Merci, madame la Présidente.
Vous avez très bien résumé le point de départ de ce rapport qui relève d'un paradoxe : celui de l'omniprésence des politiques publiques partagées associant l'État et les collectivités territoriales et dont le symbole est la multiplication des contrats. Nous avons recensé pas moins de 1 200 types de contrats entre l'État et les collectivités territoriales, ce qui témoigne de leur très forte imbrication au quotidien. Pourtant, paradoxalement, ces politiques partenariales sont encore le parent pauvre de l'évaluation. Le Président du Sénat, comme vous le rappeliez, les qualifiait d'angles morts des politiques publiques. Le constat de notre rapport corrobore cette remarque. Effectivement, chacun intervient dans son domaine de compétence. Les exercices d'évaluation concertés restent rares. Cette situation n'est cependant pas nouvelle. Qui plus est et même si nous rencontrons des difficultés à l'objectiver, nous avons le sentiment que celle-ci s'est dégradée ces dernières années.
Le premier enjeu de notre rapport, qui s'avère consensuel, est celui de l'efficience. Les politiques initiées par l'État au niveau national impliquent souvent une mobilisation des collectivités territoriales, qu'il s'agisse de la semaine de quatre jours et demi, du plan pauvreté ou de la lutte contre le chômage. Les exemples sont multiples ; vous en avez cité quelques-uns.
Le deuxième enjeu est celui de la gouvernance : au moment même où l'État cherche à nouer des relations de confiance avec les collectivités territoriales, il doit bien sûr les considérer non seulement comme des objets mais aussi des acteurs de l'évaluation. Il est donc important qu'elles soient associées à cet exercice.
Enfin, la démocratie est le troisième enjeu et sûrement l'un des plus importants. Actuellement, les citoyens ne se retrouvent plus dans la multiplicité des compétences imbriquées dans les collectivités. Des évaluations partagées de politiques publiques permettent d'obtenir une approche globale sans renvoyer aux responsabilités respectives de chacun.
Notre rapport tente de comprendre pourquoi l'évaluation des politiques partagées n'est pas suffisamment développée et quelles recommandations concrètes pourraient améliorer la situation. Ce souci de pragmatisme est très présent dans nos recommandations.
Nous avons structuré notre travail autour de plusieurs questions. En particulier, nous avons cherché à savoir quels sont les facteurs susceptibles d'encourager le développement des évaluations de politiques partagées. Je voudrais d'abord rappeler qu'en dépit des tentatives qui ont pu être mises en oeuvre, il n'existe pas, aujourd'hui, de dispositif général institutionnalisé d'évaluation des politiques locales. Les évaluations se mettent donc en place au cas par cas.
Plusieurs méthodes peuvent être utilisées pour les développer.
La première repose sur l'obligation et la contrainte, et consiste par conséquent à obliger l'État et les collectivités à mener ensemble ces démarches. Des dispositifs sont prévus pour les imposer, qu'il s'agisse des évaluations ex ante (par exemple, les études d'impacts des projets d'origine législative ou réglementaire dont plusieurs rapports parlementaires ont souligné à la fois l'intérêt et les limites) ou des évaluations ex post. Il existe en la matière des obligations extrêmement structurées : par exemple, l'évaluation de l'utilisation des fonds européens, des contrats de ville, de certaines expérimentations ou encore de certaines réformes. Un certain nombre de lois s'assortit en effet de la mise en place d'un dispositif d'évaluation afin d'en tirer les enseignements.
On peut se demander pourquoi l'on ne généralise pas ces obligations. Notre appréciation sur ce point est nuancée : nous avons constaté que si ces obligations avaient pu acculturer l'État et les collectivités aux démarches d'évaluation (en particulier, l'évaluation de l'utilisation des fonds européens), les systématiser pourrait générer des ambiguïtés. Les exercices sont très hétérogènes, parfois très formels, et relèvent plutôt de l'autojustification que de l'évaluation. Au surplus, les multiplier serait lourd et peu efficace. Notre mission propose par conséquent une approche plus ciblée de l'évaluation d'un certain nombre de contrats (notamment les contrats les plus structurants : hier, les contrats de plan et, demain, les contrats de cohésion des territoires) et d'expérimentations. Comment peut-on mieux travailler avec les associations d'élus ? Comment systématiser les évaluations prévues par les lois et, surtout, en assurer le suivi. ?
