Merci pour la confiance que vous m'avez témoignée en me demandant de rapporter cet article pour la commission de la culture. Après une semaine d'auditions et de réflexions, je ne suis pas sûr que ce soit un vrai cadeau eu égard à la complexité du sujet... Je regrette que le Gouvernement ne nous ait pas donné plus de temps pour discuter d'un article qui affecte substantiellement la loi de 2008.
Je voudrais revenir quelques instants sur les grands principes de cette loi sur laquelle le Sénat avait beaucoup travaillé. Notre collègue, Catherine Morin-Desailly, en avait d'ailleurs été la rapporteure pour avis au nom de notre commission. Cette loi pose clairement le principe de libre communicabilité des archives, ce qui veut dire que les archives sont normalement communicables immédiatement. La loi tient néanmoins compte du risque qu'il pourrait y avoir à divulguer des documents qui comportent des informations sensibles ou compromettantes au regard des droits de l'individu ou des intérêts fondamentaux de l'État. Elle a donc fixé des délais spéciaux de communicabilité pour ces documents, allant de vingt-cinq à cent ans.
À la suite de cette loi, le Gouvernement a considéré, au travers de l'instruction générale interministérielle (IGI) n° 1 300, que les archives classées secrètes ne pouvaient pas être communiquées au terme du délai spécial sans avoir été préalablement déclassifiées. Ainsi, même après 50 ans, la déclassification de ces pièces doit être effectuée une par une. Selon la dernière version de cette IGI, en date de novembre 2020, toutes les pièces depuis 1934 sont soumises à cette obligation de déclassification formelle, ce qui a obligé les services d'archives à apposer un tampon sur plus d'un million de documents, dont celui qui fut pris en 1943 par l'état-major particulier du général de Gaulle dont j'ai ici une copie, et ce afin de les déclassifier. Toutefois, le rapporteur public du Conseil d'État, qui doit se prononcer demain sur la requête déposée par des associations d'historiens et d'archivistes à l'encontre des dispositions de cette IGI, devrait préconiser d'annuler cet acte, et partant les tampons précités, qui seraient selon lui non fondés en droit.
L'IGI n° 1 300 soulève en effet un certain nombre de problèmes concernant la consultation des documents : elle a entravé les travaux des historiens et alourdi considérablement la charge de travail des archivistes. C'est pourquoi le Gouvernement a introduit, dans le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, un article 19 qui tend à régler le conflit de législation entre les dispositions du code du patrimoine prévoyant l'accessibilité à toutes les archives et celles du code pénal qui ont trait à la classification des documents et au secret défense. Son objectif est que la déclassification soit automatique à l'expiration du délai de communicabilité. L'article 19 soulève lui aussi plusieurs difficultés, parce qu'il met en place de nouvelles dérogations à la communication des archives, en allongeant les délais de communicabilité pour certaines catégories de documents. Il crée notamment un nouveau régime dérogatoire au sein du code du patrimoine en faveur de quatre catégories de documents ayant trait aux caractéristiques de différentes installations particulièrement sensibles pour la défense nationale, aux matériels de guerre, aux méthodes opérationnelles des services de renseignement et aux moyens de la dissuasion nucléaire. Ces documents ne pourraient plus être communiqués qu'au terme de délais glissants délicats à mettre en oeuvre et qui sont liés à la durée d'affectation des infrastructures concernées, à la durée d'emploi des armes ou à la durée pendant laquelle les documents relatifs aux services de renseignement conservent leur valeur opérationnelle. C'est donc l'administration qui décidera.
Ces délais glissants remettent en cause le principe de libre communicabilité des documents ; ensuite, ils apparaissent contraires à ce qui avait été décidé en 2008, à savoir qu'il revient au législateur de définir le régime des exceptions à cette règle ; enfin, ils mettent à mal la cohérence interministérielle selon laquelle le ministère de la culture est le garant de la mise à disposition de ces archives. Dans la rédaction de l'article 19, l'administration des archives devra sans cesse interroger les services des ministères concernés pour savoir si le document est devenu communicable ou non. Cela va leur créer un surcroît de travail.
Nous craignons un allongement des délais de consultation et des difficultés pour avoir accès à ces pièces, non par malignité, mais par manque de clarté sur la communicabilité, ce que le ministre de la culture n'a pas démenti lors de son audition. Le risque de recours contentieux par des usagers auprès de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) ou du Conseil d'État est réel, alors qu'aujourd'hui, les contentieux sont minimes en la matière.
Je vous proposerai dans quelques instants un amendement pour inverser la charge du travail administratif en considérant qu'au terme d'un délai de communicabilité allongé à 75 ans, seraient communicables tous les documents administratifs appartenant à ces quatre catégories de dérogations, que je vous propose de conserver. Pendant ce délai supplémentaire d'une durée de 25 ans, les administrations auraient pour tâche de réaliser l'inventaire de ces archives et d'indiquer si certaines mériteraient de rester incommunicables pour davantage de temps.
L'article 19 comporte une faille : l'automaticité de la communication à compter de l'arrêté de désaffectation, qui doit être nuancée. Pour preuve, la pile Z.O.E, première pile atomique française, utilisée dès 1947, a été déclassifiée en 1978. En vertu de l'article tel qu'il est rédigé, les documents seraient disponibles. J'en ai eu confirmation en effectuant une demande auprès du service des archives du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Pourtant, lors de nos auditions, les militaires ont reconnu qu'il serait déraisonnable d'envoyer dans la nature les plans d'une pile atomique même très primitive.
Nous vous proposons un système de gestion des archives beaucoup plus simple, d'ores et déjà mis en oeuvre par des États qui sont soucieux de la protection de secret de la défense, Israël et les États-Unis. Dans ce second pays, tous les documents sont protégés pendant trente ans, à l'issue desquels l'administration doit indiquer, parmi les documents, ce qui doit rester incommunicable. Tel qu'il est rédigé, l'article 19 rendra la collecte plus compliquée pour les services. Tel est le sens de mon premier amendement. Le second oblige lesdits services à mieux informer les chercheurs sur la disponibilité et la communicabilité des documents. Là aussi, j'ai effectué une demande concernant des documents que je sais inaccessibles. Les historiens souhaitent, pour programmer les travaux de thèse de leurs étudiants, avoir des certitudes sur la communication des pièces et les délais afférents. Ils comprennent parfaitement que les documents puissent être protégés durant une période donnée, mais ils déplorent une communication conditionnelle en fonction d'avis parfois peu compréhensibles. Notre système présente le mérite d'offrir des garanties aux chercheurs tout en répondant à la nécessité de protéger les secrets de la défense nationale.
Nous travaillons en étroite collaboration avec la commission des lois et particulièrement avec son rapporteur, Agnès Canayer, pour essayer de trouver d'ici l'examen en séance publique un modus vivendi sur le dispositif retenu. Je suis à votre disposition pour de plus amples informations.