Intervention de Véronique Guillotin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 6 mai 2021 à 8h35
Examen du rapport sur les outils numériques dans la prévention et la gestion des pandémies

Photo de Véronique GuillotinVéronique Guillotin, rapporteure :

Tout cela permet de mesurer à quel point la France est restée en retrait, tout au long de cette crise, sur la question des outils numériques. En retrait non seulement par rapport à la stratégie des pays asiatiques, mais aussi par rapport aux possibilités des technologies actuelles, sans même parler de celles, vertigineuses, des technologies de demain. Que s'est-il passé ? Il faut, en réalité, distinguer deux types de raisons : des raisons techniques et matérielles d'une part, et des raisons plus politiques et idéologiques, d'autre part.

S'agissant des raisons techniques, les choses sont simples : nous n'étions tout simplement pas prêts à affronter une telle crise, faute d'avoir conduit auparavant les efforts de modernisation de nos systèmes d'information.

Il a donc fallu improviser. D'abord, pour gérer le flux de malades arrivant dans les hôpitaux, le fichier SI-VIC, initialement conçu pour prendre en charge les victimes d'attentats terroristes, a été adapté en urgence à l'ampleur de la crise. Ensuite, dans le cadre de la stratégie « Tester, alerter, protéger », deux fichiers ont été spécialement créés : SI-DEP pour les tests de dépistage, et Contact-Covid pour la réalisation des enquêtes sanitaires. Enfin, depuis le début de l'année, le fichier Vaccin-Covid permet de suivre la campagne de vaccination au niveau national.

Commençons par l'aspect positif : dans ces circonstances difficiles, la France a su faire preuve d'une grande réactivité. Le fichier SI-DEP, en particulier, a été développé en moins d'un mois, alors qu'un projet identique porté par Santé Publique France était bloqué depuis 8 ans... Il n'y a pas de secret : avec de la volonté politique, une gouvernance forte et des financements à la hauteur, ça marche ! Bien sûr, ces fichiers ont connu des débuts un peu chaotiques, avec des remontées concurrentes voire contradictoires, et un vrai problème du côté des EHPAD, dont le retard en matière d'informatisation est alarmant. Mais de nombreux pays ont connu des « ratages » - au Royaume-Uni, par exemple, la remontée des données s'arrêtait à cause du nombre limité de lignes sur les tableurs Excel !

Sauf que - voilà l'aspect négatif - tout cela ne suffit pas. Avec des fichiers ad hoc créés dans l'urgence, on peut faire des statistiques pour voir l'étendue des dégâts, on peut décider de confiner telle région ou de vacciner telle classe d'âge, mais pour briser les chaînes de contamination et sauver des vies, c'est autre chose... En effet, ces fichiers ne sont pas interconnectés - ni avec le reste du système de santé, ni même entre eux ! Résultat : impossible de savoir, par exemple, si les « cas contacts » d'une personne ont été effectivement contaminés, ou s'ils sont vaccinés. Impossible, aussi, de savoir s'ils courent un risque particulier (maladie, comorbidité etc.), faute de pouvoir accéder à leur dossier médical. Nous avons mobilisé des milliers d'agents au sein des « brigades de traçage » pour passer des appels téléphoniques et effectuer des visites à domicile, mais la réalité, c'est qu'au lieu de briser les chaînes de contamination, ils étaient condamnés à jouer aux devinettes avec le premier maillon.

Dans tout cela, des acteurs indispensables ont été exclus de la circulation des informations - je pense notamment aux collectivités locales, dont on a tant vanté, pourtant, le rôle dans cette crise.

Devant les défaillances du système public, des acteurs privés, au sein de la société civile notamment, ont parfois pris le relais au pied levé. Toutes ces initiatives témoignent d'un véritable dynamisme dont il faut se féliciter - mais enfin, est-il bien normal que l'État soit incapable de produire des chiffres fiables, quand un informaticien de 24 ans - avec le site CovidTracker - peut le faire, avec en prime des outils de visualisation performants ? Est-il normal que des initiatives comme CovidListe ou ViteMaDose fassent davantage pour éviter les doses perdues que les services des ARS ou de l'Assurance maladie ?

Voilà pour ce qui s'est passé. D'où cette grande question : aurait-on pu faire mieux si nous avions disposé des bons outils ? La réponse est très claire : oui. À vrai dire, peut-être même s'en est-il fallu de quelques années à peine pour qu'on dispose d'outils autrement plus efficaces dans ce genre de situations. En effet, un tournant majeur a eu lieu en 2019, avec la reprise en main du chantier du numérique en santé, dont la crise a brutalement rappelé la nécessité et, sans doute, accéléré le rythme.

Un petit détour s'impose pour bien le comprendre : les pays dont le système de santé est organisé autour d'une « plateforme », où chaque usager dispose d'un identifiant unique et où tous les services sont liés entre eux, ont disposé d'un atout précieux face à la crise sanitaire. Modèle du genre, l'Estonie a par exemple pu déployer très rapidement de nombreux services spécifiquement liés à la crise (outils de diagnostic, suivi du parcours de soin, coordination de la campagne de dépistage et de vaccination etc.), et cela se retrouve dans les statistiques de cas et de décès, très inférieurs à ceux de ses voisins baltes. Plus généralement, ce modèle de « plateforme » simplifie drastiquement les échanges de données entre professionnels et avec l'usager, au bénéfice direct de sa santé.

