Messieurs les Présidents, c'est une tâche difficile de résumer en seulement quelques minutes l'histoire de cet homme qui a vécu nonagénaire et qui a servi trois Républiques. À mon avis, Gaston Monnerville appartient à ces 4 ou 5 figures républicaines majeures du XXème siècle.
Gaston Monnerville est un boursier de la République, sortant d'un milieu modeste, d'une humble rue de Cayenne. Par la vertu du travail et de l'application, l'élève réussit à s'élever. Il réussit dans un monde difficile, lui le petit-fils d'esclave. Son père lui enjoint de ne pas jamais être fonctionnaire, pour être un homme qui se bâtit de sa propre volonté. Au lieu d'être juge comme la plupart de ses camarades de promotion à Toulouse, il devient avocat. Il intègre le barreau de Paris, lieu auparavant exclusivement composé d'hommes « nés avec une cuillère d'or dans la bouche ». Lui n'est rien, sinon un homme intelligent et travailleur. Avocat, docteur en droit, il fait honneur au monde de la justice. À Cayenne, en 1928, se tiennent des manifestations sanglantes, conduisant à des lynchages et à la mort de six personnes. Gaston Monnerville se révèle en défendant ces insurgés. Le procès a lieu à Nantes et en 1931, il obtient l'acquittement des 14 accusés (12 hommes et 2 femmes). 1931 est aussi l'année de l'Exposition universelle à Paris, une des manifestations les plus considérables du XXème siècle. Notre pays vivait alors une contradiction incroyable : elle brimait ces populations tout en glorifiant ces cultures lointaines. Tout le monde a ainsi oublié que c'est cette année qu'une mosquée, sur le modèle de celle de N'Djamena, a été construite à Paris.
En 1932, Gaston Monnerville se présente aux élections, permettant pour la première fois en outre-mer de faire correspondre le pays légal et le pays réel. Les fraudes électorales étaient massives et la plupart des élus des outre-mer étaient des candidats officiels ou officieux de la République. Gaston Monnerville est le premier en Guyane à mettre en harmonie la volonté du peuple et le choix de l'élu. À l'Assemblée nationale, c'est un lutteur remarquable, sur trois points tout particulièrement : le règlement du problème des fraudes électorales ; le règlement du problème du bagne ; et le combat pour la départementalisation.
Quand arrive le malheur de la guerre en 1939, il a dépassé 40 ans et il est parlementaire. Il pourrait être exonéré de toute obligation militaire. Ils sont cependant cinq députés à l'Assemblée nationale, ayant dépassé 40 ans, qui décident, par une disposition spéciale, de rejoindre les combats. Comme il est noir et avocat, on lui propose d'être greffier. Gaston Monnerville refuse et rejoint une unité combattante. Il risque sa vie, comme l'avaient fait son frère et de nombreux Guyanais pendant la Grande guerre. C'est lui qui convainc par la suite Félix Éboué d'accepter d'être gouverneur au Tchad. Il comprend que cette région constitue une liaison entre la Libye d'une part, tenue par les fascistes, et le Cameroun et le Togo d'autre part, que voulaient s'approprier les nazis. Cette liaison entre deux Guyanais permettra par la suite que soit possible le serment de Koufra puis la reconquête.
Rentré dans la Résistance, il est le premier à prendre des dispositions en faveur des personnes de confession juive. Pétain ayant retiré aux soldats noirs leur dignité de soldat, il est également le seul à réclamer du Maréchal qu'il abandonne cette mesure. Il sait par ailleurs l'engagement de Jean Moulin, qui a préféré mourir plutôt que de reconnaître des crimes qu'on imputait aux soldats noirs de notre République.
Au sortir de la guerre, il rappelle à l'Assemblée nationale que sans le monde ultramarin, « la France serait un pays libéré mais non un pays vainqueur ». Si la division Leclerc avait 16 000 hommes, l'armée de Lattre de Tassigny en avait 500 000 et comportait de nombreux soldats venus des territoires d'outre-mer. Nous n'aurions pas été à Berlin lors de la signature de la capitulation du 8 mai 1945 si la France n'avait pas eu avec ses ultramarins cette masse de militaires qui lui a permis de jouer un rôle déterminant puis d'occuper l'Allemagne.
L'ingratitude arrive en 1946. De la même manière qu'on a remercié le Général de Gaulle et Winston Churchill, Gaston Monnerville est battu en Guyane. On le traite de « nègre blanc » car on lui reproche de ne pas avoir été présent sur son territoire, alors qu'il a été un parlementaire très actif. D'abord sénateur de Guyane, il est sénateur du Lot à partir de 1948. En 1947, il devient, par le plus grand des hasards, président du Conseil de la République. Il est ensuite élu Président du Sénat. Pendant 22 ans, ce descendant d'esclaves se retrouve à la tête de la Haute assemblée. Il répétait souvent que cela l'honorait mais que cela l'obligeait également. Jusqu'en 1968, il sera constamment réélu dès le premier tour.
Pour s'opposer au référendum de 1969, qui prévoyait la disparition du Sénat, il abandonne ce mandat prestigieux pour redevenir un militant de préaux et d'écoles. Grâce à lui, le bicamérisme - qu'il avait réussi à maintenir en 1958 par des négociations avec André Le Troquer - a été maintenu et le Sénat n'est pas devenu une chambre d'enregistrement. Mesdames et messieurs les Sénateurs, si nous sommes présents aujourd'hui, c'est grâce à Gaston Monnerville !
Le combat pour la mémoire doit continuer et les figures à célébrer sont nombreuses : Victor Schoelcher, l'abbé Grégoire, Toussaint Louverture, Félix Eboué. Le destin exceptionnel de Gaston Monnerville le place dans cette lignée et devrait justifier qu'il rentre au Panthéon.