Naval Group vient de faire une nouvelle offre à la Grèce : une frégate construite à Lorient, qui sera livrée en 2025, et trois autres construites en Grèce, ainsi que la cession gratuite de deux frégates, après remise en condition. Quel est le montage financier de cette opération intéressante pour le plan de charge de Naval Group ?
Général François Lecointre. - Vous m'avez interrogé, monsieur le président, sur les 2 % du PIB à horizon 2025. Nous tenons à ce que le niveau des ressources qui ont été programmées pour les armées soit maintenu en valeur et non en pourcentage. Sinon, je ne sais pas comment nous remplirons les ambitions fixées. À tout le moins, nous serions conduits à étaler certains programmes, ce qui est en réalité toujours coûteux et qui contraint beaucoup les armées. Il faut tout faire pour éviter de voir redescendre les ressources qui nous seront consacrées. Certes, la situation économique de la France à la sortie de la crise covid, son niveau d'endettement, auront forcément un impact sur la façon dont les finances publiques seront regardées, notamment par Bercy - et par notre opinion publique, qui estimera plus important de se doter de stocks de masques ou de nouvelles capacités de produire des vaccins. Je compte précisément sur vous : nous avons tous le devoir de faire prendre conscience à nos concitoyens que le monde qui les entoure est un monde violent et qu'ils vont être rattrapés par cette violence très rapidement, quoiqu'il arrive, qu'ils le veuillent ou non. On ne peut pas faire d'impasse sur la protection de nos intérêts stratégiques et sur le rang de la France dans le monde. Ce travail, il faut que nous le poursuivions tous ensemble.
Il est prévu que la totalité des ressources issues de la vente des avions Rafale d'occasion revienne aux armées. En particulier, ces ressources nous permettront de nous doter des équipements de mission nécessaires, dont nous avons besoin pour remplir la totalité de nos engagements opérationnels. Mais pour l'instant, je n'ai pas la réponse sur la façon dont nous allons faire face aux conséquences de cette vente. Cela pose un certain nombre de difficultés de nature opérationnelle. J'ai un contrat à remplir, les armées doivent être capables de mettre en oeuvre des capacités opérationnelles et de les engager sur tous les théâtres. Aurons-nous ces capacités ? Il faut que nous regardions de près et à quel prix. Par ailleurs, à partir de 2023-2024, les avions Mirage 2000C qui aujourd'hui assurent la posture permanente de sûreté aérienne seront retirés du service. Reste à voir de quelle façon ces avions peuvent être remplacés par des avions Rafale ou si nous pouvons encore les prolonger.
Enfin, la vente de Rafale d'occasion pose un certain nombre de contraintes de nature organique à l'armée de l'Air et de l'Espace. D'une part, le soutien à l'exportation de ces avions nous impose de former des pilotes et des mécaniciens croates. D'autre part, l'armée de l'Air et de l'Espace doit elle-même disposer d'heures de vol, et donc d'avions en nombre suffisant, pour entraîner et former ses pilotes. Cela dit, si nous n'avions pas réussi à atteindre les objectifs d'export du Rafale, la LPM était intenable. Nous verrons précisément si nous les remplaçons nombre par nombre, ou si nous attendons en décalant cette possibilité, pour avoir la version suivante du Rafale. Ce travail est actuellement en cours et je ne peux pas vous dire aujourd'hui ce qui sera fait. En tout cas, nous prendrons en compte à la fois le soutien à l'export, la dimension organique et les contraintes opérationnelles. Je persiste à penser, malgré tout, que c'est une bonne nouvelle.
Vous avez évoqué les petits programmes sacrifiés et la préparation opérationnelle, monsieur le président. Il n'est pas question de sacrifier des petits programmes. Nous en décalons certains, simplement. En tout état de cause, l'ajustement de la LPM cette année permet d'augmenter les ressources consacrées à la préparation opérationnelle des armées. Pour être très précis, nous décalons notamment la mise à niveau de la flotte logistique terrestre, nous retardons le programme de guerre des mines SLAM-F (Système de lutte anti-mines Futur) et nous décalons légèrement la réalisation du système de drone tactique - en réalité, c'est l'industrie qui n'était pas au rendez-vous. Dans la plupart des cas, nous nous sommes appuyés sur la vie des programmes et sur le retard de tel ou tel industriel.
