Madame la présidente, mes chers collègues, j'ai moi aussi apprécié les conditions dans lesquelles nous avons conduit nos travaux. Nous avons rencontré de nombreux acteurs et essayé d'appréhender sous leurs divers aspects - ils sont nombreux - les phénomènes de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français.
Comme vous le savez, nous avons choisi d'orienter nos travaux « à hauteur d'homme », c'est-à-dire vers ces Français qui souffrent de la pauvreté et ceux, encore plus nombreux, qui redoutent de tomber dans la spirale du chômage, de la pauvreté ou de la précarité. De fait, ce sentiment d'insécurité sociale est très répandu dans la société française et constitue l'une des sources de phénomènes comme le mouvement des « gilets jaunes ».
Toutefois, avant d'entrer de plain-pied dans les principaux constats et conclusions que je tire de nos travaux, je rappellerai brièvement cette évidence : le moyen le plus sûr d'éviter la paupérisation des Français est de lutter contre la paupérisation de la France elle-même, c'est-à-dire de faire en sorte que notre pays reste, ou redevienne, une grande Nation économique et industrielle.
Pour cela, deux conditions me semblent essentielles. D'une part, il faut mettre un terme à notre déclin industriel, qui détruit de la richesse et assèche nos territoires, à l'exception de quelques métropoles. Cela passe à mon sens par la suppression de nos principaux handicaps fiscaux, notamment en matière d'impôts de production, ainsi que par la nécessité de travailler plus tout au long de notre vie. D'autre part, et peut-être surtout, la formation des Français, dès l'école puis tout au long de la vie, doit se situer au niveau des meilleurs standards mondiaux. Notre capacité d'innovation et la qualité de nos emplois de demain en dépendent. De ce point de vue, la dégradation continue du classement de notre pays dans l'enseignement des sciences doit particulièrement nous inquiéter, et il importe d'y mettre rapidement un terme. Je n'irai pas plus loin sur ces sujets très politiques, qui pourraient chacun faire l'objet d'une, voire de plusieurs missions d'information...
Soyons néanmoins conscients que tout ce que nous pourrons proposer ne sera pleinement efficace que si nous savons créer à long terme de la richesse sur notre sol. Le Sénat, comme les autres institutions, devra prendre ses responsabilités pour atteindre cet objectif crucial pour notre avenir.
J'en arrive au coeur du sujet de notre mission d'information, en commençant par les principaux enseignements que je tire en matière d'évolution de la pauvreté et de la précarité en France. Le constat global que je dresse sur notre situation peut être résumé en une phrase : le taux de pauvreté monétaire français est relativement maîtrisé, mais cette stabilité est en trompe-l'oeil.
Apportons d'abord une précision méthodologique : la pauvreté monétaire concerne les ménages dont le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian national. Plus de 9 millions de ménages sont concernés en 2018 en France métropolitaine, soit 14,8 % de la population. Cette proportion est relativement stable sur la dernière décennie ; surtout, elle est inférieure à la moyenne européenne. Ce dernier constat relativement rassurant paraît toutefois quelque peu en décalage avec celui de la lente et silencieuse montée des tensions sociales dans le pays, jusqu'à leur explosion récente avec le mouvement des « gilets jaunes ».
Si nous nous efforçons d'analyser plus finement les choses, on constate, d'abord, que certains segments de la population sont particulièrement exposés à la pauvreté monétaire. Il s'agit, hélas, sans surprise, des chômeurs, des familles monoparentales, des jeunes. C'est en leur direction que nous devons donc tourner nos efforts. Ensuite, on observe qu'il est nécessaire de faire appel à d'autres approches de la pauvreté pour rendre pleinement compte de la situation. N'oublions pas que la pauvreté est avant tout une situation douloureuse et faite de privations. Près d'un ménage français sur cinq se déclare pauvre : cela montre bien que la simple comparaison de leurs ressources au revenu médian est un indicateur un peu fruste... À ce titre, la statistique publique nous permet de disposer d'indicateurs complémentaires.
Si l'on délaisse le point de vue « macro » pour s'intéresser au budget des ménages, on observe que la part des dépenses contraintes et pré-engagées, au premier rang desquelles les dépenses liées au logement, augmente fortement sur les dernières décennies. Il en résulte mécaniquement un ensemble de privations d'ordre matériel ou même social : existence d'arriérés d'impôts ou de loyers, impossibilité de faire face à des dépenses imprévues, de se payer des vacances ou même des loisirs, d'accéder à internet... D'après l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), 12,5 % de la population peut être considérée comme pauvre du fait des privations qu'elle subit. C'est 5 points de plus qu'en Allemagne, par exemple.
