Intervention de Olivier Cigolotti

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 7 juillet 2021 à 9h30
Retour d'expérience du conflit du haut-karabagh — Examen du rapport d'information

Photo de Olivier CigolottiOlivier Cigolotti, rapporteur :

Le sixième enseignement de ce conflit est relatif à la place nouvelle des drones comme acteurs incontournables de la troisième dimension.

Dans cette guerre, les drones ont rempli les fonctions complètes, classiques, de l'arme aérienne - renseignement, coordination, appui-feu, frappes - à un coût bien moindre.

Ce conflit a contribué, avec d'autres, à l'émergence d'une nouvelle doctrine d'emploi des drones. Ceux-ci sont en effet, progressivement, intégrés à de vastes dispositifs offensifs, en coordination avec l'artillerie et l'usage de munitions télé-opérées dites « maraudeuses ». Ainsi, le conflit du Haut-Karabagh est symptomatique d'une étape intermédiaire entre la « dronisation des forces », qui s'est imposée depuis 30 ans, et le « combat collaboratif en essaim », qui pourrait devenir une réalité dans 30 ans.

Je ne m'attarderai pas sur ce sujet, également développé dans l'excellent rapport de nos collègues sur les drones, mais la France continue d'avoir un emploi « stratégique » de ses drones MALE Reaper armés, pour des opérations de haute valeur ajoutée. Certes, une partie de notre retard devrait être rattrapée, avec l'arrivée dans les forces du système de drones tactiques et des acquisitions dans le domaine des drones de contact. Nos forces devraient être équipées de plus de 1000 drones d'ici trois ans. Mais il reste à tirer tous les enseignements des conflits récents, s'agissant des drones et munitions télé-opérées d'emploi « tactique », au profit des unités de première ligne, et de l'usage de matériel moins coûteux, pouvant être considéré comme « consommable » sur de courtes périodes.

Le septième enseignement porte sur l'importance des défenses sol-air et de la lutte anti-drones.

Les défenses sol-air arméniennes, pourtant denses, ont été dépassées par l'offensive azerbaidjanaise. La mauvaise prise en compte de la menace « drones » dans la définition des capacités a eu des conséquences dévastatrices. La France n'est certes pas dans la situation de l'Arménie. Mais force est de constater que les défenses sol-air ont été négligées, de façon d'ailleurs logique, en raison des contraintes budgétaires, dans le contexte post-guerre froide, alors que nos OPEX se font en situation de supériorité aérienne.

Il faut désormais anticiper des situations dans lesquelles nos forces seraient la cible d'actions impliquant l'emploi de drones et de munitions télé-opérées. La combinaison des drones, en nombre important, et de moyens plus classiques pose de nombreux défis en termes de détection, de neutralisation et de coordination de la défense. Les défenses sol-air, incluant la défense de proximité des unités terrestres, constitueront un enjeu majeur de la prochaine LPM.

Huitième enseignement : ce conflit est un exemple de ce que peut être la « haute intensité ».

Cette guerre a vu le retour de la manoeuvre, avec une armée de l'Azerbaïdjan à l'offensive, mettant en oeuvre toute la gamme de matériels à sa disposition. Ce type de dispositif nécessite un système de commandement et de coordination qui doit parfaitement fonctionner. La fonction logistique y est essentielle. La guerre de haute intensité est une guerre de stocks, une guerre économique, très consommatrice en équipements et en munitions. Elle implique un risque de pertes humaines plus importantes que celles que la France subit en OPEX : 4000 soldats arméniens tués, c'est un chiffre considérable pour un pays qui compte moins de 40 000 naissances par an - environ 10 % d'une classe d'âge. Les pertes matérielles sont également impressionnantes.

L'armée de terre française a subi au cours des dernières décennies des choix budgétaires, qui ont conduit à délaisser une partie du matériel utile à la haute intensité. Le développement de ce matériel spécifique, et l'accroissement des volumes d'équipements et de munitions, doivent être planifiés au cours des années à venir. L'armée de terre ne dispose plus, par exemple, de moyens de minage anti-chars mécaniques, ni de moyens de déminage lourds. Le système de déminage actuel est fondé sur un engin blindé du génie qui a près de 40 ans d'âge.

