Monsieur l'Ambassadeur, mes chers collègues, nous avons l'immense honneur d'accueillir aujourd'hui son excellence IHARA Junichi, ambassadeur du Japon en France. C'est un grand plaisir Monsieur l'Ambassadeur de poursuivre les entretiens que nous avons déjà eus ensemble et de les partager avec mes collègues en présentiel comme en visioconférence. Nous souhaitons pouvoir évoquer nos analyses complémentaires, pour ne pas dire nos analyses communes, du contexte géostratégique actuel assez bouleversé, et singulièrement notre conception partagée d'un monde indopacifique libre et ouvert. Je vous remercie de vous être rendu disponible pour cet échange.
Depuis lundi, nos nations participent, avec l'Australie, les États-Unis, et pour la première fois l'Inde, à un exercice naval dirigé par la France dans le golfe du Bengale. Il permet à nos cinq nations, partageant les mêmes préoccupations et les mêmes objectifs dans cette perspective de développer des liens plus étroits, d'aiguiser leurs compétences et de promouvoir une coopération maritime essentielle dans un indopacifique libre et ouvert. Il s'agit de la deuxième édition de cet exercice - le premier nommé « La Pérouse » s'était tenu en 2019 et avait mobilisé le porte-avions Charles de Gaulle.
Vous nous direz, Monsieur l'Ambassadeur, comment cette coopération illustre l'engagement de nos deux pays en faveur d'un monde indopacifique régi par la pleine reconnaissance du droit international et la recherche de solutions pacifiques aux litiges nombreux dans cet espace caractérisé par un accroissement très fort des tensions, la militarisation accrue des acteurs et, il faut bien le dire, l'expression trop fréquemment agressive de la Chine. Vous nous direz aussi comment vous interprétez la situation créée par la Corée du Nord, qui a une conception de l'espace aérien un peu particulière et qui engage ses missiles dans l'espace aérien japonais, ce qui est absolument contraire à toutes les règles du droit international.
Le Premier ministre Abe Shinzo avait développé tout au long de son mandat une politique étrangère dite de « pacifisme proactif », devant permettre la pleine participation du Japon aux opérations de maintien de la paix notamment. Nous lui en sommes très reconnaissants. Vous nous direz, Monsieur l'Ambassadeur, si le nouveau Premier ministre Suga Yoshihide a déjà défini les nouvelles caractéristiques de sa politique extérieure ? Quelle analyse le Japon fait-il de la confrontation entre une Chine plus puissante que jamais et des États-Unis en voie de réaffirmation sur la scène internationale, et plus particulièrement dans le monde indopacifique ? Quelles conséquences toutes ces tensions emportent-elles, tant pour Hong-Kong et Taïwan, que pour les îlots de la mer de Chine, ou encore la Birmanie en proie à une répression sanglante que nous condamnons très fermement ?
Enfin, nous souhaitons bien sûr échanger avec vous sur la relation bilatérale privilégiée qui unit nos deux pays, caractérisée par notre dialogue stratégique, nos engagements réciproques en faveur du multilatéralisme, du climat pour lequel le Japon fait beaucoup, et d'une connectivité favorable au développement des pays concernés et traversés. Nous aurons aussi, dans quelques semaines, à examiner une convention entre nos deux pays sur les relations entre l'Union européenne et le Japon, afin notamment de renforcer notre coopération en matière de politique étrangère et de sécurité.
Monsieur l'Ambassadeur, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes, avant d'inviter mes collègues à vous poser leurs questions.
SE M. Ihara Junichi, ambassadeur du Japon en France. - Merci monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, tout d'abord, je tiens à vous remercier de m'avoir donné l'occasion de m'exprimer devant vous. C'est un grand honneur pour moi en tant qu'ambassadeur du Japon d'être invité au Sénat, surtout dans cette salle magnifique. De plus, comme Monsieur le Président l'a rappelé, il est tout à fait opportun de discuter de notre partenariat d'exception, notamment de notre coopération dans l'espace indopacifique.
Avant d'aborder ce sujet, je souhaite revenir brièvement sur le contexte géopolitique et sécuritaire dans lequel se trouve le Japon et évoquer les considérations qui se trouvent derrière notre concept de l'indopacifique libre et ouvert.