M. Allizard m'interroge sur les axes de recherche de l'industrie notamment navale et terrestre. Nous menons un travail ambitieux sur le système de drone sous-marin ainsi que sur les drones embarqués sur des frégates. En matière d'industrie terrestre, nous sommes essentiellement engagés sur le Main Ground Combat System (MGCS) et sur la numérisation de l'espace de bataille, qui est un sujet ancien mais sur lequel nous continuons à progresser, avec des recherches importantes à l'occasion desquelles nous allons pouvoir tirer profit du Fonds européen de défense, en coopération avec les Allemands, voire d'autres partenaires européens. L'important me paraît être de repenser toutes nos architectures de commandement & contrôle en intégrant de façon native l'idée que nous devons travailler en coalition - ce qui n'a pas été le cas jusqu'à présent -, la volonté française d'être un leader de coalition - ce qui implique beaucoup de contraintes -, et une numérisation de l'espace de bataille qui se fait « tout-milieu », et non pas seulement en milieu terrestre ou aérien. C'est dans ces domaines que nous lançons l'essentiel de nos recherches.
Le remplacement du Famas par le HK-416 s'effectue au rythme de 12 000 pièces par an de 2019 à 2022 puis à environ 8000 armes par an. Il a commencé en 2017 et sera achevé en 2028, où 117 000 armes équiperont la totalité des combattants, y compris les réservistes. Je pense qu'il n'y aura pas de possibilité de relancer une filière nationale d'armement petit calibre. Ce renoncement a d'ailleurs été acté lorsque M. Morin était ministre de la Défense.
Vous m'interrogez sur la tribune des officiers généraux en deuxième section. Ma responsabilité est de préserver à tout prix la cohésion des armées. Ce qui fait la grande qualité et la grande réputation de notre institution au sein de la Nation, c'est sa cohésion - et sa cohésion dépend pour une part essentielle de sa neutralité politique. Il ne peut pas y avoir d'armée qui ne soit pas strictement soumise au pouvoir politique républicain et démocratiquement élu. Tout soupçon qui pourrait porter sur cette stricte subordination au pouvoir politique fait du mal aux armées et fait du mal à la Nation. C'est pourquoi je considère que des tribunes de cette nature ne sont pas acceptables, parce qu'elles fragilisent les armées et la Nation dans son ensemble.
On peut faire de l'exégèse sans fin sur le texte publié par les officiers généraux en deuxième section. Je ne m'y livrerai pas, mais je considère que, quelle que soit la lecture qu'on en fasse, c'est un texte de nature politique dont les rédacteurs pensaient bien qu'il allait être l'objet d'une récupération militante et politique. Je ne vois pas comment il aurait pu en être autrement. J'ai espéré un temps qu'il n'en serait pas ainsi et qu'on pourrait laisser passer cela sous l'horizon. Malheureusement, ce qui devait arriver est arrivé et ce texte a fait l'objet d'une polémique politique. Je n'ai pas eu d'autre choix, pour garantir la cohésion des armées au service de la Nation, que de réagir. Je l'ai fait en distinguant parmi ceux qui ont signé cette tribune les officiers qui l'ont fait par manque de discernement et ceux qui l'ont fait de façon délibérée, parce qu'ils sont militants sur le plan politique.
Or, que M. Tartemolle soit militant sur le plan politique, c'est son droit le plus strict en tant que citoyen ; mais que le général Tartemolle se prévale de son grade et donc engage les armées pour faire du militantisme politique, c'est inacceptable. Quand je lis dans un journal sous la plume d'un de ces généraux : « Fallait-il que la Grande Muette continue à se taire ? ». Cela signifie que ces officiers généraux continuent donc à prétendre s'exprimer au nom des armées ! Je leur dénie absolument ce droit, en particulier pour des prises de position militantes.