L'Azerbaïdjan a fait usage de lance-roquettes multiples et de missiles balistiques. Pour le même usage, la France dispose du lance-roquettes unitaire (LRU) qui répond toutefois davantage à une logique de précision que de saturation. Par ailleurs, les drones « consommables » tendent à devenir des équipements incontournables.

De façon générale, l'arbitrage entre masse/rusticité et technologie, voire haute-technologie, doit être repensé en profondeur. Ce sera l'un des enjeux du programme Titan de renouvellement du segment lourd de l'armée de terre et, en particulier, des programmes menés en coopération avec l'Allemagne (MGCS).

Le 9e enseignement que nous tirons de ce conflit porte sur l'importance de la réactivité, face au risque de surprise stratégique.

Les hypothèses d'engagement majeur doivent prendre en compte la possibilité d'un préavis très court et donc d'une montée en puissance très rapide.

Comme la Revue stratégique de 2017 et son Actualisation de 2021 l'ont bien souligné, la fonction « connaissance et anticipation » est essentielle. Son renforcement doit se poursuivre, notamment dans le domaine de l'analyse du renseignement.

Afin de réduire les effets d'inertie des programmes et opérations d'armement, il faut renforcer leur capacité à intégrer rapidement des modifications de l'environnement stratégique ou technologique. Ceci vaut tant pour la conduite des programmes nationaux que pour celle des programmes internationaux dont la gouvernance est particulièrement complexe.

Enfin, le 10e et dernier enseignement de cette guerre du Haut-Karabagh porte sur les partenariats militaires et la complexification des conflits.

À l'heure où la France cherche à contribuer à la montée en puissance des armées de pays partenaires, dans le cadre de partenariats militaires opérationnels, le conflit du Haut-Karabagh a donné l'exemple d'un partenariat particulièrement efficace entre l'Azerbaïdjan et la Turquie, dont certains enseignements positifs pourraient probablement être tirés.

Mais ce partenariat entre l'Azerbaïdjan et la Turquie illustre aussi une tendance à la complexification des conflits, qui est un facteur d'aggravation de la violence. La guerre du Haut-Karabagh en a donné deux exemples.

S'agissant tout d'abord du déploiement de mercenaires par la Turquie, il convient de rester pleinement mobilisé sur ce sujet qui monte en puissance, de même que celui des sociétés militaires privées, alors que la France réprime l'activité de mercenaire par la loi du 14 avril 2003. Nous n'avons pas pu déterminer avec précision où se trouvent aujourd'hui ces mercenaires.

S'agissant du commerce des armes, l'embargo de l'OSCE doit être réaffirmé avec force et rendu, dans la mesure du possible, plus effectif et plus contraignant. Cet embargo souple n'a pas empêché l'Azerbaïdjan de s'équiper de matériels de guerre de haute technologie auprès de ses partenaires, notamment turc et israélien, s'agissant en particulier des drones. La présence de composants canadiens sur les drones turcs Bayraktar TB2 a, par ailleurs, été mise en évidence pendant le conflit, démontrant la difficulté à faire respecter ce type d'embargo purement incitatif, non contrôlé et non sanctionné, même verbalement, qui peut être contourné de multiples manières.

Pour conclure, cette guerre dramatique du Haut-Karabagh, qui a duré 44 jours, n'est donc pas une guerre lointaine, anecdotique, encore moins un accident de l'histoire. C'est une guerre qui nous concerne car elle illustre des tendances géopolitiques profondes, et parce qu'elle annonce, dans ses modalités, ce que pourraient être les conflits futurs. La surprise stratégique et l'avance technologique ont toujours été des facteurs de supériorité décisifs dans la guerre. Un conflit « classique » dans son essence peut donc s'accompagner d'éléments novateurs : c'est le cas de celui du Haut-Karabagh.

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