Intervention de Jean-Pierre Bellon

Mission d'information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement — Réunion du 24 juin 2021 à 10h30
Méthodes innovantes de lutte contre la violence en milieu scolaire — Audition de Mm. Jean-Pierre Bellon membre du comité d'experts contre le harcèlement au sein du ministère de l'éducation nationale et le docteur nicole catheline pédopsychiatre spécialiste des rapports entre enfant et école

Jean-Pierre Bellon, membre du comité d'experts contre le harcèlement au sein du Ministère de l'éducation nationale :

Je suis très heureux de pouvoir intervenir devant cette assemblée car cela fait plus de 20 ans que je travaille sur la question du harcèlement. En 1999, j'étais professeur de philosophie au lycée. J'intervenais également à l'IUFM d'Auvergne. Un chef d'établissement m'a laissé la possibilité d'expertiser une situation de violence dure. À cette occasion, je me suis permis de rencontrer les témoins. J'ai découvert que derrière la violence dure s'en cachait une autre, des choses tellement petites qu'elles paraissent insignifiantes. Je me souviens notamment d'une jeune fille de terminale me racontant qu'un jour, en seconde, elle avait commis une erreur de prononciation lors d'un cours d'espagnol. Son surnom était né. Cela a duré 3 ans. Ceux qui ont répété son surnom pendant ces trois années ne s'en souviennent probablement pas. Ce n'est pas son cas.

À cette occasion, j'ai découvert trois éléments essentiels. D'abord, la solitude des victimes. À qui parler d'un évènement aussi anodin, et pourtant destructeur ? Ensuite, la puissance du groupe. Des jeunes gens tout à faire ordinaires reprenaient le surnom de cette jeune fille. Pourquoi ? Parce que les autres le faisaient ? Pour éviter d'être soi-même moqué ? Enfin, la maladresse de l'institution. Combien de fois ai-je entendu des jeunes gens me raconter les remarques qu'ils avaient entendues de la part de leur professeur : « ce n'est pas si grave », « n'exagère pas », « essaie de te faire des amis », « ne te laisse pas faire »... Si nous pouvons corriger ces trois défauts, nous aurons vraiment avancé.

C'est également en 1999 que j'ai découvert qu'il existait une importante littérature, non-traduite en français, sur le harcèlement. J'ai notamment découvert les travaux d'Anatol Pikas. Il évoquait la puissance du groupe, le « mob ». Dès 1975, Anatol Pikas explique que les « mobers » ont peut-être, eux-mêmes, une opinion négative sur le harcèlement, mais ils le font parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Ils le font parce qu'ils sont pris au piège.

En 2009, une journaliste a attiré mon attention sur le suicide, aux États-Unis, de Jessica Logan. Il s'agit du premier cas connu de « sexting ». Le sexting, ce sont ces photos prises dans un cadre intime, puis projetées dans la sphère publique, où elles deviennent l'occasion de brimades inouïes. Je me suis donc intéressé au sujet. J'ai redécouvert les trois éléments que sont la solitude des victimes, la puissance du groupe et la maladresse inouïe des adultes. À mon sens, le sexting est la forme la plus dangereuse et la plus inquiétante du cyber harcèlement. Il nous montre en très gros ce qui apparaît en plus petit dans le harcèlement.

En 2011, je me suis rendu en Finlande à la découverte du programme KiVa de lutte contre le harcèlement scolaire. Ce programme, qui me semble difficilement applicable en France, m'a marqué par une chose : les équipes. Il y avait, dans chaque école, une équipe spécialement dédiée au traitement du harcèlement. Je me suis dit que si nous pouvions mettre la même chose en place en France, nous aurions tout gagné. J'ai également vu les résultats de la méthode de la préoccupation partagée d'Anatol Pikas, que je connaissais, mais que je n'avais pas osé mettre en place en France. Je l'ai fait par la suite, en commençant par mon établissement, avant de développer cette méthode à l'échelle des Hauts-de-Seine, puis de l'académie de Versailles, entre 2014 et 2018. À partir de 2019, ce dispositif a été étendu dans six académies pilotes dans le cadre du programme Phare de Jean-Michel Blanquer. L'idée est simple : chaque établissement doit disposer d'une équipe ressource. Toutefois, j'ai adapté la méthode de la préoccupation partagée telle que Pikas l'avait créée car celle-ci, si elle est parfaite pour arrêter les brimades, n'est pas suffisante dans le soutien aux victimes.

Les équipes que nous avons créées au sein des établissements comprennent 5 adultes. Il est absolument essentiel qu'il y ait des enseignants. Quelqu'un doit être spécifiquement formé à l'accueil de la victime, pour éviter toutes les maladresses que nous avons rencontrées jusqu'à présent. Il s'agit de donner un allié à l'élève cible au sein de son établissement. En parallèle, il faut que d'autres professionnels de l'équipe rencontrent en entretien individuel les élèves qui ont pris part aux brimades. L'objectif consiste à amener ces élèves à reconnaître le malaise de la cible. Il s'agit de leur faire partager une préoccupation pour l'élève victime. Ce ne sont pas les faits qui sont examinés, mais la souffrance de l'élève victime : « as-tu remarqué quelque chose ? », « que pourrais-tu faire pour que cela se passe mieux pour lui/elle ? ». Si cette méthode fonctionne très bien, c'est principalement parce qu'elle est dépourvue de sanctions. D'expérience, nous savons que les sanctions ont toujours pour effet de renforcer la cohésion du groupe et d'entraîner des représailles. La méthode de la préoccupation partagée permet également aux élèves de sortir la tête haute. Tout conflit dont on sort battu ou humilié est porteur, pour demain, de conflits encore plus graves. Enfin, cette méthode est éminemment éducative. Elle est un apprentissage de l'empathie en actes, et pas en leçons de morale. Elle marche très vite avec les petits, mais elle marche également avec les plus grands.