La décision a été prise de déclencher une procédure disciplinaire à l'encontre de ces officiers au terme de laquelle ils pourraient se voir retirer leur position statutaire de généraux en deuxième section. Pour l'essentiel, au-delà du fait qu'elle autorise les officiers généraux qui en bénéficient à porter l'uniforme dans certaines circonstances et qu'elle les rend rappelables à l'activité jusqu'à 67 ans, la deuxième section leur garantit le droit à vie à 75 % de réduction sur les tarifs SNCF. C'est un avantage considérable, je n'en disconviens pas, mais les cartes Vermeil donnent une réduction à peu près équivalente. C'est donc une sanction essentiellement symbolique, qui pourrait être justifiée par le fait que ces officiers ont exprimé, alors qu'ils sont d'active, sans respecter le devoir de réserve qui s'impose à eux, un point de vue politique, militant, en se prévalant de leur grade. En les sanctionnant ainsi, nous leur retirerions la possibilité de le faire de nouveau.
Ces officiers généraux vont être reçus par le Conseil supérieur de l'armée, devant lequel ils auront à expliquer pourquoi ils considèrent qu'ils étaient légitimes à dire cela. Je n'avais pas d'autre choix que de proposer ces sanctions et je pense que les armées n'auraient pas compris que le chef d'état-major des armées ne réagisse pas. Il est inacceptable de s'exprimer et d'exprimer un point de vue de politique militant en se prévalant de son grade, actuel ou passé. Les six officiers généraux qui se sont le plus exprimés publiquement et qui ont le plus revendiqué d'avoir signé cette tribune ont reçu une lettre de convocation devant le Conseil supérieur de leur armée, devant lequel ils vont bientôt passer. Pour que de tels faits ne se reproduisent pas, je ne peux que faire appel au discernement des officiers généraux.
Nos officiers sont-ils bien formés ? La transition est toute trouvée ! Nos officiers sont les mieux formés au monde, évidemment ! Cette question renvoie en fait, d'une part, à la formation initiale, dans nos grandes écoles militaires et, d'autre part, au parcours de nos officiers tout au long de leur carrière, qui font l'exemplarité de notre système militaire. Nous ne constatons pas d'abaissement du niveau de recrutement de nos officiers dans les écoles de formation initiale que sont Saint-Cyr, l'École Navale ou l'École de l'air. Le taux de sélection n'évolue qu'assez peu : c'est une sorte de mystère français. Déjà, le général Crène, quand il était chef d'état-major de l'armée de terre, pointait ce mystère, qu'il ne s'expliquait pas mais qu'il constatait : il y a toujours une part de la jeunesse de France qui est attirée par la vocation militaire, que ce soit chez les officiers, chez les sous-officiers ou chez les militaires du rang. Nous devons bien mesurer, par contraste, les difficultés que rencontrent pour recruter beaucoup de pays en Europe, qui connaissent un effondrement de la qualité de leurs militaires réellement inquiétant. La France est une exception, je ne peux que le constater et m'en féliciter !
En tout cas, le recrutement des officiers ne baisse pas en qualité et se fait toujours après des classes de mathématiques supérieures, d'hypokhâgne-khâgne ou préparatoires aux grandes écoles de commerce. La formation est à mon sens une formation d'excellence, qui mêle formation académique et militaire. Ce qui est remarquable ensuite c'est la formation qui continue tout au long de la carrière. Nos jeunes officiers qui passent par ces grandes écoles commencent par une première expérience de mise en oeuvre à un niveau de technicien, c'est-à-dire qu'ils ont le même niveau de responsabilité qu'un sous-officier. Quand vous êtes lieutenant chef de section dans un escadron, dans une compagnie, vous êtes au même niveau qu'un sergent-chef ou qu'un adjudant ; quand vous êtes officier de quart en sortant de l'École Navale, vous êtes officier de quart de la même façon que le maître principal qui est à vos côtés. Ce dispositif propre au système militaire permet à la fois la transmission d'une expérience - une sorte de compagnonnage entre sous-officiers et officiers - et l'acquisition d'une légitimité extrêmement forte. Nos officiers ont tous exercé le métier de mise en oeuvre et d'exécution avant d'accéder ensuite, dans un deuxième temps de la carrière, à des métiers de conception qui nécessitent une remise en question très importante. Ils ont en effet l'obligation de passer l'École de guerre pour accéder à des niveaux de conception qui leur permettront de devenir officier supérieur. C'est un parcours exigeant, dont essaye de s'inspirer, je pense, la réforme de la haute administration civile.
