Je ne sais pas où termine l'enfance et commence la jeunesse, cela dépend de chacun. Je sais en revanche que l'émancipation ne se prépare pas la veille de ses 18 ans, mais bien avant.
La petite enfance est ce moment où se forgent les inégalités de destin. C'est une période de la vie qui est peu investie par les politiques publiques dans notre pays, à la différence des pays du nord de l'Europe ; c'est pourquoi nous avons voulu mettre l'accent sur « les 1 000 premiers jours », du quatrième mois de grossesse à l'entrée à l'école, considérant que l'enfant est sujet de droit avant de devenir un élève, et que nous devons mieux garantir l'égalité de chances. Tout ne se joue pas dans ces 1 000 premiers jours, mais des choses s'y passent et, pour reprendre le sous-titre du rapport de la commission Cyrulnik, c'est « là où tout commence ».
C'est dans le début des trajectoires qu'apparaissent des inégalités sociales, de santé, de capacités cognitives. Les sciences nous ont appris beaucoup sur le sujet, en particulier les travaux du britannique David Barker, qui a établi, dans les années 1980, la corrélation du poids à la naissance et la probabilité de mourir d'une maladie cardio-vasculaire. Depuis lors, on fait des corrélations entre des événements intervenant dans la vie du très jeune enfant, ou dans son environnement, et la vie qu'il aura une fois adulte. On sait notamment que le stress de la femme enceinte, qu'elle éprouve par exemple quand elle subit de la violence domestique, aura un impact sur la santé mentale de son enfant devenu adulte, au moins jusqu'à ses trente ans ; on sait aussi, côté positif, que l'activité physique de la femme enceinte diminue la probabilité d'une dépression post-partum.
C'est pourquoi nous investissons sur les 1 000 premiers jours. On a beaucoup parlé, à juste titre, du dédoublement des classes maternelles et primaires en REP+. Mon action se situe avant l'entrée à l'école. C'est aussi très important dans notre pays, sachant qu'on met en moyenne six générations à sortir de la pauvreté, et qu'un fils de cadre de trois ans a deux fois plus de vocabulaire et a entendu 10 millions de mots en plus qu'un fils d'ouvrier. C'est pourquoi nous avons confié une mission à Boris Cyrulnik et 18 autres professionnels de la petite enfance, pour établir l'état des savoirs sur ces inégalités de chances, pour que nous en dégagions ensuite des politiques publiques pertinentes.
Notre démarche autour des 1 000 premiers jours s'est incarnée notamment par le doublement du congé paternité. Nous l'avons fait parce que la présence des parents lors des premières semaines est bon pour le développement de l'enfant, pour l'égalité femmes-hommes, et parce qu'elle diminue les risques de dépression post-partum, laquelle reste un sujet tabou dans notre pays bien qu'elle touche 15 à 20 % des femmes après l'accouchement. Les 1 000 premiers jours sont aussi la période où l'on peut établir des parcours pour mieux accompagner les parents, avec une approche universelle, au bénéfice de tous les parents et enfants. Ce parcours se déroule en trois étapes : un entretien prénatal précoce au quatrième mois de la grossesse, cet entretien gratuit permet d'aborder avec un professionnel les divers aspects de l'arrivée d'un enfant ; un contact plus étroit, dans les maternités, avec des professionnels de la protection maternelle et infantile (PMI) ; enfin, un entretien entre la 5ème et la 12ème semaine après l'accouchement, pour prévenir la dépression post-partum, nous recherchons à systématiser cet entretien qui est loin d'être effectué partout.
Nous développons également, dans cette démarche des 1 000 premiers jours, une logique de parcours spécifiques, selon les fragilités identifiées, qui sont très diverses et ne requièrent pas les mêmes actions - qu'il s'agisse par exemple de la naissance d'un enfant prématuré, d'un enfant souffrant de handicap, de personnes en situation de handicap qui deviennent parents. Nous cherchons à contrer les fragilités qui entraînent des pertes de chances si l'accompagnement n'est pas bien fait. Ces parcours spécifiques se traduisent par des actions ciblées, comme l'allongement du congé pour le second conjoint en cas d'hospitalisation d'un enfant prématuré, ou encore le renforcement des équipes de psychiatrie périnatale, pour lequel vous avez voté 10 millions d'euros dans le dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Notre démarche sur les 1 000 premiers jours vient également renforcer des actions déjà conduites dans la stratégie de lutte contre la pauvreté, par exemple les repas de cantine à 1 euro, les petits déjeuners gratuits - car nous savons qu'un enfant sur cinq arrive à l'école le ventre vide et que cela se ressent sur l'acquisition des connaissances. C'est une perte de chances que nous voulons compenser.