Cette méthode est généralement appliquée sur 15 jours. Elle repose sur la rapidité d'intervention et la brièveté des entretiens, sachant que le suivi de la victime dure évidemment plus longtemps. Une évaluation en a été faite au sein de l'académie de Versailles en février 2019 : le taux de réussite est ressorti à 82 % sur 800 cas traités. L'évaluation est faite par les victimes. Une situation résolue est une situation dans laquelle la victime nous dit qu'elle peut retourner en classe. À présent, nous souhaitons étendre ce dispositif à l'ensemble du territoire.

Nous travaillons également sur le sexting. Nous avons créé un protocole spécial. S'il est nécessaire de légiférer, c'est bien sur le sexting. Les victimes ne sont pas protégées. Elles entendent encore aujourd'hui des remarques terribles. Les victimes de sexting sont en situation d'insécurité juridique. Il n'est plus supportable qu'elles soient rendues responsables de leur situation.

Dr Nicole Catheline, pédopsychiatre spécialiste des rapports entre enfant et école. - Je vous remercie de m'accueillir pour vous exposer mes travaux. Je voudrais également remercier Jean-Pierre Bellon, qui a été un pionnier. Il faut lui rendre cet hommage. Je vais tenter de vous apporter mes connaissances autour du développement de l'enfant.

Recevant les uns comme les autres, je me suis assez vite rendu compte qu'il n'existait pas un grand écart entre les victimes et les auteurs de harcèlement. Les spectateurs sont également pris dans ces situations avec beaucoup d'angoisse. Ils arrivent dans mon cabinet en regrettant de ne pas avoir été suffisamment présents lorsqu'un évènement grave s'est produit.

La notion d'empathie, qui est relativement galvaudée de nos jours, a été développée dans les années 78. Elle est une sorte de pré-câblage qu'a le nourrisson à la naissance, et qui lui permet d'être d'emblée un être social. Tout le monde est capable d'avoir de l'empathie et de développer des compétences pour aller vers l'autre.

Lorsqu'il s'éloigne de ses parents, l'enfant rencontre ses pairs et d'autres adultes. Il se construit grâce à ces allers-retours permanents entre les pairs et les adultes. Dans certaines situations, le groupe des pairs l'emporte sur la présence des adultes. L'appartenance au groupe devient plus forte que la parole des adultes. Ceci explique qu'il existe davantage de situations que de profils de harceleurs ou de victimes : c'est vraiment la situation qu'il faut prendre en compte, pas le supposé profil du harceleur ou de la victime. Il faut s'attacher à la situation et la régler tout de suite. Effectivement, c'est assez facile avec les enfants jeunes.

Il faut également permettre aux enfants de réfléchir à ce qui se passe au sein du groupe. Les émotions prennent de plus en plus d'importance. Au-delà de ce que propose l'école, qui est le lieu de la parole par excellence, le corps n'est pas suffisamment pris en compte. La plupart du temps, le phénomène du harcèlement débute autour du physique et des choses qui concernent le corps. L'empathie est émotionnelle, cognitive et motivationnelle. Pour mieux comprendre les émotions, il faut passer par le corps. Voilà pourquoi je pense qu'il est plus judicieux de parler de harcèlement entre pairs que de harcèlement scolaire. On fait peser sur l'école un poids trop important. Certes, l'école doit prendre sa part, mais il faut également que la société toute entière s'empare du sujet. Elle doit aider les enfants à gérer leurs émotions. Il est plus facile d'apprendre aux enfants à gérer leurs émotions dans des activités ludiques et sportives. Il est possible d'accompagner les enfants dans la gestion de leurs émotions à l'école et en dehors de l'école.

Il faut aussi impliquer les adultes. Il est impératif que les parents soient inclus dans les actions que nous mettons en place. Cela suppose que leur parole soit écoutée. Souvent, les parents se plaignent que ce ne soit pas le cas. Il en résulte une méfiance entre adultes qui est très délétère. Les parents ont tôt fait d'accuser les enseignants, et inversement. Les parents regrettent qu'il leur soit si difficile d'avoir un interlocuteur face à eux. Ils ont le sentiment d'être renvoyés d'un interlocuteur à un autre. En fait, les personnes qui les reçoivent ont souvent peur de mal faire. C'est pour cela qu'elles les dirigent vers d'autres interlocuteurs. Cette peur de mal faire est nuisible. De plus, les personnes qui ont renvoyé un sujet à quelqu'un d'autre ont ensuite tendance à s'en désintéresser. Pourtant, il faut continuer à se préoccuper de ce que devient la situation. C'est cela qui soutient les enfants comme les adultes. Il n'y a pas besoin d'être formé pour cela. Il s'agit de vivre ensemble et de se préoccuper de l'autre.

Lorsque les parents se sentent dévalorisés et ne savent pas vers qui se tourner, les enfants sont perdus. Il est donc essentiel de soutenir les parents. Très peu d'enfants parlent car ils ont peur d'accabler leurs parents. L'idée de constituer une communauté éducative incluant les parents me semble une excellente avancée dans la lutte contre le harcèlement.

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