Chers collègues, après notre échange de vues qui se tenait ce matin sur les suites de notre table ronde du 8 avril consacrée à l'application de la loi du 13 avril 2016 sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel, cinq ans après son adoption, nous accueillons ce matin, en visioconférence, Linda et Jean Arcelin, co-auteurs du livre L'Ange de Pigalle, paru chez XO Éditions en mars dernier.
Ce livre est le témoignage de Linda, née en 1943 dans les Ardennes, qui a connu cinquante ans de prostitution à Paris. Elle vit aujourd'hui dans les Alpes-Maritimes et a définitivement tourné la page de la prostitution. Je rappelle, à toutes fins utiles, que notre réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo et d'une retransmission en direct sur le site Internet du Sénat.
Je tiens à vous remercier d'avoir accepté notre invitation. Vous avez traversé de nombreuses épreuves et je vous trouve très courageuse de témoigner aujourd'hui de votre expérience, à visage découvert, en compagnie de Jean Arcelin qui a recueilli vos paroles et écrit ce livre avec vous.
Je l'ai lu, presque d'une traite et je le recommande à mes collègues.
Vous y décrivez l'engrenage qui vous a amenée à vous prostituer lorsque vous aviez à peine vingt ans et à continuer pendant plus de cinquante ans.
On retrouve malheureusement dans votre histoire beaucoup des traumatismes qui amènent des femmes à se prostituer : une grande précarité, une agression sexuelle subie alors que vous étiez enfant, une mauvaise rencontre, une emprise exercée par un proxénète - en l'espèce votre propre mari - le décalage entre les sommes récoltées et les salaires à l'usine, le sentiment après quelques années qu'on ne sait faire que cela...
La société n'a malheureusement pas été en capacité de vous protéger. Enfant, vous n'avez pas été protégée à la suite de votre agression sexuelle. Et ensuite, parfois, ceux qui auraient dû vous venir en aide ne l'ont pas fait.
Aujourd'hui, vous avez choisi de témoigner notamment afin d'avertir les jeunes filles des dangers de la prostitution, de cette illusion d'un « argent facile », de cet engrenage qui peut si facilement s'enclencher. Comme vous l'écrivez, « vendre son corps, c'est prendre le risque d'ouvrir une plaie qui ne se referme jamais ».
Vous souhaitez aussi nous interpeller, nous, femmes et hommes politiques, et vous nous appelez à protéger les femmes vulnérables des réseaux et à arrêter - je vous cite - « l'esclavage, la violence, la contrainte et la traite des êtres humains ».
C'est aussi pour cela que c'est important pour nous d'entendre votre témoignage.
Puisque vous avez connu toute l'évolution de la prostitution depuis les années 1960, peut-être pourrez-vous aussi nous donner votre vision des évolutions des pratiques, notamment avec l'arrivée de femmes de plus en plus jeunes et venant de plus en plus loin, l'influence d'Internet, le poids des réseaux... La prostitution a évolué et la loi devrait aussi en tenir compte.
Vous m'avez demandé, avant que l'enregistrement de cette séance ne commence, si j'avais aimé votre livre. Oui, je l'ai trouvé très bien écrit. Mais derrière cette belle écriture, il y a beaucoup de violence. Je vous ai trouvée très courageuse. J'ai eu envie de vous connaître. Vous vous montrez, tout au long du livre, d'une grande générosité. Malgré la souffrance et les situations que vous avez pu connaître au quotidien, votre générosité envers votre famille que vous avez protégée, et envers les amis qui ont pu vous soutenir, ne vous a jamais quittée. Votre rencontre avec l'amour de votre vie, votre amour de jeunesse, à la fin du livre, était elle aussi poignante. Merci pour ce bel élan de générosité. Je sais que votre rêve était de vivre dans le sud. Vous y êtes actuellement. Nous vous y souhaitons beaucoup de bonheur.
Avant de vous laisser la parole, j'aimerais rappeler un chiffre qui rend votre témoignage si important pour la jeunesse : l'âge moyen d'entrée dans la prostitution est aujourd'hui de 14 ans et la prostitution des jeunes connaît une progression extrêmement importante et particulièrement inquiétante.
Je vous laisse, Madame, sans plus tarder, la parole. Merci d'avoir répondu à l'invitation de notre délégation qui est à l'écoute de votre témoignage.
Linda, co-auteur du livre L'Ange de Pigalle. - Je pense en effet qu'aujourd'hui, comme vous le dites, beaucoup de prostituées sont très jeunes, et commencent dès 14 ans.
Sur Internet, beaucoup de jeunes filles et d'étudiantes se prostituent en postant de petites annonces. Certains de mes clients allaient voir des étudiantes de 16 ans, qui se prostituaient pour s'acheter des choses, des chaussures, un sac... Je leur disais qu'ils devraient avoir honte.
Les jeunes filles ne se rendent pas compte de leur situation. Elles ne voient plus la prostitution comme je l'ai moi-même vécue lorsque j'ai débuté. Si elles l'avaient vue ainsi, elles ne se seraient jamais prostituées. C'était dramatique à cette époque, j'ai fait jusque 100 passes par jour.
Je ne sais pas comment vous pourrez résoudre le problème touchant les jeunes, qui ne considèrent plus la prostitution comme nous le faisions à mon époque. Nous étions considérées comme des moins que rien. C'est désormais devenu banal. Je voudrais dire à ces pauvres filles qu'il ne faut jamais commencer, au risque de ne pas s'arrêter. Elles auront toujours besoin d'argent.
La prostitution est un engrenage. Une fois qu'on commence, on ne s'arrête plus. Je ne connais pas de prostituées ayant arrêté leur activité à 25 ans. Elles partent toujours à mon âge, ou elles meurent sur le trottoir.