Intervention de René-Paul Savary

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 6 mai 2021 à 8h35
Examen du rapport sur les outils numériques dans la prévention et la gestion des pandémies

Photo de René-Paul SavaryRené-Paul Savary, rapporteur :

En mai dernier, il y a un an, 25 000 personnes étaient mortes du Covid-19 en France : on n'avait pas alors de mots assez durs, ou assez condescendants, pour toutes ces « dictatures numériques » qui, en Asie, prétendaient lutter contre le virus avec des technologies « liberticides ». La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) nous mettait en garde contre les dangers du passeport sanitaire, ce « totem à risques ». En décembre, nous en étions à 60 000 morts, et la France se déclarait opposée à la proposition faite par nos partenaires européens, estimant que « la liberté de circulation des personnes ne devrait pas être conditionnée à un certificat » (Jérôme Salomon). Fin janvier, 80 000 morts, c'était encore « un débat qui n'a pas lieu d'être » (Jean Castex), un dispositif « injuste et paradoxal », qui « créé une société à deux vitesses » (Clément Beaune).

Quatre mois plus tard, et passé le seuil de 100 000 morts, la France toujours confinée devenait le premier pays européen à mettre en place un « certificat vert » pour voyager, et faisait du « pass sanitaire » l'un des piliers de sa stratégie de déconfinement. Le Président de la République estime aujourd'hui qu'il serait « absurde de ne pas l'utiliser » dans les lieux de brassage, tout en affirmant dans la même phrase que, pour les lieux de la vie de tous les jours, « le pass sanitaire ne sera jamais un droit d'accès qui différencie les Français ». « Jamais »... jusqu'à la prochaine fois ?

On pourrait multiplier les exemples de tels revirements. Quand il s'agit de masques ou de vaccination, cela peut à la limite s'expliquer par l'évolution des connaissances scientifiques, ou tout simplement par la gestion de la pénurie. Mais quand il s'agit d'outils numériques, et donc de données personnelles et de vie privée, tout devient instantanément une affaire de grands principes, de « valeurs universelles » non négociables, de « lignes rouges » absolues. Souvenons-nous des polémiques sur TousAntiCovid : la technique ne fait pas bon ménage avec les tabous. Or, si cette crise doit nous apprendre une chose, c'est bien qu'il faut savoir faire preuve d'humilité. À quoi bon invoquer des « lignes rouges », si c'est pour les franchir quelques semaines plus tard, parfois quelques semaines trop tard ?

La situation actuelle n'est tout simplement plus tenable : face à une crise qui a déjà causé plus de 100 000 morts et la plus grande récession économique en temps de paix, nous sommes soumis à des restrictions dont l'effet est désastreux sur nos entreprises, nos libertés individuelles, notre santé mentale et psychique, et qui sont de moins en moins supportées par nos concitoyens. Or tous les spécialistes s'accordent à dire que cette crise n'est ni la dernière, ni sans doute la plus grave des années à venir.

Il faut absolument trouver les moyens de ne pas reconfiner chroniquement le pays et la société. Pour cela, notre rapport propose d'utiliser bien plus fortement les possibilités du numérique, en assumant des mesures plus intrusives mais aussi plus courtes et plus ciblées, en échange d'une liberté retrouvée plus vite dans le « monde réel ».

Nous assumons de dire que le refus de la France, et plus largement des pays occidentaux, de considérer sérieusement ces options a coûté des vies humaines, et que loin de protéger nos libertés, il a conduit à les restreindre bien au-delà du nécessaire.

Le sujet sensible concerne bien sûr l'utilisation des outils numériques pour contrôler le respect des mesures sanitaires au niveau individuel, dans une logique qui tient plus de l'ordre public que du soin médical. Je laisse ici de côté son rôle - majeur - dans la continuité de la vie économique et sociale (télétravail, école à la maison...) et dans la recherche scientifique.

Il n'y a malheureusement pas de mystère : plus les outils sont intrusifs, plus ils sont efficaces. Face à cet arbitrage, certains pays, notamment asiatiques, n'ont pas hésité longtemps. Leur exemple, à défaut d'être directement transposable, est instructif.