Au-delà de l'amélioration de ces dispositifs qui fixent des processus d'évaluation obligatoires, il nous a paru très important de mieux structurer ces processus qui s'inscrivent aujourd'hui dans une logique de flux plutôt que de stocks : ceux-ci évaluent les nouveaux textes mais beaucoup moins la mise en oeuvre des politiques publiques.
De plus, les évaluations sont très séquentielles. Elles ont pu représenter une préoccupation forte pendant certaines périodes, par exemple de 2012 à 2015, mais ont suscité moins d'intérêt à d'autres moments. En raison de ce mouvement de stop and go, il n'existe donc pas de préoccupation pérenne en faveur de l'évaluation. À notre sens, l'évaluation doit pourtant être un élément structurant de la modernisation de l'action publique.
Pour ce faire, il nous paraît important qu'au niveau national, un programme d'évaluation soit mis en place entre l'État et les collectivités. La Conférence nationale des territoires, qui réunit l'ensemble des partenaires, nous paraît un lieu propice pour discuter de ce programme. Celui-ci serait complété au niveau local par des feuilles de route, fixées et discutées au sein d'une instance qui cherche encore quelque peu sa place mais qui nous semble présenter un certain nombre d'intérêts (notamment de par sa composition) : la conférence territoriale de l'action publique. Tous les acteurs, y compris l'État, y sont en effet présents.
Cependant, il ne s'agit pas uniquement d'évaluer davantage, mais aussi d'évaluer mieux. Nous nous sommes donc demandé comment l'on pouvait mieux garantir le caractère partenarial de l'évaluation des politiques partagées. À l'inverse du contrôle et de l'audit, ce processus d'évaluation est assez peu codifié et laisse plus de liberté aux partenaires pour définir ensemble leur méthodologie.
Pour être mis en oeuvre, il implique toutefois deux préalables.
Il convient tout d'abord de restaurer un système d'observation territorial et de construire un bien commun statistique entre l'État et les collectivités. L'évaluation ne peut se construire que sur la base de données qui permette d'objectiver les situations. Or, depuis la décentralisation, force est de constater que nous avons beaucoup perdu en précision et en exhaustivité. S'il existe des obligations de faire remonter les statistiques, elles sont très inégalement respectées. Les évaluateurs peinent donc à s'appuyer sur des données. Nous préconisons à ce niveau de conforter l'Observatoire des finances et de la gestion publique locale, qui nous semble disposer d'un positionnement et de compétences utiles dans ce domaine. De surcroît, cette compétence en matière d'évaluation est d'ores et déjà inscrite dans les statuts de cet organisme. Celui-ci ne l'a cependant pas encore investie dans la mesure où il s'efforce d'abord de consolider les données.
Ensuite, il convient d'avoir une connaissance précise des démarches d'évaluation mises en place sur les territoires et au niveau national ainsi que des rapports réalisés. Dans les faits, on ne découvre les démarches d'évaluation qu'a posteriori, une fois que ces rapports, après un temps souvent long, ont été rendus publics. En revanche, il n'existe pas d'information globale. Il nous semblerait donc essentiel de mettre en place cette dimension.
De plus, il nous paraîtrait utile de définir un référentiel commun entre l'État et les collectivités territoriales. Ceux-ci partagent les mêmes thématiques d'évaluation : le développement économique, la politique de la ville, etc... Ils doivent donc construire ensemble une méthode commune.