Si vous regardez deux cartes, une du Japon et l'autre de la France, avec un rayon de 1 500 km autour de Tokyo et de Paris, vous constaterez que la France est entourée par ses alliés de l'OTAN tandis que le Japon a un voisinage beaucoup plus compliqué. La Russie et la Chine sont des puissances nucléaires et la Corée du Nord n'a cessé d'augmenter ses capacités nucléaires et de missiles en violation des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU. Il est à noter en particulier que la Chine, en modernisant rapidement ses capacités militaires, se comporte de plus en plus agressivement. Par exemple, le nombre de décollages d'urgence dans l'espace aérien japonais s'élevait à environ 800 l'année dernière. Dans le passé, la majorité de ces événements était le fait d'avions russes. Aujourd'hui, environ 70 % sont des avions chinois. Par ailleurs, la Chine fait régulièrement intrusion dans les eaux autour des îles Senkaku, contrôlées légalement et effectivement par le Japon mais revendiquées par la Chine à partir des années 1970.
Face à un tel environnement sécuritaire, le Japon s'appuie sur son alliance avec les Etats-Unis pour compléter sa propre capacité de défense. Dans ce cadre, les Etats-Unis appliquent au Japon leur politique de dissuasion nucléaire étendue. Cette alliance permet aussi le déploiement avancé des forces américaines en Asie, garantissant la paix et la stabilité de la région.
Or les intérêts stratégiques du Japon vont bien entendu au-delà de l'Extrême-Orient car notre prospérité dépend aujourd'hui d'un environnement international beaucoup plus large. Tout particulièrement, l'espace indopacifique est considéré comme vital avec sa population qui représente la moitié du monde et ses voies de transport qui traitent un tiers du commerce mondial.
En 2007, lors de sa visite en Inde, le Premier Ministre Abe s'est exprimé pour la première fois sur la nécessité de faire de l'Océan Indien et de l'Océan Pacifique une zone de paix et de prospérité. En fait, cette vaste région fait face à plusieurs défis qui pourraient affecter la paix et la prospérité. Permettez-moi de vous donner deux exemples. Tout d'abord, la mer de Chine méridionale sert au transport maritime principal entre l'Asie de l'Est et le reste du monde. La Chine tente de modifier unilatéralement le statu quo en construisant des bases militaires sur des récifs qui sont revendiqués par plusieurs États riverains comme les Philippines, le Vietnam, la Malaisie et Brunei. Elle se justifie en invoquant son droit historique sur l'espace maritime entouré par la « ligne en neuf traits », qui n'a aucun fondement juridique en droit international.
Par ailleurs, la Chine a récemment adopté une loi autorisant ses garde-côtes à prendre des mesures coercitives dans les eaux qu'elle considère comme relevant de sa juridiction, ce qui compromet la liberté de navigation.
Concernant la prospérité et le développement durable dans la région, beaucoup de pays indopacifiques ont besoin d'investissements dans les infrastructures, en particulier celles pour améliorer la connectivité comme un port ou un chemin de fer. Toutefois, les prêts de l'extérieur qui ne tiennent pas compte de la soutenabilité de la dette ou des infrastructures de mauvaise qualité risquent d'entraver le développement durable, ce qui rend leur indépendance fragile.
Au vu de ces enjeux et de la réalité à laquelle fait face cette région, le Japon oeuvre pour l'indopacifique libre et ouvert. Cette initiative comporte trois volets.
· Le premier volet est relatif à la préservation et à la promotion des valeurs universelles comme la liberté et la démocratie en consolidant les principes fondamentaux de l'état de droit et du respect des droits de l'Homme.
· Le second concerne la poursuite de la prospérité à travers le développement durable en renforçant notamment la connectivité avec des infrastructures de qualité.
· Le troisième volet couvre les efforts en faveur de la paix et de la stabilité notamment dans le domaine de la sécurité maritime et de la liberté de navigation.
La France, par ailleurs, est le seul pays d'Europe qui est véritablement indopacifique car elle a des territoires d'outre-mer dans l'Océan Indien et dans l'Océan Pacifique. Il est donc naturel que le Japon et la France attachent une importance particulière à la coopération dans cet espace, dans le cadre de notre partenariat d'exception. Notre coopération a déjà donné de premiers résultats. Les exercices conjoints entre les forces japonaises et françaises ont été renforcés, selon les circonstances, en collaboration avec les forces américaines, australiennes et indiennes, tels que « La Pérouse » qui est en cours aujourd'hui même dans l'Océan Indien. La mission « Jeanne d'Arc » est par ailleurs attendue au Japon dans les mois qui viennent.