Il faut mesurer le degré d'exigence qu'il implique. Quand vous avez 33 ans, que vous avez été au combat, que vous avez commandé une compagnie de 180 hommes, que vous avez fait Saint-Cyr et qu'on vous dit d'un coup que tout cela ne vaut plus rien et qu'il faut préparer un concours pendant un an et demi, c'est moyennement drôle ! Il s'agit d'une remise en question difficile, mais qui ne décourage pas nos officiers, ce dont je me félicite - nous y veillons ! Certains, toutefois, chez les officiers de recrutement directs, ont la tentation, après ce premier temps qui les a conduits jusqu'au grade de capitaine ou de lieutenant de vaisseau, au contact du terrain, dans l'exercice d'un commandement très humain, et très valorisant, de quitter l'armée en refusant l'obstacle de ce concours de l'École de guerre. Ils bénéficient d'une formation et d'un parcours exemplaires, très facilement valorisables dans le civil : ils vont offrir leurs services ailleurs.
Vous m'avez posé la question essentielle de la haute technologie et de la masse critique. La question de la masse critique va se poser, j'en suis persuadé, et elle ne peut pas être traitée au détriment de la haute technologie. En effet, ce qui tient la capacité française à produire de l'armement, c'est la capacité à faire de la haute technologie. Notre base industrielle et technologique de défense repose sur l'excellence de nos industries de l'armement, qui nous apporte une supériorité opérationnelle évidente face à un ennemi potentiel et nous garantit une production nationale et européenne qui, par ailleurs, a des effets duaux sur d'autres technologies et permet de tirer l'ensemble de la recherche et des techniques vers le haut.
Pour autant, nous veillons à rechercher un progrès technologique différencié et adapté qui apporte réellement de la supériorité opérationnelle. Sur le char du futur, qu'est-ce qui apportera la supériorité opérationnelle principale ? La qualité du canon, du guidage du tir, la mobilité, la qualité de protection, la numérisation qui permettra de relier l'ensemble des plateformes pour produire des effets de combat ? Je n'en sais rien. Mais j'ai travaillé dans les bureaux qui s'en préoccupent dans les états-majors. Ils fixent les priorités, comme actuellement la capacité à travailler en liaison permanente entre plates-formes et à faire du combat distribué. Nous veillons donc à avoir un progrès technologique différencié. De ce point de vue, les Français sont leaders en Europe. Nous avons une intelligence de compréhension de nos systèmes d'armes - qui deviennent de plus en plus des systèmes de systèmes - qui est assez unique en Europe.
En fait, parmi les nations européennes membres de l'OTAN, peu d'armées font elles-mêmes de la programmation et de la planification. Outre l'armée américaine, il n'y a guère que l'armée britannique et l'armée française. Les autres font la planification et la programmation que leur impose l'OTAN mais ne font pas ce travail de façon autonome. Nous avons cette capacité et nous entraînons nos partenaires à le faire dans de grands projets structurants qui nous paraissent importants. C'est le cas pour le SCAF et le MGCS.
Comment résoudrons-nous le problème de la masse ? Par de la capacité à créer des coalitions et à les diriger. D'où l'importance majeure du commandement & contrôle. Nous devons penser nativement nos équipements, nos structures et nos systèmes de commandement & contrôle pour être capables de diriger des coalitions. C'est un levier de puissance et de création de masse important pour les Européens, face à des compétiteurs comme la Russie, la Chine ou la Turquie, qui ne sont pas capables de créer des coalitions. Certes, la coalition est aussi une faiblesse et le Maréchal Foch, qui s'y connaissait en la matière, disait : « Depuis que je sais ce que c'est qu'une coalition, j'ai beaucoup moins d'admiration pour Napoléon » ! Et, en effet, il est difficile de conduire des coalitions, mais je ne vois pas tellement d'autre solution que de prendre en compte cette nécessité. C'est ce que nous faisons aujourd'hui au Sahel et nous continuerons à le faire.
Cela ne suffira sans doute pas, ce qui pose la question de la montée en puissance. Comment un pays, ou un groupe de pays, peut-il parvenir à voir que la menace est à ce point prégnante que, au-delà du fait qu'il a su conserver un modèle d'armée complet, avec la totalité des capacités, il lui faut désormais passer à une production en plus grande quantité de ce modèle pour augmenter ses capacités de combat ? Ce problème est d'abord entre vos mains, mesdames et messieurs les sénateurs. C'est un problème politique, pas un problème militaire. Et c'est un problème industriel. C'est la question qui se posait, par exemple, au généralissime Joffre en 1913. Le Gouvernement tenait surtout à ne pas passer pour belliciste, mais il fallait être capable de réaliser une mobilisation générale suffisamment rapide pour faire face à un envahisseur ou un ennemi qui occupait déjà le territoire national. Joffre savait que la décision de mobilisation générale serait extrêmement tardive, précisément parce que le Gouvernement français ne voulait pas passer pour belliciste. Il avait donc organisé la capacité de regroupement et de mobilisation des armées de façon à pouvoir, en de très brefs délais, réaliser cette montée en puissance. Au départ, en tout cas, il faut une volonté politique et une capacité à déceler les signaux et à entraîner une opinion publique dans la prise de conscience de ce que le danger est là. En coalition, c'est encore plus complexe.
Vous m'avez interrogé sur l'engagement des partenaires de l'Union européenne au Sahel. J'ai la faiblesse de regarder le verre à moitié plein. Les progrès que nous avons faits en cinq ou six ans sont absolument considérables. Ce n'est pas suffisant, sans doute, et c'est trop lent, mais nous sommes en train d'obtenir la transformation de la mission EUTM au Mali. J'ai évoqué l'autre jour avec M. Borrell la nécessité de transformer encore cette mission EUTM pour passer d'une mission d'entraînement et de formation à une véritable coopération structurelle de l'Union européenne avec des partenaires africains en matière de reconstruction de leurs armées. M. Borrell m'a répondu que nous risquerions d'être accusés de colonialisme ou néocolonialisme. Je trouve extraordinaire l'espèce de réticence qu'a l'Union européenne à s'affirmer en tant que puissance, au risque de se voir taxer de néocolonialisme ! Je lui ai dit que le risque est moins grand que l'Union européenne se fasse taxer de néocolonialisme si elle propose une coopération structurelle à ces États africains que si c'est la France qui le fait. Il en a convenu.
Je pense que les mentalités sont en train de se transformer dans l'Union européenne et que la prise de conscience de la crise migratoire qui est devant nous est aujourd'hui de plus en plus nette chez les politiques européens et les gouvernements de l'Union européenne. Les échanges que j'ai eus récemment avec les membres du Bundestag me font vraiment mesurer cette évolution. Le principal déterminant dans l'engagement des armées européennes, de leurs gouvernements et de leurs parlementaires au Sahel, c'est la prise de conscience de la crise démographique. Celle-ci atteint d'une part l'Europe par vieillissement et d'autre part le Sahel par l'explosion qui est devant nous, et qui impose une stabilisation et un développement de ces régions qui permettront d'encaisser cette augmentation démographique. Il y a là un enjeu majeur, que les Européens doivent impérativement prendre en compte. Et il y a une dimension militaire dans cette prise en compte, mais ce n'est qu'une des dimensions.