De fait, dans une étude publiée cet été, France Stratégie a mis en évidence l'augmentation des dépenses pré-engagées dans le budget des Français depuis vingt ans (2001-2017). Celles-ci atteignent maintenant 32 %, dont 68 % pour le logement. Surtout, cette augmentation creuse les inégalités entre les ménages pauvres et les ménages aisés, entre les jeunes qui doivent louer ou acquérir et les plus âgés - 70 % des plus de 60 ans sont propriétaires, contre 5 % des moins de 25 ans -, et le sentiment d'un décrochage du pouvoir d'achat, car le revenu « arbitrable » diminue.
Nous avons vu que la difficulté de se loger résulte de tensions locales. Si l'on ne peut pas parler d'une crise généralisée, comme dans l'après-guerre, il est des zones particulièrement tendues où il est de plus en plus coûteux de se loger - + 88 % des prix en vingt ans, selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) - et où il est de plus en plus difficile d'accéder au logement social - une demande sur 9,5 est satisfaite en Île-de-France -, sachant que les délais sont encore plus longs pour les moins de 30 ans. Ces zones tendues sont aussi celles où le phénomène de suroccupation est le plus marqué.
Au total, on assiste à un blocage des parcours résidentiels et, dans une certaine mesure, de l'ascenseur social, ce qui nourrit un sentiment de déclassement et de précarisation. Ces tensions expliquent un phénomène massif de mal-logement. La Fondation Abbé Pierre estime que 4,2 millions de personnes sont privées de logement personnel ou vivent dans des conditions très difficiles. S'y ajoutent environ 12 millions de personnes qui sont confrontées à des situations de fragilités : impayés, effort financier excessif, copropriétés dégradées, suroccupation ou précarité énergétique. Au total, sans double compte, la Fondation estime à 14,6 millions le nombre de personnes rencontrant des difficultés de logement.
Or, nous avons pu constater au cours des auditions que la politique menée depuis 2017 avait eu tendance à accroître les difficultés et à provoquer une chute de la construction. Pour rétablir les comptes publics, le choix a été fait, au début du quinquennat, de réduire l'effort financier pour le logement des Français en diminuant les aides personnalisées au logement (APL) et les moyens des bailleurs sociaux notamment. Depuis 2017, ce sont près de 10 milliards d'euros qui ont été économisés au détriment des publics les plus fragiles. On assiste tout particulièrement à un décrochage des APL par rapport à la réalité du marché privé.
Enfin, parmi les ménages un peu mieux lotis, c'est la faiblesse de l'offre de logements intermédiaires qu'il faut souligner, particulièrement dans les zones tendues où il existe une grande différence entre le marché libre et le parc social, contribuant là aussi à une forme de précarisation du fait de la hausse du coût du logement.
Si accéder au logement est difficile, s'y maintenir ou y vivre décemment peut également être une préoccupation. La crise sanitaire a fait craindre une envolée des impayés de loyer, donc des expulsions. Grâce au filet social mis en place, cette flambée n'a pas eu lieu, mais on constate tout de même une plus grande fragilité de certains ménages - indépendants et étudiants notamment. On peut craindre que l'ensemble des expulsions qui n'ont pu avoir lieu en 2020 et 2021 soient réalisées en même temps. C'est pourquoi la mise en oeuvre de mesures spécifiques d'accompagnement est absolument nécessaire.
Enfin, trop de ménages sont confrontés à la précarité énergétique. Quelque 3,5 millions de ménages seraient concernés, soit parce qu'ils n'arrivent pas à se chauffer suffisamment l'hiver, soit parce que leurs dépenses de chauffage sont trop élevées. Le coût de la facture d'énergie est une préoccupation pour 70 % à 80 % des Français. La moitié déclare limiter le chauffage pour maîtriser sa facture et 12 % à 15 % sont véritablement en situation de précarité. Cela résulte du mauvais état de nombreux logements, mais aussi du décrochage des minima sociaux par rapport à la hausse des prix de l'énergie, qui ont augmenté de 50 % ou 100 % - gaz et fioul - en trente ans.