En Chine, un « code couleur » en fonction de l'immunité conditionne l'accès à certains lieux, les cas positifs sont géolocalisés sur une carte, et chacun peut enquêter directement sur trois individus. Tout passe par les incontournables applications WeChat et AliPay. À Taïwan, les données médicales sont croisées avec les fichiers de la police aux frontières et des entreprises de transport. À Singapour, l'utilisation de l'application TraceTogether, la première du genre, est obligatoire. Les enquêtes sont très intrusives, reposent sur la collaboration des hôtels et des entreprises, et s'appuient volontiers sur la vidéosurveillance. À Hong Kong, les personnes en quarantaine doivent porter un bracelet électronique, et la police n'hésite pas à intervenir. En Corée du Sud, les autorités utilisent toutes les données disponibles, y compris bancaires, et le voisinage est alerté par SMS de la présence des cas confirmés. Au début, leur identité et leur localisation précises étaient rendues publiques.

C'est intrusif et liberticide, oui, mais ça marche. Ces pays ont la plus faible mortalité du monde : avec 12 décès seulement, Taïwan compte 3,5 morts par million d'habitants, au 3e rang mondial, suivi de peu par la Chine (6e rang) puis Singapour (10e rang, avec 31 décès, soit 5,5 morts par million d'habitants). Tout en bas du tableau, on trouve la France, au 136e rang mondial sur 155, avec 1 573 morts par million d'habitants, non loin des États-Unis (142e) et du Brésil (146e).

On peut douter des chiffres officiels de la Chine, mais pas de ceux de Taïwan, de Singapour ou de la Corée du Sud. Or, même en tenant compte de tous les autres facteurs possibles - démographie, insularité, urbanisation, génétique... -, il est impossible d'expliquer de tels résultats sans reconnaître le rôle majeur joué par les outils numériques.

C'est peu dire que la France ne s'est pas donné les mêmes moyens de réussir. Notre propos n'est pas de dire qu'il aurait fallu tout faire comme la Chine, ni de nier les facteurs politiques et culturels qui conditionnent l'acceptabilité de telles mesures, ni de les présenter à elles seules comme des solutions miracle. Par contre, nous regrettons que la France ne se soit pas posé la question de l'opportunité de certains dispositifs, adaptés à notre contexte et assortis de garanties démocratiques. Sans faire de politique fiction, on peut imaginer toute une gamme de mesures proportionnées à la gravité de la situation.

Dans un cas extrême, les données médicales d'un individu positif pourraient être croisées avec ses données de géolocalisation, et en cas de violation de sa quarantaine, conduire à une information des forces de l'ordre, ou, par exemple, à une désactivation de ses moyens de paiement ou à une amende automatiquement prélevée sur son compte bancaire : c'est la garantie d'une épidémie stoppée en une semaine. Et l'individualisation permise par le numérique permettrait de limiter les mesures aux seules personnes à risque, plutôt que de confiner à l'aveugle un pays tout entier.

Dans la gamme des mesures les moins intrusives, on pourrait par exemple imaginer l'envoi automatique d'un SMS à toute personne qui s'éloignerait de son domicile pendant le couvre-feu, à simple titre de rappel, sans transmettre aucune donnée. Techniquement, les opérateurs nous ont confirmé qu'il n'y avait pas de difficulté. Bref, il s'agit de se donner les moyens de réagir dans une logique de riposte graduée.

Tout cela peut faire peur, j'en conviens, et l'on peut à bon droit se demander si la crise du Covid-19, pour grave qu'elle soit, mérite d'aller jusque-là. À cela, je répondrai deux choses. D'une part, il faut se préparer au pire, et s'il y a un endroit pour le faire, c'est bien à la délégation à la prospective. Rien ne garantit que la prochaine épidémie ne sera pas beaucoup plus grave que le Covid-19, qui, rappelons-le, a un taux de létalité relativement faible, autour de 1 %. Qu'en sera-t-il si, demain, nous étions frappés par une maladie plus virulente, ou qui touche en priorité nos forces vives et notre jeunesse, comme ce fut le cas avec la grippe espagnole, avec ses 100 millions de morts (5 % de l'humanité) et son taux de létalité de 3 % ?

D'autre part, si nous ne nous préparons pas, d'autres le feront à notre place. Veut-on défendre nos « valeurs démocratiques » ? Ce n'est certainement pas en laissant les régimes les plus autoritaires prendre une avance décisive en ce domaine, ou en abandonnant aux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) le soin de lutter contre les épidémies (et quoi d'autre demain ?), que nous règlerons le problème.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion