À la fin des années 2010, alors que les menaces planant sur l'Europe avaient progressé, et en nombre, et en gravité, le président des États-Unis, Donald Trump, remettait en question la protection des Alliés européens par l'OTAN - rappelons-nous l'interview qu'il avait donné à Fox News sur l'article 5 et le Monténégro. Pourtant, la PSDC, la politique de défense et de sécurité commune, patinait en dépit de tentatives de relances successives. Alors l'Allemagne proposa un nouvel exercice, la « boussole stratégique », pour donner une chance à l'Union européenne de parvenir à un document stratégique vraiment opérant, en renouvelant doublement l'approche : par la méthode et la largeur de vue.
Certes, ce document aura une structure classique, avec une première partie sur les menaces - à l'horizon de 2030 - et une deuxième sur les objectifs et les moyens que l'Union européenne doit se donner en conséquence. Mais c'est à une échelle inédite que l'exercice organise l'écoute réciproque d'experts et de représentants des exécutifs de tous les États membres. Par ailleurs, il élargit la réflexion stratégique à l'ensemble des menaces pour s'employer à garantir, au-delà la sécurité de l'Union européenne, sa « résilience ».
L'analyse des menaces a été finalisée en novembre 2020. Elle n'a pas été agréée politiquement, ce qui a permis d'éviter un premier écueil : devoir prioriser des risques perçus très différemment selon les État membre de l'Union européenne.
Tout au long du premier semestre, les États membres ont travaillé aux objectifs et aux moyens autour de quatre « paniers » : la gestion de crise, les capacités - domaines attendus -, la résilience et les partenariats - qui consacrent une nouvelle ambition. L'exercice évite ici un second écueil en évitant de promouvoir explicitement l'« autonomie stratégique » ou la « souveraineté » de l'Union européenne, qui sont des termes irritants pour certains partenaires européens estimant qu'ils pourraient froisser les États-Unis.
La boussole stratégique est censée aboutir en mars 2022, sous la présidence française de l'Union européenne. Quels espoirs cette démarche, lancée pendant le mandat de Donald Trump, peut-elle susciter aujourd'hui, dans le contexte d'une réaffirmation énergique de l'attachement des États-Unis au multilatéralisme et de l'OTAN à la clause de défense mutuelle de l'article 5 ?
De fait, l'Union européenne compte sur l'OTAN, non seulement pour la défense de son territoire via l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, mais aussi pour la gestion de crise tout en haut du spectre, les deux concernant a priori le flanc Est. Reste en principe à l'Union européenne de savoir répondre aux autres défis sécuritaires alentours - opérations de stabilisation, de maintien de la paix, contrôle des mouvements migratoires -, cette gestion de crise concernant a priori plutôt le flanc Sud. Saurait-elle le faire en toute circonstance ? Alors même que la conflictualité augmente, le nombre d'opérations de gestion de crise de l'Union européenne tend à se réduire.
Pourtant, la PSDC a été relancée en 2009 par le traité de Lisbonne, en 2016 par la « stratégie globale de l'Union européenne », avec une floraison d'initiatives prometteuses sur le papier. Mais les coordinations sont facultatives, les processus comportent des échappatoires pour tout État pacifiste, atlantiste, économe ou sceptique, sachant que les décisions en matière de PSDC sont normalement prises à l'unanimité.
Une intégration totale des outils de sécurité et de défense des États membres serait bien sûr inenvisageable dans un domaine foncièrement régalien. Une PSDC qui orienterait fortement les développements capacitaires des États membres et pourrait les obliger à participer à une opération, personne n'en a jamais voulu, même durant le mandat de Donald Trump ! Mais il nous semble possible de corriger certains des défauts les plus criants de la PSDC et de la rendre plus crédible, au moins pour la gestion de crise.
En matière capacitaire, des instruments dits « à acronymes » - PDC, CARD, CSP, FED, etc. - sont conçus pour combler les lacunes et acquérir une BITDE, une base industrielle et technologique de défense européenne, en encourageant les coopérations. Mais que dire, pour commencer, du PDC, le Plan de développement des capacités ? Bien que très structurant, il se contente d'énumérer les priorités que les États membres veulent bien se fixer en s'inspirant d'une liste de lacunes capacitaires établie sur la base de scénarios moyennement réalistes et de déclarations peu sincères...