Dans le domaine des équipements de défense, nous travaillons ensemble pour développer un drone sous-marin qui améliorera notre capacité à détecter les mines. Le premier dialogue maritime global entre le Japon et la France a eu lieu en septembre 2019 à Nouméa, et le second suivra cette année.
Nos deux pays continuent d'identifier des projets concrets prometteurs en utilisant le cadre du groupe de travail sur l'indopacifique.
Nous souhaitons maintenir cette dynamique tout en profitant de diverses opportunités de dialogue y compris entre nos deux chefs d'Etat et dans le cadre du dialogue « 2 + 2 », prévoyant des réunions ministérielles bilatérales dans les domaines des affaires étrangères et de la défense.
Pour réaliser l'indopacifique libre et ouvert, élargir le concert des nations est indispensable. À ce propos, le Japon est reconnaissant à la France qui s'efforce d'établir la stratégie indopacifique au niveau européen. Le ministre japonais des affaires étrangères, Monsieur Motegi, a d'ailleurs participé au Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne en janvier dernier pour parler de l'indopacifique avec ses homologues européens.
La collaboration avec les Etats-Unis est aussi essentielle. Nous sommes encouragés par la volonté politique manifestée à cet égard par l'administration Biden. L'Australie et l'Inde sont également nos partenaires privilégiés. Le Japon coopère avec ses trois pays dans le cadre du Quad. Je me réjouis d'ailleurs des progrès de la coopération trilatérale entre la France, l'Inde et l'Australie. Il est également important de coopérer avec les pays de l'ASEAN qui sont situés à un point stratégique reliant les deux océans.
Enfin, la coopération indopacifique n'est pas le seul sujet qui est discuté dans le cadre du partenariat d'exception entre nos deux pays. Je vais me contenter de vous présenter ici deux nouveaux axes dans lesquels le Japon et la France pourraient coopérer davantage : le « vert » et le « numérique ».
Plutôt que de considérer les défis environnementaux comme une entrave à la croissance, assurer la durabilité de l'environnement doit être considéré comme une opportunité voire un moteur de croissance. C'est la pensée essentielle de notre Premier ministre, Monsieur Suga, qui a annoncé en octobre dernier que le Japon vise, comme l'Union européenne, la neutralité carbone d'ici 2050. En décembre, il a aussi formulé la « stratégie de croissance verte » du Japon qui est très ambitieuse et comporte des objectifs chiffrés dans 14 domaines différents tels que l'hydrogène, l'éolien, le photovoltaïque, etc.
Quant à la transition numérique, la crise sanitaire que nous traversons nous a donné l'occasion de revoir nos modes de travail et de service prévalant jusqu'à aujourd'hui, avec le télétravail, la télémédecine, l'enseignement à distance, etc. Toutes ces innovations reposent sur les technologies numériques. Le gouvernement Suga envisage de profiter de cette opportunité pour promouvoir à la fois la numérisation de la société japonaise et la réforme administrative pour revitaliser le Japon.
Ces nouvelles orientations du Japon vers le « vert » et le « numérique » sont en parfait accord avec les priorités de la France. Je suis donc convaincu que la coopération entre nos deux pays dans ces domaines est pleine de potentiels.
A l'occasion d'un échange précédent, vous avez souligné, Monsieur le Président, qu'il serait essentiel pour les parlementaires français et japonais d'approfondir ensemble les questions diplomatiques et d'autres sujets importants pour nos sociétés. Je suis entièrement d'accord avec vous. Dès que la situation sanitaire le permettra, je souhaite que les échanges entre les deux Parlements, notamment entre les commissions des affaires étrangères et de la défense, reprennent. Je souhaite également que nous puissions profiter d'échanges bilatéraux de haut niveau, notamment la visite du Président Macron au Japon que nous espérons à l'occasion des Jeux Olympiques de Tokyo pour porter plus haut le niveau des relations entre nos deux pays.
Merci monsieur l'ambassadeur de cette présentation très complète des défis que le Japon doit relever dans un univers géostratégique compliqué face aux prétentions de ses voisins.