Je suis satisfait de savoir que le Sénat a également été heurté par les propos tenus à l'endroit des magistrats par certains représentants des syndicats de police, d'autant que, dans la réalité quotidienne, nous travaillons de concert avec les policiers. En tant que juges de l'application des peines (JAP), nous travaillons avec les services d'escorte et délivrons des mandats d'arrêt, et nous leur demandons également des enquêtes sur des promesses d'embauche pour des détenus, ou encore sur des projets de libération conditionnelle.
L'application des peines est un peu la « face cachée » de la justice pénale. Nous avons du mal à expliquer ce que nous faisons aux citoyens, et je me réjouis donc de l'occasion qui nous est donnée de nous défendre devant les élus. Nous sommes les premiers à regretter la longueur de certains délais, à la fois entre la commission des faits et le jour du jugement, mais aussi entre le prononcé de la peine et son exécution par le service d'exécution des peines du procureur de la République et sa transmission au JAP compétent. Dans notre fonctionnement quotidien, nous avons deux circuits : d'une part, le « circuit court » où l'intéressé ressort avec une convocation, et, d'autre part, le « circuit long », si l'intéressé n'est pas domicilié dans la même juridiction par exemple. Tout cela est source de temps perdu inutilement. Notre difficulté se trouve surtout dans le côté erratique des procédures qui arrivent jusqu'au stade de l'application des peines. En effet, nous sommes face à un véritable problème de numérisation et de communication des décisions. Nos logiciels ne communiquent pas entre eux, ce qui nous contraint à ressaisir plusieurs fois les données. La numérisation des procédures pénales n'avance pas par manque de personnel.
Je rejoins aussi ce qu'a dit mon collègue parquetier sur la nécessité de renforcer le nombre de greffiers, de juges et de procureurs dans notre pays. En termes d'informatique et de numérisation, nous sommes à des années-lumière de ce qu'il faudrait... Nous passons notre temps à essayer d'arriver à des situations pénales purgées. Lorsqu'une personne n'a qu'une seule condamnation, on y arrive. Mais en cas de condamnations à signifier, ou de condamnations qui traînent aux quatre coins de l'Hexagone, il n'est pas rare que, une fois que l'intéressé sort d'une peine d'incarcération, avec ou sans aménagement de peine, on nous ressorte un nouveau dossier, par exemple une peine de trois mois pour conduite sans permis et refus d'obtempérer, datant de cinq ou six ans, pour quelqu'un qui aura, depuis, passé son permis de conduire... La condamnation n'a alors plus de sens. Nous sommes les premiers à souhaiter une plus grande réactivité dans les décisions, une fois que la condamnation est prononcée par le tribunal correctionnel. Souvent, on considère qu'une fois l'affaire déstockée - c'est le terme que l'on entend de plus en plus - il n'y a plus rien à faire. En réalité, c'est là que la face cachée de la justice pénale commence : il va falloir se préoccuper de l'aménagement de peine, communiquer la procédure dans les délais utiles au juge d'application des peines compétent, saisir le service pénitentiaire d'insertion et de probation d'une copie de quelques pièces utiles pour pouvoir commencer la prise en charge... À cet égard, on fait d'énormes efforts en matière de violences intrafamiliales. En tous cas, il faut fluidifier tous les délais dans la phase post-sententielle. Cela réclame un effort financier sur les moyens informatiques qui nous sont donnés. La numérisation est encore catastrophique : nos tribunaux croulent sous les archives et les piles de dossiers qui s'accumulent jusque dans les couloirs.
J'en viens à la notion de peine réellement exécutée, qui aidera peut-être à comprendre les causes du malaise actuel : l'écart entre la peine prononcée et la peine réellement exécutée est-il en cause ? J'aimerais faire connaître un peu mieux ce qui se passe dans la phase post-sententielle, devant le juge de l'application des peines, lors de débats contradictoires, lors d'auditions par ce dernier, pour qu'on sache ce qu'est une peine réellement exécutée. Une peine de trois mois d'emprisonnement avec mandat de dépôt est suivie d'une incarcération pendant laquelle il ne se passera rien, c'est-à-dire que l'intéressé ne sera pas pris en charge, parce que sa peine est trop courte pour s'inscrire dans des dispositifs pénitentiaires. Réduction de peine ou non, il ressortira dans le même état - voire pire, parce qu'il se sera fait de nouveaux amis - que le jour où il était entré. C'est une peine exécutée, très bien : si tout le monde en est satisfait, et que l'on pense que cela va réduire les risques de récidive, je m'incline. Mais on sait très bien que la notion de choc carcéral, à laquelle certains croient encore, ne fonctionne qu'avec les honnêtes gens. En termes de prévention, il est plus intéressant de savoir ce qu'on peut faire de cette peine de trois mois, qui pourrait être aménagée et convertie en un travail d'intérêt général, par exemple... Quel est le stade de réflexion de l'intéressé par rapport aux faits qu'il a commis ? Par rapport à son passé pénal ? Peut-on encore compter sur un changement positif, avec une prise en charge de probation réelle ? Ou ne reste-t-il que la solution de l'incarcération ?
La notion de peine réellement exécutée recouvre, pour une grosse partie des peines d'emprisonnement ferme, une peine aménagée. C'est le législateur qui, depuis 2002, a posé ce principe. Jusqu'à un an, le principe, c'est l'aménagement. La Cour de cassation l'a encore renforcé dans différents arrêts et, en dernier lieu, celui du 11 mai dernier, sa chambre criminelle ayant déclaré que, jusqu'à six mois ferme, l'aménagement est obligatoire. La difficulté pour les juges correctionnels, désormais, n'est plus de motiver une peine d'emprisonnement ferme, mais de motiver pourquoi ils ne l'aménageraient pas. Nous nous retrouvons donc avec de nombreuses peines aménagées ab initio par le tribunal, sur lesquelles le juge de l'application des peines est en difficulté, par exemple en cas d'aménagement sous forme de bracelet électronique pour des personnes qui ne sont même pas domiciliées... L'application des peines est un métier, et le tribunal correctionnel n'a pas toujours le temps de bien préparer un aménagement qui nécessite parfois un certain délai. Certains délais sont inutiles, et même néfastes. D'autres sont utiles, et il faut savoir ne pas se précipiter. La notion de probation est essentielle : j'aimerais qu'elle soit davantage médiatisée et partagée. Ceux qui viennent voir comment nous travaillons peuvent changer de discours sur ce qu'est une peine de probation, de travail d'intérêt général, de sursis probatoire... C'est une justice qui se fait en chambre du conseil, on ne peut pas ouvrir la porte aux caméras. Mais les peines de probation sont des peines exécutées.
On a dit qu'il faudrait que les magistrats aillent voir comment travaillent les policiers. C'est déjà le cas : les auditeurs de justice vont faire des tournées avec la BAC, font un stage en commissariat, en gendarmerie. Mais l'inverse n'est pas vrai ! Si les policiers venaient voir comment travaille un juge d'application des peines, je suis sûr qu'ils ne tiendraient plus certains discours qu'on a entendus récemment.