Intervention de Bernadette Malgorn

Délégation aux Collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 24 juin 2021 à 9h30
Audition de bernadette malgorn ancienne préfète de région et ancienne secrétaire générale du ministère de l'intérieur élue municipale et métropolitaine de brest

Bernadette Malgorn :

Bonjour et merci de votre accueil.

Je situerai mon introduction dans un contexte qui n'est plus celui des années 2000 et encore moins des années 1980, début de la décentralisation. L'époque actuelle est marquée par la crise des Gilets jaunes et la crise sanitaire de la Covid-19, qui ont conduit nombre d'observateurs et d'acteurs de la vie publique à revenir sur terre. L'explosion de l'économie numérique avait pu donner l'impression que tout devenait virtuel, que l'on choisissait ses communautés d'appartenance, que les GAFAM suffiraient à répondre aux besoins individuels, transcendant les nations et leur disputant la souveraineté, abolissant les corps intermédiaires. Dans de nombreux pays, des mouvements populaires, d'un nouveau type, comme les printemps arabes, les parapluies à Hong-Kong, etc., connaissent souvent une récupération politique, mais ont pour caractéristique commune de vouloir réoccuper l'espace public avec un symbole concret. En France, ce furent les Gilets jaunes, qui ne demandaient au départ ni le référendum d'initiative citoyenne (RIC), ni la suppression de l'ENA, mais s'opposaient à l'augmentation de la taxe sur le gazole. Nous redécouvrons l'espace et le temps.

Lors de ces événements, la gestion du maintien de l'ordre a donné lieu à de nombreuses critiques et certaines leçons en ont été tirées. Il en est une qui reste à affirmer : on ne peut assurer le rétablissement et le maintien de l'ordre que de près, à portée de boulon et de pavé. En face à face, on négocie jusqu'au bout. C'est pourquoi il faut dans chaque département une autorité responsable du fait que force restera à la loi de la République. Jusqu'à présent, cette autorité est celle du préfet.

J'appelle votre attention sur la vigilance à accorder à la réforme des services territoriaux de la sécurité. Il faut qu'il s'agisse d'une autorité administrative, civile qui mette en branle la force publique.

Nul n'a pu nier le caractère chaotique de la gestion de la crise sanitaire. Certes, le virus était inconnu, mais la France disposait d'un plan pandémie interministériel, qui aurait permis une gestion territoriale différenciée sur le terrain, par les préfets, en lien avec les maires et les collectivités territoriales. Ce plan n'a pas été déclenché. Ce choix incompréhensible a été lourd de conséquences. On s'est contenté d'un plan sectoriel, géré par les ARS. Tardivement, le couple maire/préfet a été redécouvert, pour bien vite l'oublier. En réalité, l'efficacité a dépendu de la capacité de coordination entre les différentes autorités, rôle que ni le ministre de la Santé, ni les ARS ne pouvaient jouer.

Non, nous ne sommes pas des avatars dans un monde virtuel. Nous sommes des individus qui se déplacent, ont des besoins vitaux, s'affrontent parfois physiquement, souffrent et meurent parfois. Toutes ces réalités nécessitent une organisation collective sur le terrain : telles sont les missions des services territoriaux de l'Etat.

J'écarte à ce stade l'hypothèse de la disparition du préfet et de son remplacement éventuel par un élu, ministre, président ou gouverneur. En effet, nous sommes sous le régime de la réforme constitutionnelle de 2003, accompagnée par l'acte 2 de la décentralisation, qui a confirmé l'organisation de type préfectoral, tout en en modifiant le statut. Jusqu'à 2003, l'article 72 de la Constitution parlait d'un délégué du Gouvernement dans une circonscription administrative de l'Etat. Depuis le 29 mars 2003, le préfet est un représentant dans les collectivités territoriales, envers lesquelles il a des devoirs. Le préfet n'est en effet plus délégué du Gouvernement, même si le côté politique de cette fonction subsiste, puisqu'il est le représentant de chacun des membres du Gouvernement auprès de ces collectivités territoriales.

La rédaction de 2003 ajoute l'expression « représentant de l'Etat », ce qui entérine une formule déjà bien présente dans les lois et décrets. Je traduirai cette double fonction par cet adage : « le préfet est le représentant sur le territoire de l'Etat dans sa permanence et des gouvernements dans leur alternance ».

Il est à présent question de la suppression du corps préfectoral. Cela n'est pas un débat corporatiste. L'institution préfectorale remonte au Consulat, mais la création du corps, en 1950, s'inscrivait dans un mouvement de modernisation de l'administration dans l'après-guerre, à la suite de la création de l'ENA en 1945. La littérature nous avait dressé des portraits rarement flatteurs des préfets d'avant-guerre, mondains ou très politiques, etc. La création du corps préfectoral est une rupture. Il s'agit d'une professionnalisation et la reconnaissance d'un métier, qui s'est accompagnée de la définition de modalités de recrutement, mais aussi d'éléments extérieurs. Ces recrutements sont maintenant majoritaires chez les sous-préfets et représentent la moitié des préfets, l'autre moitié étant issus de l'ENA.

