Intervention de René-Paul Savary

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 3 juin 2021 à 8h30
Examen du rapport sur les outils numériques dans la prévention et la gestion des pandémies

Photo de René-Paul SavaryRené-Paul Savary, rapporteur :

Il y a un mois, nous avions présenté devant vous les premiers résultats de nos travaux sur le recours aux outils numériques dans la gestion des crises sanitaires. Nous proposions, en un mot, de recourir bien plus fortement aux outils numériques, en assumant si nécessaire des mesures plus intrusives, mais aussi plus ciblées et limitées dans le temps. Avec, pour contrepartie, une liberté retrouvée plus vite dans le « monde réel ».

Nous avons fait le choix d'une proposition volontairement provocatrice, mais aussi d'un dispositif qui se prête à l'expérimentation, et qui puisse être utile lors de crises autres que sanitaires. Notre proposition suscite des craintes et des interrogations légitimes, et nos échanges de la dernière fois l'ont bien montré. Le projet de rapport que nous vous avons adressé mardi ne revient pas sur le fond de notre pensée, mais il tient compte de vos remarques et permettra, nous l'espérons, de répondre à vos questions.

Reste que, sur le fond, nous n'avons pas le choix. Depuis un an et demi, les Français sont soumis à des restrictions inédites et généralisées de leurs libertés, qui n'ont pas pour autant permis d'éviter un trop lourd bilan sanitaire (100 000 morts), qui ont causé la plus grande récession économique jamais connue en temps de paix, et dont on commence à peine à mesurer les conséquences psychologiques. Surtout, si la vaccination permet aujourd'hui d'espérer un retour à la normale, la pandémie de Covid-19 n'est ni la dernière, ni sans doute la plus grave à laquelle nous aurons à faire face à l'avenir. Nous ne pouvons pas nous permettre de revivre cela à chaque fois.

Dès le début de la crise, certains pays ont fait le choix de s'appuyer sur des outils numériques, y compris pour contrôler le respect des restrictions à un niveau individuel, en croisant des données médicales avec une multitude d'autres informations, notamment de géolocalisation. C'est notamment le cas des pays d'Asie orientale, dont l'exemple, à défaut d'être transposable, est instructif.

En Chine, toutes les données disponibles sont exploitées pour identifier les cas positifs, y compris la vidéosurveillance, et chacun peut enquêter directement sur trois individus. Avec son « code couleur de santé » disponible sur les incontournables applications WeChat et AliPay, la Chine est aussi le premier pays à s'être doté d'un pass sanitaire. Quant au contact tracing numérique, c'est Singapour qui l'a inventé, dans une version autrement plus contraignante que TousAntiCovid. En Corée du Sud, le contact tracing, obligatoire et intrusif, exploite aussi bien les factures téléphoniques que les relevés bancaires, et les autorités n'hésitent pas à interroger les employeurs. Les quarantaines individuelles, indemnisées par l'État, sont strictement surveillées, via une application de géolocalisation. Il en va de même à Taïwan. À Hong Kong, les personnes en quarantaine doivent même porter un bracelet électronique, et peuvent recevoir un appel vidéo surprise des forces de l'ordre, quand ce n'est pas un contrôle à domicile.

Il n'y a malheureusement pas de mystère : plus les outils sont intrusifs, plus ils sont efficaces. Ces pays ont la plus faible mortalité du monde : avec 12 décès seulement début mai, Taïwan compte 3,5 morts par million d'habitants, au 3e rang mondial, suivi de peu par la Chine (6e rang) puis Singapour (10e rang, avec 31 décès). La France, elle, figure au 136e rang mondial sur 155 (compte tenu des ex-aequo), avec 1 633 morts par million d'habitants, non loin des États-Unis (142e) et du Brésil (146e), qui ont notoirement refusé tout dispositif intrusif.

On peut douter des chiffres officiels de la Chine, mais pas de ceux de Taïwan, de Singapour ou de la Corée du Sud. Or, même en tenant compte de tous les autres facteurs possibles - démographie, insularité, urbanisation, génétique... -, il est impossible d'expliquer de tels résultats sans reconnaître le rôle majeur joué par les outils numériques.

Le modèle asiatique, dira-t-on, n'est pas transposable à la France. Peut-être ! Mais les pays asiatiques ne sont pas les seuls. Depuis notre dernière réunion, une étude remarquée, publiée dans The Lancet et portant sur l'ensemble des pays de l'OCDE, a comparé l'efficacité de la stratégie dite « zéro-Covid », qui vise à éliminer le virus le plus vite possible au moyen de mesures plus fortes, avec l'efficacité de la stratégie d'atténuation, celle des pays qui, comme la France, choisissent plutôt de « vivre avec ». Sur les 37 pays de l'OCDE, seuls 5 ont opté pour la stratégie « zéro-Covid » - dont l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Islande -, et tous se sont appuyés sur des outils numériques.

Les résultats sont sans appel : dans les pays qui ont choisi la stratégie « zéro Covid », le nombre de morts par million d'habitants a été 25 fois inférieur à celui des autres pays. Au prix d'une récession économique plus forte ? Pas du tout : l'évolution du PIB y a été systématiquement plus favorable, avec une moindre chute et une reprise plus forte. Et les libertés publiques, dans tout cela ? C'est sans doute le plus intéressant : les restrictions n'ont en réalité été plus fortes que pendant les trois premières semaines de la pandémie, avant d'être allégées, pendant que les pays plus « permissifs » se retrouvaient contraints de maintenir sur la durée des mesures plus attentatoires aux libertés.