Plus généralement, au-delà du poids des dépenses contraintes, quand je parle d'une stabilité « en trompe-l'oeil » de la pauvreté, je fais aussi allusion à notre dépendance au système de protection sociale et aux minima sociaux. Sans eux, le taux de pauvreté spontané serait bien supérieur à 20 %. Cette situation de dépendance est particulièrement nette depuis la crise de 2008.
Nous reproduisons dans le rapport un graphique de l'Insee, très éclairant sur l'évolution du niveau de vie des ménages modestes : celui-ci est en apparence plutôt stable depuis 2008, mais, si l'on retire les revenus issus de la redistribution, on constate que le niveau de vie avait brutalement plongé au moment de la crise et que l'écart entre les niveaux de vie avant et après redistribution ne s'est jamais vraiment résorbé. Il n'est donc pas étonnant de constater, par ailleurs, une hausse de 30 % des bénéficiaires de minima sociaux sur la même période. Cela témoigne du fait que notre système de redistribution a bien su jouer son rôle d'amortisseur face à la crise, mais aussi qu'il est maintenant à bout de souffle.
Plus précisément, je considère qu'il se heurte à une triple limite. Premièrement, la seule redistribution ne résout pas la question de la sortie durable de la pauvreté des personnes qui en bénéficient. Deuxièmement, loin d'apaiser les tensions sociales, il peut contribuer à les alimenter en provoquant un sentiment d'injustice de la part de ceux qui ont l'impression d'en être exclus. Troisièmement, enfin, il est financièrement insoutenable. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je me suis attachée, dans mes propositions, à ne pas augmenter démesurément le coût d'un système qui pèse déjà lourdement sur nos finances publiques.
Au-delà de la pauvreté proprement dite, qu'elle soit réelle ou ressentie, une partie des Français est fragilisée par la précarité de leur situation, qui les expose à un basculement.
Le premier de ces facteurs de vulnérabilité individuelle est la situation au regard du travail. Or plusieurs tendances indiquent une précarisation des Français en matière d'emploi. S'agissant d'abord de l'emploi précaire, la France se distingue parmi les pays européens en ce qui concerne la part des contrats courts - ceux de moins de trois mois. La part de ces derniers a fortement augmenté en trente ans. Qu'elle soit subie ou choisie, cette situation, qui ne constitue plus un tremplin vers un emploi plus stable, s'accompagne souvent d'une forte précarité des intéressés.
Nous observons ensuite un rebond du travail indépendant, qui a été porté, depuis 2009, par la création du statut d'autoentrepreneur, devenu le régime de la microentreprise, ainsi que par l'apparition de plateformes numériques de mise en relation. Entre les travailleurs non salariés, les situations sont extrêmement disparates. Leur protection sociale lacunaire, en particulier l'absence de couverture digne de ce nom contre le chômage, peut s'avérer problématique dans le cas de travailleurs aux faibles revenus. Le phénomène des travailleurs pauvres est souvent la conséquence d'un temps de travail insuffisant, en raison d'un travail à temps partiel subi ou d'une activité instable dans l'année. Cette situation de sous-emploi concerne tout particulièrement certaines activités du secteur tertiaire et une majorité de femmes. Les augmentations du SMIC sont donc peu efficaces pour réduire ce phénomène de pauvreté laborieuse. La prime d'activité, créée en 2015, contribue en revanche à l'atténuer.
La France se caractérise enfin par la persistance d'un niveau élevé de chômage, qui s'élève à 8 % de la population active avant la crise sanitaire. On sait que les chômeurs sont particulièrement exposés à la pauvreté. Le risque de chômage est notamment déterminé par les inégalités de formation initiale, qui sont elles-mêmes accrues par les inégalités d'accès à la formation professionnelle.
L'évolution des structures familiales constitue un deuxième facteur de fragilisation au niveau individuel. La pauvreté touche particulièrement les familles monoparentales, dont la part a augmenté depuis 20 ans : 33,6 % d'entre elles vivaient sous le seuil de pauvreté en 2017. Ce sont à 85 % des mères seules avec enfants. En 2014, ces mères étaient près de deux fois plus souvent au chômage que l'ensemble des femmes. Le sentiment de précarité et de pauvreté est également plus fort dans ces familles. Jusqu'à présent, les dispositifs publics conçus pour les aider n'ont pas fait la preuve de leur efficacité. L'entraide et la solidarité familiale restent cependant fortes dans tous les milieux. Les aides des parents représentent ainsi un apport essentiel pour les 18-24 ans, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle.
