L'histoire du Caucase du sud a été très marquée par la domination des puissances voisines, perse, russe et ottomane. Cette région demeure aujourd'hui une région sous influences.
Le premier enseignement de ce conflit, c'est la responsabilité manifeste de l'Azerbaïdjan et de la Turquie. Les négociations engagées depuis près de 30 ans s'enlisaient. La coprésidence du Groupe de Minsk - France, Etats-Unis, Russie - a proposé plusieurs plans de paix. Mais les parties n'ont jamais vraiment semblé prêtes à un compromis, les Arméniens ayant l'espoir de maintenir le statu quo sur les frontières de 1994, et les Azéris occupant ce temps à préparer la riposte, ce qui a été fait méticuleusement et avec le soutien de la Turquie.
Le déséquilibre économique entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan s'est vite traduit par un déséquilibre de leurs capacités militaires. Les deux pays investissent environ 5 % de leur PIB dans la défense, certes, mais pour l'Azerbaïdjan cela représentait 2,2 milliards de dollars en 2020, tandis que pour l'Arménie cela représentait 630 millions de dollars. L'Azerbaïdjan a profondément transformé son armée, avec l'aide de la Turquie qui a déployé 1500 à 2000 mercenaires syriens en appui - et qui sont peut-être encore aujourd'hui dispersés sur le territoire, ce qui pourrait être extrêmement dangereux.
La Turquie a joué un rôle déterminant dans le renversement du rapport de force et le déclenchement de la guerre. Chacune des interventions militaires turques récentes a répondu à une logique propre : problématique kurde, rivalités en Méditerranée orientale... Il en a été de même dans ce conflit. Soutenir l'Azerbaïdjan allait permettre à la Turquie d'étendre son influence politique et sa présence économique dans le Caucase, région clef où la Russie et l'Iran ont aussi des aspirations.
Face à cette situation, il est regrettable que le gouvernement français ait, du moins initialement, cru devoir adopter une position de neutralité. L'impartialité de la France en tant que co-présidente du Groupe de Minsk pouvait s'expliquer dans le cadre des négociations, pas en cas d'agression ni de recours aux armes. Ce fut une erreur de la part du gouvernement français.
La question du Haut-Karabagh doit figurer à l'agenda de nos relations diplomatiques, particulièrement dans nos relations avec la Turquie, dans toutes les enceintes pertinentes : relations bilatérales, dialogue UE-Turquie et OTAN.
Le deuxième enseignement c'est que ce conflit n'est peut-être pas terminé : l'instabilité demeure.
La déclaration tripartite du 9 novembre 2020 a permis de stopper l'avancée azérie. Environ un tiers du territoire du Haut-Karabagh est désormais sous le contrôle de l'Azerbaïdjan, de même que les sept districts conquis par les Arméniens pendant la première guerre. En Arménie, la guerre a créé un profond traumatisme, une inquiétude existentielle, l'hémorragie de toute une génération. Ceux qui ont survécu souhaitent bien souvent émigrer, notamment vers la Russie.
La pression s'est progressivement déplacée du Haut-Karabagh vers le territoire arménien lui-même, avec des incursions aux frontières et une impatience manifeste de la part de l'Azerbaïdjan à ouvrir des axes de communication et des couloirs sur le territoire arménien.
Aujourd'hui, tout est possible. Compte-tenu de certains discours aux accents nationalistes et belliqueux des dirigeants turcs et azéris, on peut légitimement craindre que l'Azerbaïdjan ne soit tenté de pousser plus loin son avantage. Dans ce contexte, le soutien de la France à l'Arménie est essentiel.
La sécurité des territoires demeurant sous administration du Haut-Karabagh repose entièrement sur les forces russes, soit 2000 soldats en théorie et probablement davantage en réalité. Les forces russes, qui avaient quitté l'Azerbaïdjan en 2012 sont désormais de nouveau présentes dans les trois pays du Caucase du Sud.
La Russie a donc les clefs en main. Elle a établi une sorte de protectorat sur le Haut-Karabagh et une relation de dépendance avec l'Arménie. La Russie a plus à gagner à discuter avec l'Azerbaïdjan où son influence a reculé au cours des dernières années qu'avec l'Arménie qui n'a plus grand-chose à faire peser dans la balance. C'est pourquoi la France doit la soutenir.
La France a laissé pendant longtemps le leadership russe s'exercer dans cette région. Elle doit désormais entreprendre un dialogue renforcé avec la Russie pour l'inciter à jouer un rôle constructif.
Le troisième enseignement du conflit, c'est la nécessité de reconstruire le processus multilatéral.
La Russie privilégie le cadre trilatéral qui lui permet d'être la seule médiatrice entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, et laisse une part résiduelle au Groupe de Minsk. Or, les nombreuses questions qui restent en suspens entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan redonnent une certaine utilité au Groupe de Minsk, moyennant une extension de son mandat et un accroissement de ses moyens.
La question des prisonniers est prioritaire pour l'Arménie ; celle des mines antipersonnel est prioritaire pour l'Azerbaïdjan. Il s'agit de « donnant-donnant », comme l'a montré récemment la libération de prisonniers contre la remise de cartes des mines par la partie arménienne, chacun gardant une monnaie d'échange, ce qui explique que cette question évolue lentement.