C'est précisément l'objectif poursuivi en France, mais cet immense chantier s'est longtemps heurté à la complexité de l'existant, à l'éclatement des acteurs, au poids de l'histoire. Très concrètement, trois outils principaux auraient pu changer la donne, s'ils avaient été déployés lorsque la crise est arrivée.

Premier outil : l'espace numérique de santé (ENS), et sa pierre angulaire qu'est le dossier médical partagé (DMP), un chantier mille fois enterré et mille fois relancé depuis... 2004. Avec le DMP, il aurait été possible de faire un traçage efficace, en ayant au même non seulement les données de SI-DEP, Contact-Covid et Vaccin-Covid, mais aussi tout l'historique médical du patient, avec ses facteurs de risque et ses comorbidités. Nous aurions aussi disposé d'une messagerie sécurisée, d'une application de prise de rendez-vous pour les tests et les vaccins, et d'un outil de e-prescription. Enfin, grâce au catalogue d'applications tierces, d'autres acteurs auraient pu proposer leurs solutions : téléconsultation et télésuivi, données d'objets connectés (poids, ECG etc.).

Deuxième outil : l'identifiant national de santé (INS). Aujourd'hui, nous sommes tous associés à une multitude d'identifiants « locaux », à l'hôpital, chez le généraliste, chez le dentiste, au laboratoire etc., sources de multiples erreurs et de démarches administratives au détriment du « temps médical ». En temps de crise, alors que les hôpitaux sont surchargés, les conséquences peuvent être dramatiques. Le paradoxe, c'est que tout le monde dispose pourtant d'un numéro unique et fiable, le numéro de Sécurité sociale, mais la CNIL s'est toujours opposée à son utilisation dans le domaine de la santé, sans même parler des autres domaines, au nom de la protection de la vie privée. Ce n'est qu'en 2019 que la loi Santé a permis d'utiliser le NIR comme base de l'INS, mais les choses prennent du temps et son utilisation, en théorie obligatoire depuis le 1er janvier, est encore loin d'être généralisée.

Troisième outil : le Health Data Hub. L'enjeu ici est celui de l'exploitation des données agrégées et pseudonymisées, à des fins de recherches médicale et épidémiologique. Créé en 2019, le Health Data Hub est un outil très prometteur, qui fera de la France un pays leader en la matière. Son intérêt dans le cadre d'une crise comme celle du Covid-19 est évident, et quelques projets de recherche ont d'ailleurs bénéficié d'un accès aux premières bases disponibles. Mais le Health Data Hub n'en est qu'à ses balbutiements, et à vrai dire, on a surtout parlé jusqu'à maintenant en raison de l'opposition de la CNIL, qui conteste l'hébergement par Microsoft - hébergement temporaire, de certaines données seulement, et de façon toujours anonyme, mais c'était visiblement une question de principe.

Ceci m'amène à la deuxième grande raison du retard de la France, sans doute beaucoup plus fondamentale que les aspects techniques qui n'en sont que la conséquence : sa profonde défiance à l'égard du numérique dès lors que cela implique l'État ou des pouvoirs publics. On l'a vu avec StopCovid, devenu TousAntiCovid, qui constitue un cas d'école des contradictions françaises à l'égard du numérique : en refusant de choisir entre efficacité et confidentialité, nous n'avons pas eu la première, sans pour autant mieux protéger la seconde, et nous avons finalement perdu sur les deux tableaux.

Au nom de ses « valeurs » et de la préservation de l'anonymat, la France a fait le choix isolé d'une architecture dite « centralisée », fondée sur le protocole ROBERT développé par l' Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), tandis que la quasi-totalité des autres pays optaient pour le protocole « décentralisé » d'Apple et Google.

Or, en réalité, le protocole centralisé ne protège pas mieux l'anonymat : la solution décentralisée est tout aussi sécurisée, si ce n'est davantage. L'argument tient du prétexte, et la France, lâchée par ses partenaires européens, semble surtout s'être obstinée dans sa volonté d'afficher une solution « souveraine » à tout prix. Par contre, le protocole centralisé a privé l'application française d'une grande partie de son efficacité, en lui coupant l'accès au Bluetooth des iPhone d'une part, et en lui interdisant toute interopérabilité avec les autres applications d'autre part, face à une pandémie qui requiert précisément une réponse coordonnée.

Comme si cela ne suffisait pas, l'application est peu utilisée : 1,7 million de téléchargements de StopCovid un mois après son lancement, soit 2 % de la population, quand l'Allemagne en était à 6 millions en moins de deux jours. Sa transformation en TousAntiCovid n'a rien changé sur le fond, mais a permis de rattraper une partie du retard, grâce à des fonctionnalités plus interactives. 20 % de la population l'a désormais téléchargée, ce qui reste loin des 30 % de l'Allemagne ou du Royaume-Uni. Mais encore faut-il ensuite l'utiliser, et surtout jouer le jeu - or seules 4,5 % des personnes déclarées positives dans SI-DEP se sont effectivement signalées dans TousAntiCovid... Doit-on s'étonner, dans ces conditions, que TousAntiCovid n'ait permis d'envoyer que 172 000 notifications (soit à 1 % de la population française), quand l'équivalent britannique, qui utilise le protocole d'Apple et Google, a déjà permis d'avertir 8 % de la population (1,7 million de notifications) ?

Mais au fond, ces comparaisons n'ont qu'un intérêt limité. En effet, toutes ces applications ont un point commun : le choix, par les pays occidentaux, de s'en tenir à des dispositifs strictement volontaires et strictement anonymes, quitte à ce qu'ils restent largement inefficaces. C'est bien à ce problème que nous avons essayé d'apporter une réponse.

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