Il y a certaines questions techniques auxquelles je peux répondre. Pourquoi la connaissance que nous, procureurs de la République, avons de la réalité des stocks au sein des commissariats est-elle imparfaite ? Parce que, très souvent, la hiérarchie policière ne connaît pas elle-même ce qu'il y a en stock dans les portefeuilles de ses enquêteurs. Nous avons depuis longtemps une demande très forte à l'égard des chefs de service pour que le comptage et l'identification des procédures en traitement soient améliorés. Les compagnies de gendarmerie l'ont fait, en mettant en place des bureaux d'ordre. Un commandant de compagnie gère plusieurs brigades territoriales qui reçoivent des plaintes. Pour avoir une visibilité, il faut que les dossiers lui remontent et fassent l'objet d'un enregistrement dans le prolongement direct de la prise de plainte. C'est ce qu'ils ont mis en place. Dans les services de police, ce travail est plus lent et plus long, mais il est actuellement effectué. J'ai demandé, il y a peu de temps, un détail des procédures en cours dans chaque portefeuille des officiers de police judiciaire du principal commissariat de mon ressort, et j'ai reçu une réponse satisfaisante. Comme les flux de plaintes sont très importants, si vous n'avez pas de système d'enregistrement, de comptage et d'attribution des dossiers par enquêteur, il est très difficile de savoir ce que vous avez en stock.
Vous évoquez les délais d'enquête, et notamment l'idée que le délai de deux ans deviendrait le délai de droit commun dans le traitement de nos enquêtes préliminaires. Il y a des enquêtes préliminaires qui sont traitées dans des délais plus courts. Pour un délit de droit commun, six mois doivent suffire si l'enquêteur est normalement diligent, même s'il y a des expertises à réaliser, un examen médical à pratiquer, des constatations à faire ou des témoins et protagonistes à entendre. La problématique est celle des moyens : l'enquêteur a de nombreux dossiers à traiter en même temps, ce qui conduit à un allongement du temps de traitement de chaque dossier. Et il y a le problème des traitements « extradépartementaux » qui ajoutent des délais supplémentaires, par exemple, lorsqu'un témoin est à entendre - et c'est très fréquent - en dehors du département. Dans ce cas, la demande d'audition vient rejoindre la pile des procédures nouvelles dans le service enquêteur sollicité et elle n'est donc pas prise en charge immédiatement. L'accumulation de délais qui en résulte fait que, même dans des procédures sans complexité, les temps de traitement s'additionnent pour dépasser les deux ans. La demande des procureurs de la République d'étendre cette durée maximale de l'enquête préliminaire répond à cette réalité concrète.
Vous avez évoqué les rappels à la loi, et Mme Lherbier parlait des rappels à l'ordre, que son procureur l'avait invitée à pratiquer et dont elle constatait l'efficacité et l'impact. Dans l'appréciation de la qualité ou de l'efficacité de nos réponses pénales, il faut se garder de toute idée préconçue. Ce n'est pas parce que la réponse paraît moins impressionnante que le recours à l'audience que, pour autant, elle n'a pas d'efficacité - et même que ce n'est pas la meilleure réponse possible compte tenu du profil et de la situation qu'on est appelé à traiter. Le courant anglo-saxon de réflexion sur l'efficacité de la réponse pénale, né il y a trente ans au Canada et qui s'est prolongé aux États-Unis, a inspiré les programmes les plus efficaces de traitement de la récidive. Il s'appelle le « What Works ? » : c'est donc une analyse très pragmatique de ce que doit être notre production judiciaire. L'un des enseignements de cette recherche universitaire, très scientifique, car elle a évalué l'efficacité des réponses en procédant à des études de cohortes, est que pour être efficace, il faut d'abord évaluer le risque présenté par la personne, et définir un niveau de traitement qui soit indexé sur le niveau de risque du délinquant. La conséquence de ce paradigme, c'est que pour les délinquants qui présentent un très faible niveau de risque de récidive - et nous en avons - le rappel à la loi, c'est-à-dire le traitement minimal, est la réponse judiciaire qui produit le moins de récidives. La création du rappel à la loi répondait donc à un besoin. Ce qui pose problème, c'est son utilisation en tant qu'instrument mécanique de gestion des flux. Faut-il le supprimer ? Si le terme pose problème, pourquoi pas ? Mais il faut le faire renaître sous une autre forme. D'abord, parce que c'est un instrument de gestion efficace de notre stock. Ensuite, parce que c'est un outil très adapté à un certain nombre de situations. On peut l'appeler avertissement judiciaire, le solenniser en interdisant le rappel à la loi par un officier de police judiciaire, pour obliger à avoir recours à un délégué du procureur. En tous cas, il faut analyser nos réponses au regard de leur efficacité, et sortir des idées préconçues. Le laxisme ou le manque de fermeté n'est parfois qu'une apparence, parce que cela répond à une méthode très efficace de traitement d'une certaine partie de la délinquance.