Après ces constats, j'en arrive aux propositions que notre mission d'information pourrait formuler, qui se déclinent autour de quatre axes : améliorer les outils de suivi afin de mieux savoir de quoi nous parlons en matière de pauvreté et de précarité ; définir des politiques d'insertion plus simples, décidées au plus près du terrain et résolument tournées vers l'emploi ; formuler des propositions concrètes en matière de logement et d'énergie, afin de permettre à chacun de vivre dignement de ses revenus, même faibles ; enfin, construire un filet de sécurité plus juste et plus accessible pour ceux de nos concitoyens qui rencontrent le plus de difficultés.
Ma première série de propositions concerne le suivi des phénomènes de pauvreté et de précarité, et de nos politiques qui visent à l'enrayer. En la matière, je suis convaincue que nous pouvons faire beaucoup mieux.
Les indicateurs de suivi de la pauvreté ne nous permettent pas d'être suffisamment réactifs face aux situations de crise, comme celle que nous sommes en train de connaître. Par exemple, pour être fiable, le taux de pauvreté définitif pour une année donnée ne peut être calculé qu'avec deux ans de retard. Il est pour cette raison indispensable de développer un indicateur beaucoup plus conjoncturel et qui pourrait, par exemple, synthétiser des données relatives aux prestations de solidarité versées, au recours à l'aide alimentaire ou encore issues de sondages, données disponibles quasiment en temps réel. Des initiatives en ce sens ont été prises pendant la crise sanitaire par l'Insee et la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees). Elles doivent être saluées et pérennisées.
Je propose également de travailler à une amélioration de nos indicateurs pour combler certains angles morts : je pense notamment à la mesure de la pauvreté dans les territoires d'outre-mer ou à celle de la grande pauvreté. Il me semblerait également judicieux que nous nous donnions les moyens de mieux suivre les populations non pauvres, au sens de la statistique publique, mais proches de la pauvreté, qui sont logiquement les plus susceptibles de basculer dans la précarité.
Nous devons aussi appliquer cette exigence de suivi renforcé aux politiques que nous menons. Si je ne me risquerai pas à parler d'un « pognon de dingue », je constate qu'une profusion de dispositifs de lutte contre la pauvreté a été mise en place par les majorités successives, sans que leurs résultats puissent être évalués dans des conditions satisfaisantes. Je considère que nous devons désormais collectivement poser comme principe que tout nouveau dispositif doit s'accompagner d'un dispositif d'évaluation crédible.
Ma deuxième série de recommandations porte sur nos politiques de prévention de la pauvreté, qui doivent, à mon sens, être résolument tournées vers l'emploi.
Comme j'ai déjà eu l'occasion de le rappeler, le premier déterminant de la pauvreté, en France, est le chômage. Le premier levier pour prévenir la pauvreté est donc l'accès à l'emploi. Et le premier levier pour accéder à un emploi de qualité, c'est la formation.
Il est indispensable de concentrer nos efforts sur cet objectif. Des efforts ont été accomplis dans les années récentes, avec la mise en oeuvre du Plan d'investissement dans les compétences (PIC), doté de 14 milliards d'euros sur cinq ans. Dans l'attente de son évaluation d'ensemble, à laquelle je serai bien évidemment attentive, mon rapport propose des pistes d'amélioration du dispositif, qui gagnerait à être rationalisé, plus inclusif et mieux orienté vers les secteurs en développement ou en tension.
Sur ce dernier point, je suis convaincue que les politiques de développement économique et de lutte contre la pauvreté vont de pair et donc que la politique de l'emploi et de la formation professionnelle des personnes en difficulté doit être conciliée avec les besoins de l'économie. Je propose par conséquent de renforcer l'effort de formation aux métiers de ces secteurs, en associant les partenaires publics et privés et en s'assurant de la crédibilité de l'engagement des bénéficiaires, grâce à un dispositif innovant de « dédit-formation sectoriel ».
Notre politique de formation doit s'adresser en priorité aux jeunes peu qualifiés, afin que la crise que nous connaissons ne marque pas la naissance d'une génération sacrifiée. Le revenu d'engagement proposé par le Président de la République constitue une piste intéressante pour renforcer nos efforts en ce sens et rationaliser les dispositifs existants. S'il est difficile, à ce stade, de se prononcer sur ce dispositif, dont les contours restent flous, celui-ci constitue en tout état de cause une solution bien préférable à un revenu de solidarité active (RSA) jeune, puisqu'il intègre l'exigence de formation et d'accompagnement vers l'emploi.