Il faudrait par ailleurs inciter les deux pays à signer la Convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines anti-personnel.
S'agissant de la frontière, sa délimitation et sa démarcation ne sauraient être réglées par le fait accompli. Une négociation est là aussi nécessaire. La création de zones tampons et le déploiement d'observateurs de l'OSCE, au moins sur les 400 kilomètres de frontières contestée, permettraient de rétablir une certaine confiance.
La question du statut du Haut-Karabagh doit rester posée au niveau international. C'est le sens de la résolution du Sénat du 25 novembre dernier.
Enfin, l'élection d'un nouveau président américain a créé un contexte favorable pour donner de l'oxygène à la négociation. Désormais, la France et les États-Unis devraient travailler main dans la main pour promouvoir, dans la région, des États forts et démocratiques. La Russie et la Turquie n'agiront pas dans ce sens, préférant probablement des États faibles et peu démocratiques.
La relance du Groupe de Minsk serait facilitée par un renouvellement du mandat des co-présidents et par un renforcement de leurs moyens. Ces moyens sont très réduits au regard de ceux d'une mission de l'OSCE : 1300 personnes sont par exemple engagées au sein de la Mission spéciale d'observation en Ukraine. Le Groupe de Minsk, avec 3 ambassadeurs et 1 représentant de l'OSCE ne dispose pas, par exemple, d'observateurs sur place pour élaborer sa propre évaluation de la situation. De plus, le mandat actuel des co-présidents comporte l'éventualité d'un déploiement d'une force de maintien de la paix. Il conviendrait d'examiner à nouveau cette possibilité.
Le quatrième enseignement de ce conflit est relatif au patrimoine culturel de cette région du Caucase du Sud, berceau de l'humanité, qui abrite un patrimoine religieux chrétien au coeur de l'identité arménienne.
Les Azéris développent une théorie, non reconnue par la communauté scientifique internationale, d'après laquelle une partie du patrimoine arménien serait un patrimoine albanais du Caucase, antérieur à l'arrivée des Arméniens.
Le conflit récent suscite de fortes inquiétudes : 1500 monuments arméniens sont passés sous le contrôle de l'Azerbaïdjan. On peut espérer la conservation des monuments les plus connus, surveillés par satellites, dont la destruction susciterait la réprobation de la communauté internationale. Mais le risque de destruction ou de dénaturation est plus fort sur le petit patrimoine, les stèles, les pierres-croix, les cimetières...
Une mission d'inventaire préliminaire a été proposée par l'UNESCO. L'Azerbaïdjan en a accepté le principe pour trois régions. La balle semble désormais dans le camp de l'Arménie. Or, cette mission, même imparfaite et limitée, est une nécessité pour enclencher un processus impliquant davantage l'UNESCO dans la protection du patrimoine de la région.
Par ailleurs, la communauté internationale s'est fortement mobilisée, et la France a été à l'avant-garde par l'intermédiaire de l'Institut National du Patrimoine. Mais désormais, il faut avancer. Pour cela, il serait utile de créer un groupe de contact impliquant des experts internationaux susceptibles de servir d'intermédiaires, afin qu'un dialogue puisse s'instaurer entre les parties.
Enfin, le cinquième et dernier enseignement est d'ordre économique et culturel. Si nous avons des marges de progrès, c'est bien dans le domaine économique, tant pour l'UE que pour la France. En 2019, les échanges commerciaux de l'UE avec l'Azerbaïdjan étaient dix fois plus élevés que ses échanges commerciaux avec l'Arménie. L'ouverture récente du corridor gazier sud-européen renforcera encore les liens économiques avec l'Azerbaïdjan, bien placé, par ailleurs, dans le projet chinois des « Routes de la soie », alors que l'Arménie demeure marginalisée.
Les relations bilatérales de la France avec ces deux pays sont également très déséquilibrées en faveur de l'Azerbaïdjan. Les relations économiques de la France avec l'Arménie ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être.
La France a, par ailleurs, livré à l'Azerbaïdjan, depuis 2011, 148 millions d'euros de matériels soumis à autorisation préalable d'exportation : un satellite, alors qu'aucun matériel de ce type n'a été livré à l'Arménie sur cette période.
En fait : c'est l'humanitaire et le mémoriel pour l'Arménie, et le business pour l'Azerbaïdjan.
La diaspora pourrait jouer un rôle. Mais quel est le projet français porté par la diaspora arménienne ? Orange a rapidement quitté l'Arménie à cause de la corruption, Carrefour a mis sept ans à s'installer. L'Union Européenne et la France doivent participer au désenclavement économique de l'Arménie.
Dans le domaine culturel, nous demandons que le Fonds pour les écoles chrétiennes francophones d'Orient soit renforcé et mis à contribution pour aider les écoles francophones du Caucase du sud.
Cette affaire du Haut-Karabagh est très grave. Demain, quel sera le prochain théâtre ? Pourquoi Erdogan et Poutine s'arrêteraient-ils alors qu'il n'y a aucun répondant du côté occidental ?
Ce qui manque à la France et à l'Union Européenne, c'est une vision stratégique. C'est d'autant plus regrettable que lorsque l'on demande aux Arméniens : « quel est le meilleur ami de l'Arménie ? », ils répondent « la France ».