Le problème central est la préférence pour les planifications capacitaires nationales. Il faudrait parvenir à y intégrer des éléments du processus capacitaire de l'Union européenne. Ce sera difficile, d'autant qu'existe déjà le processus capacitaire de l'OTAN. On peut aussi chercher à corriger certains défauts d'articulation entre les outils capacitaires. Mais probablement pas tous, car certains aboutissent à ménager la souveraineté des États.
La CSP, la coopération structurée permanente - la PESCO en anglais -, a suscité de nombreux projets. Mais il faudrait être plus sélectif pour gagner en qualité, tandis que le risque d'ITARisation - c'est-à-dire d'application de la réglementation américaine ITAR - devrait rester une préoccupation qui ne semble pas partagée avec la même intensité dans toute l'Union européenne. Une avancée majeure, toutefois, doit être signalée avec le financement européen du FED, ou FEDEF, le fonds européen de défense. La commission devra veiller à ce qu'il ne soit pas utilisé comme un fonds de redistribution.
J'en viens aux aspects opérationnels. Une PSDC timorée, dont les opérations se raréfient alors qu'augmente la conflictualité, nuit à la stature et à la crédibilité de l'Union européenne. La boussole pourrait ici prévoir quelques mesures efficaces :
- Il faut d'abord chercher à mieux s'accommoder du principe d'unanimité. L'expédient, nous le connaissons : ce sont les opérations nationales et les opérations ad hoc, Agénor, Takuba, dont la France s'est faite une spécialité. Or, contourner la PSDC prive de commandement européen, de financements, d'une couverture politique et de la participation éventuelle de pays qui, comme l'Allemagne, ne peuvent intervenir sans mandat.
Faciliter le recours à la PSDC semble ici faisable : sur le territoire de l'Union européenne, avec une automaticité de l'entraide en cas d'agression sur la base de l'article 42.7 du traité de l'Union européenne TUE ; en matière de gestion de crise, avec la possibilité de proposer une opération « clé en main » économisant études et discussions préalables, ou encore avec l'apport par la PSDC de « briques de coopération » à des opérations nationales ou ad hoc.
Faut-il instaurer un Conseil de sécurité européen, dans la perspective de créer un noyau dur de la défense européenne ? La chancelière Angela Merkel l'envisageait, le président Emmanuel Macron l'a finalement approuvé, mais c'était il y a trois ans, à l'époque d'une autre présidence américaine...
Une seconde piste consiste à améliorer les opérations et à les rendre plus incitatives. On peut d'abord progresser sur le plan de la qualité des opérations militaires en améliorant les formations dispensées à des forces étrangères dans le cadre des EUTM, les missions d'entraînement de l'Union européenne, qui sont au nombre de trois et concernent le Mali, la Centrafrique et la Somalie. De ce point de vue, la mise en place, cette année, de la FEP, la facilité européenne pour la paix, qui permettra le financement de la fourniture de matériel létal, est une véritable avancée.
Point crucial, la rapidité de la génération de force : les battlegroups, bataillons de 1 500 hommes mis en place en 2006 pour composer une permanence militaire, n'ont jamais été déployés, et ils sont souvent indisponibles. Un financement par la FEP serait une incitation décisive. Mieux : dans le cadre des discussions sur la boussole stratégique, une petite majorité d'États soutiennent l'initiative française d'une « force d'entrée en premier », dont le noyau dur pourrait être deux gros battlegroups ainsi relancés, avec des composantes terrestre, aérienne et maritime. Ce serait l'occasion pour la boussole de réaffirmer et préciser la complémentarité OTAN-Union européenne en cohérence avec un niveau d'ambition réaliste. En disant enfin clairement ce que l'Union européenne doit savoir faire, on ne pourra qu'améliorer la coordination capacitaire et opérationnelle.
Autre vecteur d'amélioration, le commandement militaire européen, c'est-à-dire la MPCC - la capacité militaire de planification et de conduite -, placée sous l'autorité de l'état-major de l'Union européenne, qui évite de s'en remettre à l'OTAN ou à un État membre pour la direction d'une opération de la PSDC. Cantonnée aujourd'hui aux EUTM, il faudrait étendre son rôle au commandement des missions exécutives et disposer ainsi d'un OHQ, autrement dit d'un état-major de planification, couvrant la totalité des missions militaires. Dans cette perspective, la France soutient le maintien de l'unicité du commandement de l'état-major de l'Union européenne et de la MPCC - que l'Allemagne voudrait remettre en question - pour préserver l'unité de la réflexion capacitaire.
Enfin, il faut impérativement combler les lacunes d'un renseignement européen qui n'est pas à la hauteur des enjeux.