De ce point de vue, notre rapport met l'accent sur un certain nombre de préoccupations, notamment le recentrage sur les politiques publiques et les projets. Aujourd'hui, on s'intéresse moins aux enjeux qu'aux moyens. Ainsi, on évalue des dispositifs plutôt que les politiques publiques. Une approche beaucoup plus globale serait donc nécessaire. En outre, cette approche doit être à la fois quantitative et qualitative. Or, ce volet qualitatif est quelque peu sous-estimé, alors qu'il reste important pour contextualiser et pour comprendre. En effet, une évaluation ne se résume pas à l'addition et à l'analyse de données. Il est important de définir des périmètres pertinents qui ne sont pas toujours des périmètres institutionnels. Par exemple, lorsque l'on évalue l'impact des services publics de proximité, on se base plutôt sur les bassins de vie. De même, quand on évalue les actions de prévention des inondations, on se situe à l'échelle des bassins versants. Il convient donc de s'affranchir de ces délimitations administratives.
Il importe également de mieux associer les citoyens. Il s'agit là d'un chantier qui reste encore très ouvert.
Point essentiel, il faut donner l'envie d'évaluer et démontrer que cette démarche est utile pour faire évoluer l'action publique. Cela suppose que l'évaluation soit inscrite dans le processus de décision. Or, dans les faits, elle est souvent complètement déconnectée de celui-ci. Par exemple, la prolongation des contrats n'est pas toujours subordonnée à leur évaluation. Les évaluations interviennent parfois à contretemps des évolutions des politiques publiques. Il est donc essentiel de mener une réflexion sur cette inscription de l'évaluation dans le processus de décision.
L'évaluation permet également d'alimenter le débat public et de rendre compte aux citoyens. Se pose alors la question de la scénarisation et de la médiatisation des évaluations. Or, il s'agit de documents longs et complexes qui doivent faire l'objet d'un travail pour que les citoyens puissent se les approprier.
Il est donc important de faire progresser cette méthodologie de l'évaluation partagée et de développer cette envie d'évaluer. Cela suppose également que les élus locaux soient partie prenante de ce processus. Malheureusement, l'évaluation est encore trop considérée comme un exercice technocratique propre aux services, mais dans lequel les élus ne se retrouvent pas toujours.
Par ailleurs, pour évaluer plus et mieux, il est indispensable de consolider les ressources disponibles. Or, nous avons été frappés de relever un réel décalage entre les ressources disponibles au niveau national et au niveau territorial. Au niveau national, l'État s'appuie sur un grand nombre de leviers et de services pour évaluer les politiques publiques : la Cour des comptes, France Stratégie ou les inspections générales. De leur côté, lorsque nous souhaitons impliquer les collectivités, les associations d'élus n'ont malheureusement pas les moyens de mettre à disposition des ressources pour participer aux évaluations. On constate donc en la matière un fort déséquilibre.
Au niveau territorial, l'évaluation s'est beaucoup développée au sein des collectivités : celles-ci représentent aujourd'hui plus de 40 % des rapports d'évaluation recensés par la Société française d'évaluation. Cette expertise s'est déployée plutôt dans les grandes collectivités que dans celles de taille plus modeste. Mais elle existe bel et bien au niveau territorial. En revanche, les services déconcentrés de l'État sont de moins en moins dotés d'outils sur ce sujet. On observe donc, là encore, un réel déséquilibre entre le national et le territorial.
S'agissant des moyens, notre préoccupation tient également au fait que les expertises disponibles dans les territoires ne font pas système mais restent très hétérogènes et dispersées. Au niveau des services déconcentrés de l'État, nous avons recensé au sein des services qui ont la charge du pilotage de ces démarches les secrétariats généraux aux affaires régionales (SGAR) dix équivalents temps plein qui, sur l'ensemble du territoire, se consacrent à une fonction d'étude. Qui plus est, cette dernière est beaucoup plus large que l'évaluation. Deux régions, la Normandie et les Hauts-de-France, mobilisent des moyens dédiés à l'évaluation mais, pour le reste, les moyens humains restent très limités. Pourtant, les services de l'État disposent de ressources : à l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), dans les directions régionales des finances publiques, auprès du centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) ou de la Banque des Territoires... En réalité, c'est surtout la capacité à fédérer et à mobiliser l'ensemble des ressources existantes qui est défaillante.
Nous constatons que parmi les collectivités, les régions s'avèrent en pointe sur la démarche d'évaluation. Si l'investissement des autres collectivités est plus hétérogène, celui des régions est plus systématique. Nous proposons donc de leur confier sur leur territoire un rôle d'ensemblier en matière d'évaluation pour mettre en avant toutes les ressources disponibles. Il serait ainsi possible de s'appuyer sur d'autres expertises qui, aujourd'hui, ne sont pas suffisamment valorisées. En particulier, les Conseils économiques sociaux et environnementaux (CESE) ont manifesté leur volonté collective de s'investir davantage dans l'évaluation. Tel est également le cas des universités. Or, celles-ci représentent seulement 3 % des évaluations, alors qu'elles constituent des ressources importantes qui pourraient être mobilisées au service de l'ensemble du territoire.
Malheureusement, dans la pratique, il est extrêmement difficile de mobiliser ces réseaux au service d'un même territoire : les régions, les départements, les intercommunalités ne travaillent pas ensemble. Quelques expériences (par exemple, le réseau REVMED dans le Sud-Est) ont été menées afin de mettre en réseau tous ces acteurs mais n'ont pas abouti.
Enfin, pour consolider ces ressources, il est nécessaire de mettre en oeuvre une professionnalisation de la fonction d'évaluation. Elle existe déjà dans la formation initiale des fonctionnaires territoriaux et des fonctionnaires de l'État. L'École nationale d'administration (ENA) ou l'Institut national des études territoriales (INET) proposent des modules de formation qui permettent de se familiariser avec la pratique de l'évaluation.
Néanmoins, nous avons identifié trois points de préoccupations à ce niveau.
Tout d'abord, ces dispositifs sont plutôt axés sur la formation professionnelle initiale. En revanche, la formation professionnelle continue, qui constitue pourtant un lieu privilégié pour mixer les cultures, réserve très peu de place à l'évaluation. D'ailleurs, on constate un certain manque d'appétence envers cette formation.
Le cloisonnement représente une deuxième difficulté : les écoles de l'État et les collectivités mènent, chacune de leur côté, leur processus d'évaluation et ne communiquent pas entre elles. L'un des enjeux que devra relever le futur institut du service public consistera peut-être à développer un module commun sur l'évaluation. À cet égard, il est extrêmement significatif que le rapport Thiriez n'évoque pas l'évaluation et que ce sujet ne soit pas davantage partagé parmi les 38 écoles de service public qui sont aujourd'hui fédérées en réseau.
Au-delà de cette nécessité en matière de formation, il est également indispensable de soutenir des échanges de réflexions et de pratiques. De ce point de vue, deux acteurs nous paraissent importants.
Le premier d'entre eux renvoie à la Société française d'évaluation. Cette association, dont l'évaluation est l'objet, regroupe des professionnels du privé et du public (État, collectivités) et elle est la seule à produire un baromètre de l'évaluation qui nous permet de disposer de quelques éléments statistiques.
Le second correspond à l'Association finance gestion et évaluation (Afigese), qui se préoccupe également de ces sujets. L'évaluation n'occupe cependant pas une place centrale parmi ses préoccupations qui portent plutôt sur des questions de gestion.
Pour nous, l'évaluation nécessite tout d'abord une acculturation, tant des élus que des fonctionnaires. Elle suppose également une vision globale et pragmatique du pilotage de l'action publique locale : on ne saurait déconnecter l'évaluation de l'observation, de la prospective, du contrôle et de l'audit. Une approche pragmatique est indispensable pour éviter de faire de l'évaluation un exercice technocratique, déconnecté des enjeux politiques. Enfin, il est essentiel de rendre compte de la complexité de l'action publique et de l'impact des politiques publiques.