Intervention de Véronique Guillotin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 3 juin 2021 à 8h30
Examen du rapport sur les outils numériques dans la prévention et la gestion des pandémies

Photo de Véronique GuillotinVéronique Guillotin, rapporteure :

Depuis le mois dernier, les choses ont beaucoup changé en France, et dans le bon sens. D'abord, l'épidémie recule, grâce à la vaccination notamment. Ensuite, nous nous sommes dotés d'un outil numérique qui permettra, espérons-le, de réussir le déconfinement : le pass sanitaire, et bientôt son équivalent pour les voyages internationaux, le passeport sanitaire, auxquels on peut ajouter les « carnets de rappel numériques », nouvelle fonctionnalité de TousAntiCovid.

Il n'empêche, par rapport aux pays asiatiques, et par rapport aux possibilités des technologies actuelles, sans même parler de celles de demain, le moins qu'on puisse dire est que la France ne s'est pas donné tous les moyens de réussir.

Que s'est-il passé exactement ? Permettez-moi de revenir un instant sur les raisons de ce retard français, qui sont de deux types : d'une part, des raisons immédiates, d'ordre technique et matériel, qui nous ont conduits à improviser, avec tout ce que cela implique ; d'autre part, des raisons plus profondes, d'ordre politique et idéologique, sur lesquelles je reviendrai.

Faute d'avoir mené en amont les efforts de modernisation de nos systèmes d'information, nous avons dû nous appuyer sur des fichiers ad hoc, créés pour la circonstance : les fichiers SI-DEP et Contact-Covid, dans le cadre de la stratégie « tester, alerter, protéger », puis le fichier Vaccin-Covid, pour le suivi de la campagne de vaccination.

Commençons par l'aspect positif : dans ces circonstances difficiles, la France a su faire preuve d'une grande réactivité, grâce à un mélange de volonté politique, de gouvernance forte et de financements à la hauteur. Le fichier SI-DEP, en particulier, a été développé en moins d'un mois, alors qu'un projet identique porté par Santé Publique France était bloqué depuis 8 ans... Bien sûr, les débuts ont été un peu chaotiques, avec des remontées concurrentes voire contradictoires, et un vrai problème du côté des EHPAD, dont le retard en matière d'informatisation est alarmant. Mais la France est loin d'être le seul pays dans ce cas !

Sauf que - voilà l'aspect négatif - tout cela ne suffit pas. Avec des fichiers ad hoc, on peut faire des statistiques pour voir l'étendue des dégâts, on peut décider de confiner telle région ou de vacciner telle classe d'âge, mais pour briser les chaînes de contamination et sauver des vies, c'est autre chose... En effet, ces fichiers ne sont pas interconnectés - ni avec le reste du système de santé, ni même entre eux !

Résultat : impossible de savoir, par exemple, si les « cas contacts » d'une personne ont été effectivement contaminés, ou s'ils sont vaccinés. Impossible, aussi, de savoir s'ils courent un risque particulier (maladie, comorbidité etc.), faute de pouvoir accéder à leur dossier médical. Nous avons mobilisé des milliers d'agents au sein des « brigades de traçage » pour passer des appels téléphoniques et effectuer des visites à domicile, mais la réalité, comme nous le disions déjà la dernière fois, c'est qu'au lieu de briser les chaînes de contamination, ils jouaient aux devinettes avec le premier maillon.

Impossible, aussi, de faire circuler correctement l'information. Je pense notamment aux collectivités locales, dont la tâche aurait été grandement facilitée si elles avaient pu identifier les personnes vulnérables, pour la distribution de masques par exemple.

Parfois, des acteurs privés, au sein de la société civile notamment, ont pris le relai au pied levé. On peut évidemment se féliciter de ce dynamisme, mais tout de même : est-il normal qu'un informaticien de 24 ans, Guillaume Rozier, fasse mieux que Santé Publique France avec son CovidTracker, et mieux que l'Assurance maladie avec ViteMaDose ?

