toutes les conséquences néfastes que cela engendre.

Enfin, vous me demandez à juste titre quelles sont les intentions du Gouvernement pour fixer le tarif minimum. Si vous votez cette régulation, l’arrêté sera pris conjointement avec mon collègue ministre de l’économie. À ce stade, je me contenterai de partager avec vous certaines réflexions.

Il s’agit à la fois de permettre à un nombre significatif de libraires d’exercer une activité de vente à distance dans des conditions qui ne soient pas déficitaires, mais aussi de ne pas créer de rentes de situation ou de pertes pour le marché du livre par un tarif trop élevé.

La marge commerciale tirée par les détaillants de la vente de livres est relativement homogène, elle est proportionnelle au nombre de livres vendus, et donc au poids du colis. Si l’objectif est que l’opération ne soit pas déficitaire, alors il faut que la marge du détaillant puisse absorber la différence entre le tarif minimum que nous allons fixer et le coût réel que le détaillant devra supporter auprès de son prestataire d’expédition.

Par exemple, si je me fais livrer de nombreux livres dans le même paquet, la marge qu’en tire mon libraire lui permet de m’offrir la livraison à domicile sans que cette opération soit déficitaire pour lui. Nous n’aurons donc aucun intérêt à fixer des tarifs minimaux élevés pour les commandes importantes. C’est pour les colis plus léger que le Gouvernement devra interdire la gratuité, mais en plaçant toujours le tarif minimum à un niveau modéré afin d’empêcher les situations de rente ou d’éviter que des clients renoncent à l’achat.

C’est ce travail de précision que nous attendrons de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). C’est en se basant sur son avis que le Gouvernement pourra arrêter la grille tarifaire.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je pense avoir répondu complètement à votre légitime questionnement.

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