Les précédentes réformes touchant le corps préfectoral avaient été menées en cohérence avec des réformes plus larges de la décentralisation et de l'aménagement du territoire. En 1964 est promulguée une réforme du statut accompagnant l'amorce d'une décentralisation, avec la création de directions départementales. Les décrets du 10 mai 1982, instituant les commissaires de la République et les principes de la déconcentration, faisaient suite à la grande loi de décentralisation du 2 mars 1982. La nouvelle modification du décret statutaire des préfets en 2004 se situait dans la droite ligne de l'acte 2 de la décentralisation de 2003. Aujourd'hui, il ne s'agit plus de réformer le statut du corps préfectoral, mais de le supprimer, sans lien évident avec une grande étape de décentralisation.

Cet impact de la fonctionnalisation permettra le recrutement de préfets complètement extérieurs au service public, dans des proportions non contingentées. Or, les proportions sont importantes. Les préfets ont toujours été nommés et révoqués à la discrétion du Gouvernement. Le pourcentage de préfets complètement extérieurs à l'administration était limité à l'origine au cinquième de l'effectif global, pourcentage porté au tiers en 2009. En tant que gestionnaire du corps, j'ai pratiqué ce recrutement diversifié, qui, à doses maîtrisées, apporte une expérience différente, qui enrichit le métier. Mais si l'on ne veut pas perdre en compétences, il reste difficile à gérer. Une nomination de préfet nécessite de trouver une concordance entre un profil, une collectivité départementale, son terrain, ses caractéristiques, ses élus et des circonstances et des enjeux variables dans le temps. Selon moi, la gestion des corps est très liée à la connaissance structurelle et conjoncturelle du territoire. C'est pourquoi son transfert éventuel à la délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE) engendrerait une perte de lien avec le territoire.

La fonctionnalisation emporte plusieurs risques, un excès de politisation, une perte de compétences et une mauvaise adéquation aux collectivités territoriales.

Je voudrais m'interroger avec vous sur la notion de « cadres dirigeants » et de « corps intermédiaires ». Dans cette réforme de la haute fonction publique, on voit disparaître la notion de « cadres dirigeants de métier », au profit d'une vaste catégorie d'encadrement supérieur de l'Etat. Les hauts fonctionnaires de métier sont-ils voués à la simple mise en oeuvre ou sont-ils toujours des fonctionnaires de conception et de direction ? Cet écrasement de la hiérarchie se constate dans les grandes entreprises. Ne procède-t-il pas d'un mouvement de contournement des corps intermédiaires, que les collectivités locales ont pu constater à leur détriment dans la gestion de la pandémie ? Or, les politiques publiques sont très souvent partagées entre l'Etat et les collectivités locales et ne peuvent être conçues sans associer ceux qui seront chargés de leur mise en oeuvre.

La circulaire du Premier ministre du 19 avril 2021 définit la feuille de route des préfets, avec une dizaine d'indicateurs à choisir parmi 68 politiques prioritaires. Cette méthode strictement descendante est pour moi regrettable. Depuis les années 2000, nous avons envisagé l'élaboration d'un projet d'action stratégique de l'Etat en régions et dans les départements, permettant au préfet d'élaborer lui-même sa feuille de route, en lien avec les acteurs locaux. Dans les exercices de contractualisation entre l'Etat et les collectivités territoriales, on constate une insuffisance de la phase d'analyse commune des besoins de la collectivité et des populations, pour se résumer parfois à faire entrer les projets locaux dans des cases prédéfinies.

Avec les vagues successives de décentralisation, de nombreuses missions opérationnelles de l'Etat, pour l'essentiel exercées au niveau départemental, ont été transférées aux collectivités territoriales, notamment aux départements, voire aux communes, comme l'urbanisme. Après plusieurs vagues de transfert, il a fallu recomposer, dans un périmètre réduit.

En 2007, j'avais essayé de fonder la réforme de l'organisation administrative de l'Etat sur quelques principes directeurs. J'ai proposé que les services régionaux, regroupés dans huit pôles préfigurant les Directions correspondant au bloc ministériel, attirent des expertises spécialisées dont l'Etat a toujours besoin sur les territoires. A l'époque, on pouvait déjà observer que ces expertises n'existaient plus au niveau départemental. Il fallait aussi éviter les doublons avec les collectivités territoriales. En revanche, il fallait répondre aux besoins de proximité de la population, notamment au regard de l'extension de la numérisation de l'administration et des téléprocédures. Il fallait donc réorganiser les services départementaux de l'Etat, non sous l'angle des découpages ministériels, mais selon un vécu local.

J'ai également proposé que l'on clarifie la subordination des préfets de département aux préfets de région, s'agissant de l'adaptation et de la mise en oeuvre des politiques publiques. J'ai aussi proposé une responsabilité totale du préfet de département pour la sécurité, la gestion de crise et la gestion de l'immigration. La création des grandes régions a bousculé cet équilibre et appelle sans doute une reconfiguration du réseau.

Pour conclure, l'organisation territoriale de l'Etat me semble entretenir un lien fort avec celle des collectivités territoriales, mais elle n'est cependant pas séparable de l'évolution de l'Etat central et de ses opérateurs. Une partie de la réponse réside dans l'architecture de la loi organique relative aux lois de finance (LOLF). Des efforts ont été entrepris pour éviter les silos, mais ces efforts demeurent trop légers.

La judiciarisation de l'action publique constitue un autre déterminant des missions de l'Etat, faisant encourir un risque personnel à de nombreux agents. Ce processus engendre une inflation des fonctions d'inspection et de contrôle. Par ailleurs, une réflexion doit être menée sur le périmètre même de l'action publique, mais c'est une autre affaire.

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