Un autre volet de notre action pour la petite enfance concerne les modes d'accueil. Il a un aspect quantitatif, la convention d'objectifs et de gestion avec la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) prévoyait 30 000 places nouvelles. Nous n'y arriverons pas dans le délai imparti, en raison notamment de la crise sanitaire - mais ce n'est pas la seule raison. Vous connaissez également les bonus mixité, les bonus territoires, l'inclusion des enfants en situation de handicap. Nous avons aussi des actions visant à faciliter l'insertion professionnelle des mères, ainsi qu'un plan de formation de 100 000 professionnels de la petite enfance, mis en oeuvre depuis quelques mois.
En parlant d'accueil et non pas de garde du jeune enfant, je m'inscris dans la lignée des travaux de Sylviane Giampino, qui ont conduit à la charte nationale de l'accueil du jeune enfant, publiée le 23 mars 2017 et qui s'est traduite par tout un ensemble de mesures concrètes, avec des référentiels sur les bâtiments d'accueil, des taux d'encadrement, ou encore sur l'accès à la médecine du travail.
Sur l'aspect quantitatif, la CNAF a constaté que les objectifs de la convention d'objectifs et de gestion ne seraient pas atteints et elle a adopté en février dernier un « plan rebond », doté de 200 millions d'euros, notamment pour accélérer les projets d'investissements qui ont pu être retardés lors de la séquence des élections municipales.
Nous cherchons également à améliorer l'articulation entre vie professionnelle et vie familiale. C'est le sens de la mission qu'avec Élisabeth Borne, nous avons confiée en avril dernier à Christel Heydemann, présidente de Schneider Electric France et Julien Damon, conseiller scientifique de l'École nationale supérieure de sécurité sociale. Il faut réfléchir à l'articulation entre les congés et les modes d'accueil. En Suède, les congés familiaux de 14 à 16 mois sont obligatoirement partagés entre les deux parents, et aucun enfant n'a de place de crèche la première année, car les parents s'occupent de leurs enfants.
Enfin, dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de protection de l'enfance 2020-2022, le Gouvernement a déposé un projet de loi relatif à la protection des enfants, que l'Assemblée nationale a adopté le 8 juillet dernier et que le Sénat devrait examiner à son tour prochainement, j'espère à l'automne - je ne doute pas que le Sénat saura y apporter des améliorations. Je le mentionne en particulier pour la question de l'accès à l'autonomie des jeunes sortant de l'aide sociale à l'enfance (ASE), dont on attend trop qu'ils soient autonomes bien plus tôt qu'on ne l'exige de nos propres enfants. Nous devons accompagner ces enfants, ils veulent être considérés comme des enfants comme les autres, ce qui est à la fois simple et compliqué - cela demande qu'on leur garantisse l'horizon du droit commun. C'est pourquoi nous avons décidé que les enfants de l'ASE en études supérieures - ils ne sont que 6 % à le faire, c'est assurément trop peu -, accèdent automatiquement aux bourses les plus élevées et qu'ils disposent d'un accès prioritaire au logement étudiant. Pour ceux qui ne font pas d'études, nous avons déposé un amendement au projet de loi adopté à l'Assemblée nationale, pour qu'ils accèdent automatiquement à la Garantie jeunes, et au contrat jeune majeur. Le débat parlementaire a montré que d'autres dispositifs encore sont possibles pour mieux préparer l'autonomie des jeunes suivis par l'ASE et pour instituer une sorte de droit à l'erreur dans le cas où ceux qui rompent tout lien avec l'institution à leur majorité, puissent cependant accéder à certains dispositifs et qu'ils puissent continuer à être suivis s'ils le demandent.
Enfin, nous travaillons à l'échelle européenne, avec la garantie européenne pour l'enfance, un texte adopté sous la présidence portugaise et qui demande aux États membres d'adopter sous neuf mois une stratégie pour protéger les enfants contre la pauvreté - ce délai conduit à la présidence française, c'est une action sur laquelle nous pouvons mettre l'accent.