Dans le même souci d'orienter résolument les politiques de prévention de la pauvreté vers l'emploi, l'insertion par l'activité économique (IAE) semble un outil approprié pour maintenir en activité les personnes les plus vulnérables. Le Gouvernement a choisi de lui réserver une place importante dans le cadre de sa stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Il a également décidé de recourir, dans le cadre du plan de relance, aux contrats aidés.
En temps de crise, il semble pertinent d'augmenter significativement le nombre d'emplois aidés, afin de préparer un vivier en vue de la reprise économique. Cette approche nécessite cependant de lever certains freins à la conclusion de contrats supplémentaires et à la montée en capacité des structures d'insertion. Je plaide d'abord pour mobiliser la commande publique et les entreprises du secteur marchand en développant le recours aux clauses sociales dans les contrats des donneurs d'ordre, en vue d'augmenter effectivement le nombre de postes en IAE.
Sur le terrain, on constate toujours des difficultés de dialogue entre les structures d'insertion et les entreprises. Les réseaux de l'IAE développent pourtant, depuis plusieurs années, des outils innovants visant à rapprocher des besoins des entreprises l'offre de services des structures et à lier l'accompagnement des personnes à celui des employeurs. Il convient de favoriser la diffusion de ces démarches, afin de contribuer à rapprocher ces deux mondes.
Les objectifs quantitatifs doivent être soutenus par un pilotage et une gouvernance qui doivent être plus territorialisés. S'agissant de l'IAE, il serait pertinent de généraliser les conférences de financeurs au niveau du département, voire du bassin d'emploi. Enfin, la mise en place d'une bonification de l'aide au poste dans certains territoires fragiles, où la présence de structures d'insertion est insuffisante, reste attendue.
Cette exigence d'une territorialisation renforcée de nos politiques d'emploi, afin que celles-ci soient menées au plus près des personnes et, partant, soient plus efficaces, passe également par un élargissement de la gouvernance du service public de l'insertion et de l'emploi (SPIE), tel qu'il est actuellement expérimenté dans certains territoires. Je considère notamment, toujours dans l'idée que développement économique et lutte contre la pauvreté vont de pair, que les régions pourraient voir leurs compétences renforcées et y être mieux associées.
La territorialisation concerne aussi l'actuelle stratégie pauvreté du Gouvernement, dont l'originalité est d'être déployée dans le cadre d'une démarche de contractualisation entre l'État et les collectivités territoriales, en particulier les départements. Cette approche ne fonctionne cependant qu'à condition que l'évaluation des actions menées se fonde sur des critères réellement partagés. L'État doit donc fonder sa participation financière sur les indicateurs élaborés avec les départements. Dans chaque région, un commissaire à la lutte contre la pauvreté a été installé afin d'accompagner la mise en oeuvre de la stratégie. Il est toutefois bien seul et ne peut pas répondre à toutes les sollicitations. Je suggère donc de « muscler » cette présence territoriale de l'État en adjoignant aux commissaires régionaux des relais départementaux.
Le travail social est peu visible, mais il joue un rôle fondamental sur le terrain. Environ 250 000 travailleurs sociaux agissent en faveur de la lutte contre la pauvreté, tous métiers et employeurs confondus. Il me paraît prioritaire de former ces professionnels en mettant l'accent sur le développement des pratiques d'« aller vers », qui doivent constituer le nouveau modèle du travail social, et sur le travail social collectif. Le rapport propose en outre de procéder à une simplification des processus que doivent mettre en oeuvre les travailleurs sociaux, en luttant contre l'empilement des dispositifs et des normes, et de donner plus de responsabilités à ces professionnels, de manière à créer des conditions favorables à l'initiative et à l'innovation.
Pour ce qui concerne le logement, compte tenu de la précarité à laquelle sont confrontés de trop nombreux Français, je formule également plusieurs propositions.
