À l'issue de cette table ronde avec la police, vous avez rappelé combien ces derniers avaient insisté sur la qualité de leurs relations avec les magistrats. Il s'agit d'une réalité quotidienne, et c'est la raison pour laquelle le malaise exprimé par les syndicats ne nous a pas inquiétés. Le soutien des parquets aux forces de l'ordre se manifeste au quotidien par des sanctions extrêmement fermes et des réponses pénales rapides en cas d'atteinte mettant en cause leur intégrité physique. Cette attention toute particulière a d'ailleurs été rappelée récemment par une circulaire du garde des sceaux. En réalité, il ressort de cette expression publique que le malaise des policiers est lié à un certain questionnement sur l'efficacité de l'action judiciaire. Le problème de la police repose notamment sur l'adéquation de leurs moyens avec les dossiers qu'ils doivent traiter. Aujourd'hui, on trouve dans les commissariats des centaines de procédures non traitées. Dans ce cadre, notre travail est justement d'essayer de les inviter à prioriser leur action, de manière à leur redonner des marges de manoeuvre.
S'agissant du stock de peines inexécutées, il nous faut vous confronter à notre réalité de travail : en dépit de tous nos efforts, nous ne parvenons pas à apporter une réponse pénale suffisamment rapide. Pour qu'une peine ait les meilleures chances d'être exécutée, il faut que l'auteur rencontre son dû. Notre système judiciaire est organisé de telle manière que lorsque la personne comparaît à l'audience du tribunal, elle en repart munie d'une convocation en vue de l'exécution de sa peine. L'exécution de la peine s'effectue alors dans le prolongement direct du prononcé de la sanction. Ainsi, parvenir à faire comparaître l'auteur devant le juge est un moyen de parvenir à un bon taux d'exécution des peines. La difficulté est que cette présence implique que le temps qui s'écoule entre la date de commission de l'infraction et la date de la comparution devant le juge soit raisonnable. L'expérience démontre que jusqu'à dix-huit mois de délai, 75 % des auteurs sont présents à l'audience. En revanche, au-delà, la carence devient de plus en plus importante. Pour un délai de trois ans, moins de la moitié du public pénal se présente devant le juge, ce qui entraîne des difficultés d'exécution massives. Comment faire pour assurer que ces délais restent raisonnables ?
Tout d'abord, il faut agir sur le temps de l'enquête. Il existe un véritable manque d'adéquation des moyens au traitement des affaires. Par exemple, le plus gros commissariat de mon ressort reçoit environ 500 plaintes par mois, pour une capacité de traitement de 350. Mécaniquement, un stock de procédures non traitées se constitue. Or, si l'enquête dure trop longtemps, il y a des chances qu'on ne parvienne plus à localiser la personne mise en cause. Nous essayons donc d'aider les services d'enquête à définir les priorités. Par ailleurs, la direction des affaires criminelles et des grâces et la direction générale de la gendarmerie nationale travaillent à redimensionner le portefeuille des enquêteurs.
Vient ensuite le temps de la prise de décision par le parquet. Alors que le nombre de magistrats en France est bien inférieur à la moyenne européenne, nous avons réussi à instituer des procédures garantissant une prise de décision rapide à partir d'un minimum d'informations. De 50 à 80 décisions sont produites par magistrat et par jour, en intégrant trois paramètres : le compte rendu des services d'enquêtes, présenté en quelques minutes ou en quelques lignes de courriel ; les antécédents judiciaires ; et enfin une politique pénale. Tout cela nous permet de gérer des flux massifs et de rendre des décisions instantanées. Mais un problème se pose du point de vue qualitatif, lorsque nous voulons tenir compte d'éléments tels que le profil de l'auteur ou de la victime, avoir une analyse prospective sur le risque, ou encore intégrer l'attente des territoires au regard de la nocivité sociale de l'individu. Dans ce contexte, il est très difficile de faire du « sur-mesure », alors qu'il existe une demande sociale forte en faveur d'une réponse qualitative et affinée. En l'état, il est très difficile de répondre à cette demande, notamment en raison de la faiblesse de nos moyens. En revanche, du point de vue de l'exécution de la peine, le fonctionnement est assez vertueux, avec une réduction massive du temps de prise de décision.
Enfin, le temps de la convocation devant le juge est directement lié à la capacité de jugement pénal de la juridiction. Pour essayer de la préserver au maximum, les procureurs de la République développent des orientations qui évitent le recours au juge. Celles-ci sont de deux sortes. D'abord, la « troisième voie » que représentent les alternatives aux poursuites, parmi lesquelles les rappels à la loi. Elles représentent aujourd'hui 50 % de la réponse pénale et montrent une certaine efficacité. Ainsi, dans ce cadre, 65 % des primo-délinquants ne récidivent pas après leur passage devant la justice. En termes de préservation des capacités de jugement pénal, ces dispositifs sont indispensables. Ensuite, les poursuites simplifiées contribuent à limiter le recours à l'audience, par le biais de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et de l'ordonnance pénale. Au total, les parquets orientent environ trois quarts de leurs procédures ailleurs qu'à l'audience correctionnelle, permettant ainsi de réduire drastiquement les délais de convocation en justice. En fin de compte, l'économie globale de temps entre la date de commission des faits et la rencontre du juge est satisfaisante, ce qui permet une exécution de la peine dans le prolongement direct de la réponse judiciaire. Mais en dépit de ces efforts, la capacité de jugement pénal reste insuffisante dans bon nombre de juridictions, et l'on constate un accroissement des délais de convocation pouvant parfois aller jusqu'à deux ans. Or, nous l'avons évoqué, cela impacte la présence des personnes convoquées aux audiences. Cette situation explique également l'accumulation de peines fermes non exécutées, car les intéressés qui ne se présentent pas sont plus susceptibles de se voir condamnés à une peine ferme en cas d'antécédents.
En conséquence, deux solutions s'offrent à nous pour augmenter la capacité de jugement pénal des juridictions : il s'agit soit de concentrer la totalité des moyens de jugement sur la fonction pénale, au détriment du contentieux civil, ce qui n'est pas réaliste, soit de recruter plus de juges et de procureurs. Il faut faire le deuil de l'idée que les magistrats français, aussi impliqués soient-ils, seraient plus performants que leurs homologues européens. Si nos voisins placent deux juges là où nous n'en mettons qu'un, il y a bien une raison.