Tout se serait passé bien différemment si nous avions - comme l'Estonie dont nous analysons la stratégie dans le rapport - disposé d'un système de santé organisé autour d'une « plateforme », où chaque usager dispose d'un identifiant unique, et où tous les services sont connectés entre eux. Nous aurions pu avoir une stratégie de détection plus efficace, en ayant au même endroit non seulement les données de SI-DEP, Contact-Covid et Vaccin-Covid, mais aussi tout l'historique médical du patient, avec ses facteurs de risque et ses comorbidités, grâce au dossier médical partagé (DMP). Nous aurions aussi disposé d'une messagerie sécurisée, d'une application de prise de rendez-vous pour les tests et les vaccins, d'un outil de e-prescription, et de tout un catalogue d'applications tierces, utilisant notamment les données des objets connectés.

Mais rien de tout cela n'était prêt lorsque la crise est arrivée, même si un tournant majeur a eu lieu en 2019, avec la reprise en main du chantier du numérique en santé. Il faudra toutefois des années pour rattraper le retard accumulé.

Un mot également sur le Health Data Hub, créé en 2019 : il ne s'agit pas cette fois d'un outil destiné aux patients, mais d'un « entrepôt » de données médicales agrégées et pseudonymisées, une sorte de guichet unique pour la recherche médicale, qui pourrait bien faire de la France le leader mondial en matière d'intelligence artificielle appliquée à la santé. Son intérêt dans le cadre d'une crise comme celle du Covid-19 est évident, et quelques projets de recherche en ont d'ailleurs bénéficié. Mais le Health Data Hub n'en est qu'à ses balbutiements, et à vrai dire, on en a surtout parlé jusqu'à maintenant en raison de l'opposition de la CNIL, qui conteste l'hébergement des données sur les serveurs de Microsoft.

Ceci m'amène à la deuxième grande raison du retard de la France, sans doute beaucoup plus fondamentale que les aspects techniques qui n'en sont que la conséquence : sa profonde défiance à l'égard du numérique dès lors que cela implique l'État ou des pouvoirs publics.

On l'a vu avec TousAntiCovid, qui constitue un cas d'école des contradictions françaises à l'égard du numérique : nous avons voulu une application « souveraine » et totalement anonyme, allant même jusqu'à développer notre propre protocole, dit « centralisé », quand la quasi-totalité des pays du monde choisissaient la solution « décentralisée » développée par Apple et Google. En réalité, TousAntiCovid n'est pas particulièrement plus sécurisé, et même les ingénieurs qui l'ont conçu se sont montrés prudents sur le sujet. Par contre, nous l'avons payé cher sur le plan de l'efficacité : l'application française ne fonctionne pas sur les iPhones, qui bloquent le Bluetooth, et n'est pas interopérable avec celles des autres pays, alors même qu'une pandémie requiert, par définition, une réponse coordonnée - comme les élus des zones frontalières ont pu le constater très directement.

Comme si cela ne suffisait pas, l'application est peu utilisée : seulement 1,7 million de téléchargements un mois après son lancement, soit 2 % de la population française, quand les Allemands en étaient à 6 millions en moins de deux jours. Une partie du retard a été rattrapé, mais c'est d'abord grâce à ses nouvelles fonctionnalités, qui n'ont rien à voir avec le contact tracing. D'ailleurs, pour que celui-ci soit efficace, il faut que les gens jouent le jeu. Or seules 4,5 % des personnes testées positives se sont effectivement signalées dans TousAntiCovid... Dans ces conditions, faut-il s'étonner que l'application n'ait pas permis d'envoyer plus de 200 000 notifications, soit 1 % de la population, quand les Britanniques en sont déjà à 8 % ?

Mais au fond, le problème dépasse largement la France : toutes ces applications ont un point commun, leur inefficacité, qui s'explique par le choix des pays occidentaux de s'en tenir à des dispositifs strictement volontaires et strictement anonymes. Comme le disait René-Paul Savary, il n'y a pas de mystère. Par contre - et je passe maintenant la parole à Christine Lavarde -, il y a peut-être une solution.

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