Est-ce que je considère encore que, dans dix ou vingt ans, nous serons toujours en Afrique ? On peut ne pas y être dans 20 ans. Si cela signifie que, brutalement, la situation se sera stabilisée, et que le Sahel et l'Afrique de l'Ouest seront un sous-continent définitivement apaisé, modernisé, développé et sans aucune crise, tant mieux ! Mais je n'y crois pas. Sinon, si nous n'y sommes plus, cela veut dire que nous aurons abandonné notre responsabilité, qui est la responsabilité de notre destin, puisque celui-ci est indissolublement lié à celui de l'Afrique. Ce serait un renoncement dramatique. Nous n'avons pas d'autre solution que d'être encore présents, Français comme Européens, dans dix ans, dans vingt ans, au Sahel et en Afrique de l'Ouest. Sous quelle forme ? De quelle manière ? Les choses vont évoluer, bien sûr, et c'est souhaitable. La dimension militaire de nos interventions n'est qu'une petite dimension. On ne porte jamais au crédit des militaires le fait que le pire ait été évité mais, dans les crises que nous gérons aujourd'hui, nous ne pouvons faire que cela. Ce qui emportera la décision, ce n'est pas l'action militaire, qui est là pour éviter la dégradation absolue de ces crises, c'est l'action de développement et de gouvernance.
Vous avez évoqué le risque d'un conflit spatial. Comment s'en préserver ? Avec la création du Commandement de l'Espace, par association avec le CNES et en coopération avec les Américains, nous sommes en train de nous doter de capacités et de compétences pour surveiller l'espace, ce qui est essentiel pour comprendre ce qui s'y passe. Nous devons aussi comprendre ce que des compétiteurs sont capables de faire à partir de l'espace. Nous sommes en train de rattraper un retard que nous avions pris et nos capacités de surveillance de l'espace vont continuer d'augmenter. Par ailleurs, nous devons promouvoir la production de normes internationales qui évitent le développement de la conflictualité dans l'espace. C'est un vrai combat que nous avons à mener face à des puissances qui n'ont pas nos scrupules et qui ont bien l'intention, elles, quoiqu'elles en disent, d'utiliser l'espace comme un champ de bataille.
Le Commandement de l'Espace comptait 250 personnes fin 2020 et en comptera 470 en 2025. Dans le centre d'excellence de l'OTAN à Toulouse, 50 personnes seront employées en 2025. On peut toujours souhaiter une augmentation des effectifs plus rapide que ce qui est aujourd'hui réalisé. Qu'il s'agisse de recrutements bruts ou de redéploiements internes, il y a une difficulté de formation et d'attractivité. Il s'agit de métiers qui sont soumis à une forte concurrence, sur des compétences qui sont très recherchées, autant dans le civil que dans les armées. Nous n'avons pas les moyens d'aller plus vite que ce que nous avons prévu de faire. Si nous allions plus vite, nous courrions un autre risque, celui d'une civilianisation subie d'une partie de ces emplois. Il est plus facile, en effet, d'aller recruter des contractuels civils pour peu de temps que de réellement mettre en place des militaires formés à certains emplois. Je veille à ce que nous évitions cette civilianisation subie des emplois, dont personne ne veut au ministère.
En 2022 auront lieu les premières livraisons des Leclerc rénovés. Sur le successeur du Leclerc, le MGCS, nous n'avons pas fait de grand pas en avant car nous sommes soumis à des impératifs industriels de notre partenaire allemand. Malgré tout, il devrait y avoir un déblocage de cette situation car, à partir des années 2030-2035, toute la communauté Leopard va devoir remplacer ses propres engins. Dès lors, nos partenaires allemands devront faire l'effort de débloquer la situation et de lancer un vrai successeur au Leopard et au Leclerc. Nous cherchons actuellement à éviter une coopération étendue tous azimuts à des partenaires notamment tchèques, polonais ou autres, avant d'avoir réussi à bien construire le partenariat franco-allemand sur ce thème-là. Nous apportons aux Allemands une compétence qu'ils n'ont pas, qui est celle de la numérisation de l'espace de bataille. Dans ce domaine, la France a une avance tant technique et technologique que conceptuelle.