Il est vrai, toutefois, qu'on observe ces dernières semaines un regain de l'épidémie dans les pays asiatiques, même si celui-ci demeure léger et sans commune mesure avec ce que nous connaissons en Europe. C'est en quelque sorte l'envers de la médaille : parce que leur stratégie initiale a très bien fonctionné, ces pays ont négligé la vaccination, ce qui les a rendus vulnérables aux cas importés des pays plus « permissifs ». Mais ne nous y trompons pas : ce rebond plaide pour davantage de numérique, plutôt que pour moins de numérique, car face à une situation qui se dégrade brutalement, il donne les moyens de réagir sans revenir à des restrictions généralisées.

La France elle-même a fait beaucoup de chemin depuis un an et demi, à l'époque où ce qui allait devenir notre pass sanitaire était vu comme une atteinte inacceptable à notre vie privée. Aujourd'hui, nous le prenons pour ce qu'il est : un moyen de retrouver nos libertés, en attendant la vaccination de la majorité de la population.

La prochaine fois, surtout face à une crise plus grave, nous devrons être capables d'aller plus loin et de réagir plus vite.

Toutefois, et j'insiste sur ce point, nous ne préconisons aucun dispositif numérique en particulier dans ce rapport. Nous disons, précisément, qu'il est impossible de savoir à l'avance de quoi les prochaines crises seront faites, et quels seront les meilleurs moyens d'y répondre. C'est pourquoi, plutôt que de proposer tel ou tel outil, nous défendons le principe d'une « boîte à outils », à laquelle il serait possible de recourir de façon graduée en fonction des circonstances, à condition toutefois de s'y être préparés.

D'ailleurs, l'avantage d'une « boîte à outils », c'est qu'elle se prête fort bien à l'expérimentation, notamment au niveau local. Certaines collectivités - je pense par exemple à la région Grand Est - sont très avancées en matière de numérique, et le déploiement de la fibre permet d'envisager des applications innovantes, notamment pour porter assistance aux personnes vulnérables. Pourquoi ne pas leur permettre d'essayer ?

En effet, tout est affaire de proportionnalité. Face à une crise « modérée », qui appelle surtout des mesures de « freinage » pour éviter la surcharge des hôpitaux, nous pourrions nous limiter à quelques outils d'information et de coordination bien pensés. Ce serait déjà un progrès. Face à une menace un peu plus grave, on pourrait imaginer l'envoi automatique d'un SMS à tout individu qui s'éloignerait de son domicile pendant le couvre-feu, à simple titre de rappel et sans aucune remontée d'information.

Dans les cas les plus extrêmes, des mesures plus fortes ou coercitives pourraient s'avérer indispensables : ainsi, toute violation de quarantaine pourrait conduire à une information en temps réel des forces de l'ordre, à une désactivation du titre de transport ou des moyens de paiement du contrevenant, ou encore à une amende prélevée automatiquement sur son compte bancaire, comme le font des radars routiers.

N'écartons pas trop vite de tels scénarios. Le taux de létalité de la Covid-19 est autour de 1 %. Que se passerait-il si demain nous étions frappés par une maladie plus virulente, ou qui touche en priorité les jeunes adultes, comme ce fut le cas avec la grippe espagnole, avec ses 100 millions de morts (5 % de l'humanité) pour un taux de létalité de 3 % ? La médecine a progressé, mais trouver un vaccin n'est jamais garanti, et notre époque a aussi ses propres vulnérabilités : la mondialisation, le risque de bioterrorisme etc.

La proportionnalité, ce n'est pas seulement adapter les outils à la gravité de la menace. C'est aussi comparer les atteintes portées aux libertés « numériques » à celles portées aux libertés « physiques ». Or celles-ci ont été bien plus lourdes, ont duré bien plus longtemps, et se sont appliquées à tous de façon aveugle. Il faut se poser la question honnêtement : qu'est-ce-qui est le pire, du point de vue de ma liberté, entre le croisement de deux informations que l'administration possède déjà sur moi, et une interdiction de sortir de mon domicile pendant plusieurs mois ?

Le deuxième point fondamental sur lequel je souhaiterais insister, c'est que plus les technologies sont intrusives, plus elles peuvent être ciblées, individualisées et limitées dans le temps. Imaginons, par exemple, que seules les personnes diagnostiquées positives soient soumises à des restrictions, sous la forme d'une quarantaine obligatoire et effectivement contrôlée par géolocalisation. C'est effectivement intrusif. Mais si une telle mesure était décidée aujourd'hui, elle concernerait seulement 85 000 personnes, soit moins de 0,1 % de la population française, tandis que les 99,9 % restants ne seraient soumis à aucune mesure particulière : les déplacements seraient libres, les magasins resteraient ouverts, les écoles et les musées aussi. Et nous en aurions fini avec l'épidémie en quelques semaines.

À la place, nous avons préféré mettre en place des restrictions généralisées mais impossibles à contrôler, en interdisant à 67 millions de Français de sortir de chez eux pendant plusieurs mois sauf motif impérieux, en mettant toute la société sous cloche, sans pour autant réussir à éliminer le virus. Bref, nous sommes restés « libres et égaux », mais confinés.

J'espère avoir bien exposé les raisons qui nous ont guidés dans nos travaux. Nous ne proposons pas de limiter les libertés, nous cherchons un moyen de les retrouver. Le numérique peut nous y aider, à condition de nous y préparer - car, si nous ne le faisons pas, d'autres le feront pour nous, et il sera trop tard, alors, pour défendre nos valeurs démocratiques.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion