Je suis très heureux que le Sénat s'intéresse à la parole des territoires, et pas seulement à celle des administrations. Pour reprendre une analogie, je n'ai pas eu à traverser un parcours d'obstacles mais davantage un champ de mines prêtes à exploser.
J'ai en effet pris un arrêté pour interdire les décès à domicile le jour où il n'a pas été possible de trouver un médecin pour constater un décès. J'ai dû menacer de sortir le cadavre sur le pas de la porte de son domicile pour obtenir l'arrivée d'un SMUR, après que toutes les autorités - sous-préfecture, ARS ou SAMU - se sont défaussées. Mon but était de prendre un arrêté municipal stupide pour démontrer la stupidité de la situation. Cela a fonctionné.
Lorsque j'ai été élu maire en 2015, je savais que le couple de médecins qui pratiquait dans ma commune allait partir en 2017. La commune de Laigneville compte 5 000 habitants, à 60 km de Paris, preuve que certains déserts médicaux sont proches de la capitale. J'ai cherché des médecins sans succès pendant deux ans. Certains demandaient 50 000 euros mais se disaient prêts à partir du jour au lendemain. Certains demandaient un logement social alors qu'ils n'y étaient pas éligibles ou estimaient que le jardin proposé n'était pas assez grand. Un autre médecin a demandé l'embauche de sa femme, le paiement des fluides et le logement gratuit, alors que la commune avait déjà racheté le cabinet médical et proposé la gratuité du secrétariat. J'estime aujourd'hui que les médecins se comportent parfois en « marchands de tapis ». Ils sont libéraux mais aiment beaucoup l'argent public. Je ne suis pas partisan de la langue de bois, j'ai un parcours atypique et un discours qui l'est aussi, et je l'assume.
L'information de cet arrêté municipal a fait le tour de France en deux heures, mais c'est une vraie fierté. Le lendemain de la prise de cet arrêté, le professeur Cinqualbre de Strasbourg s'est présenté en mairie pour m'indiquer qu'il avait une solution de télémédecine - dotée d'un chariot manipulé par des infirmiers - à me proposer. À l'issue de l'entretien, je lui ai indiqué que je ne croyais pas à sa solution. J'ai poursuivi ma recherche de médecins, mais l'inquiétude et la colère augmentaient chez mes administrés. Je me suis alors documenté sur les différentes formules de télémédecine, puis je suis retourné voir à Nancy le professeur Cinqualbre et le directeur d'Hopi Medical, Grégory Galiana. J'ai participé à une expérimentation avec six praticiens de SOS Médecins qui ont testé la machine pour établir des diagnostics sur des personnes avec maladies complexes et multiples. Le taux de réussite a été de 100 %. La société Hopi Medical avait besoin de démontrer que son appareil - qui équipait déjà 150 EHPAD - était prêt à servir une population, et j'avais aussi besoin de sauver mes administrés du désert médical. L'idée s'est imposée à moi mais pas à tout le monde. Mes élus et les médecins de mon territoire ont rejeté en bloc ce que je souhaitais mettre en place. Je n'ai pas lâché prise, persuadé d'être dans la bonne démarche. J'ai poursuivi ce projet avec l'aide de quatre infirmières de ma commune qui ont mis en place des expérimentations devant la population. Ainsi, un cabinet médical était monté sur la scène de la salle des fêtes durant parfois près de quatre heures, pour effectuer des téléconsultations avec des médecins pouvant être situés à plus de 300 km. Toutefois, la multitude et la nature des questions posées par les patients posaient de grosses difficultés.
J'ai souhaité lancer cette opération en partenariat avec l'ARS qui s'est montrée immédiatement très défavorable, estimant que ma commune n'était pas dans un désert médical, puisqu'elle bénéficiait, dans un rayon de 10 km, de deux hôpitaux et de leurs médecins, mais également de spécialistes médicaux. Les chiffres de l'ARS sont globaux et ne prennent pas en compte la particularité de la médecine de ville, laquelle est constituée chez nous par seulement trois médecins pour 24 000 habitants. J'ai abandonné mes démarches auprès de l'ARS, et j'ai poursuivi mes expérimentations. L'ARS est finalement revenue vers moi, plaidant l'incompréhension, et a proposé de travailler conjointement. Le résultat des trois réunions avec l'ARS a cependant été catastrophique. L'ordre des médecins, l'Union régionale des professionnels de santé (URPS), l'ordre des infirmiers et l'ordre des pharmaciens, présents à ces séances, ont tout mis en oeuvre pour que l'expérimentation échoue. Leurs demandes étaient irréalistes car ils exigeaient une visite avec un médecin en présentiel, suivie d'une téléconsultation avec un médecin du territoire, alors que c'est justement leur absence qui nous pousse vers la télémédecine. Ils ont fini par menacer de me poursuivre, ainsi que les infirmières participantes pour exercice illégal de la médecine, en menaçant également de retirer leurs diplômes à ces dernières. Le principe de la télémédecine a toutefois continué à mûrir dans les esprits des habitants.
La veille de l'ouverture officielle du cabinet de télémédecine, les menaces de l'ARS ont été particulièrement fortes auprès des infirmières. L'agence a finalement ouvert un cabinet de télémédecine dans un Ehpad voisin avec les prescriptions qu'elle souhaitait mettre en place, mais il s'est révélé être un fiasco absolu. Dans le même temps, notre cabinet de télémédecine a ouvert le 21 juin 2018. Nous avons enregistré une centaine de consultations dès le premier mois. Aujourd'hui, le fichier de télémédecine de Laigneville compte 2 000 patients réguliers. N'étant pas affiliée à l'ARS, la commune a dû prendre en charge les consultations, ce qui nous a permis d'offrir une solution médicale gratuite et ouverte à tous, et a favorisé le développement de la télémédecine. Elle coûte 100 000 euros par an à la commune, mais c'est un choix politique et je l'assume. Les personnes les plus rétives, les plus âgées et les plus malades ont été les premières à venir tester la télémédecine et en sont devenues nos meilleurs ambassadeurs. Ce cabinet ne fait plus débat ; il a même permis de sauver des vies, à l'exemple d'un marathonien qui s'est vu ordonner une échographie des carotides, laquelle a détecté un accident vasculaire en cours.
Je pense que la télémédecine est mûre et qu'elle est capable de répondre aux besoins des habitants aussi bien qu'un médecin traitant.