Concernant l'accès au logement tout d'abord, la priorité doit être la relance de la construction et la densification portées par une différenciation des politiques selon les territoires. L'accès au logement est moins une question de priorité à donner entre demandeurs que de construction de nouveaux logements. Pour cela, il convient d'éviter d'ériger de nouvelles contraintes et de faire confiance aux territoires pour adapter les outils aux besoins, en zone littorale ou de montagne comme dans les grandes métropoles. Nous proposons ensuite de débloquer les autorisations de construire qui sont accordées par les maires, en recréant une dynamique cohérente entre l'accueil de nouvelles populations et les ressources fiscales des communes. Pour cela, il convient d'assurer la compensation intégrale au profit des municipalités de l'exonération de taxe foncière sur le logement social et, dans le cas du logement intermédiaire, de remplacer cette exonération par un crédit d'impôt sur l'impôt sur les sociétés (IS). Les communes qui ont le plus de logements sociaux ou celles qui agissent en faveur du logement abordable ne doivent pas être pénalisées par une perte de recettes fiscales.
Concernant le maintien dans le logement, la mission d'information propose de trouver un meilleur équilibre entre les droits des locataires et ceux des propriétaires. Pour les locataires, il faut aller plus loin dans les politiques de prévention des expulsions, notamment en développant « l'aller vers ». C'est d'autant plus nécessaire qu'il s'agit de ménages inconnus des services sociaux. Cela veut dire également qu'il faut agir rapidement, dès le premier impayé et avant qu'une dette locative importante, difficile à résorber, ne soit constituée. Pour les propriétaires, il faut garantir leur indemnisation complète et systématique lorsque l'expulsion avec le concours de la force publique est refusée par le préfet. Aujourd'hui, l'administration cherche trop souvent à minimiser la charge financière et ce sont les propriétaires qui assument la charge du maintien dans les lieux. Il conviendrait de débloquer de l'ordre de 80 millions d'euros et d'en confier la gestion au ministère chargé du logement, comme le rapport « Démoulin » l'avait préconisé.
Enfin, concernant les conditions d'habitation, il faut agir avec beaucoup de vigueur contre l'indécence des logements et la précarité énergétique pour les habitants des « passoires thermiques ». Dans ce domaine, la mission propose d'agir, à court terme, pour aider à payer les factures d'énergie et, sur le long terme, pour rénover les logements.
Aujourd'hui, 5,7 millions de ménages pauvres reçoivent le chèque énergie, d'un montant moyen de 148 euros. Or ce montant est trop faible. Selon l'Insee, le montant de la facture d'énergie d'un ménage en situation de précarité énergétique est supérieur à 1 900 euros par an. Il faut donc augmenter le montant du chèque énergie. La mission relaie la demande des associations de le doubler.
Enfin, pour rénover les logements, il faut accompagner les propriétaires. Le Parlement a instauré des obligations bienvenues à travers la loi « Climat ». Il faut les appliquer sans retard, en ayant, comme l'a demandé le Sénat, le souci de l'accessibilité de la transition écologique aux plus modestes. Cependant, les montants des travaux seront très élevés - ils s'élèveront à 54 milliards d'euros dans le parc privé d'ici à 2034 selon la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM) - et les propriétaires bailleurs ne bénéficient pas des économies d'énergie.
Il serait donc cohérent, comme le Sénat l'a demandé lors de l'examen de la loi « Climat », d'aider les bailleurs sociaux en revenant à une TVA à 5,5 % sur les travaux de rénovation des logements, comme c'était le cas avant 2018. Dans le secteur privé, la mission propose de faciliter la rénovation du parc locatif en étendant l'aide fiscale « Denormandie » et en augmentant le déficit foncier. Il serait enfin très judicieux de pérenniser et d'amplifier le dispositif « Cosse » d'incitation au conventionnement de logements rénovés, comme relais et complément du parc social.
Enfin, ma dernière série de recommandations vise à répondre à une question fondamentale : comment parvenir à un filet de sécurité plus juste et plus accessible pour les personnes concernées par la pauvreté ?
La nécessité de simplifier le paysage des prestations de solidarité ne fait guère de doute. L'ensemble des prestations qui concourent au soutien des personnes les plus modestes - des minima sociaux à la prime d'activité, en passant par les aides au logement - fonctionnent selon des règles différentes de prise en compte des ressources et des situations familiales, au risque de rendre le système inéquitable.
Le chantier de l'harmonisation entre les différentes prestations doit donc être poursuivi et systématisé. Celui-ci passe par l'unification des bases ressources des différentes prestations. Ces travaux doivent permettre de corriger certains défauts du système et d'en améliorer la lisibilité. Cette harmonisation, accompagnée de la suppression progressive de certaines prestations, serait réalisée au profit d'un RSA rénové, que je propose de ne pas appeler « revenu universel », résolument orienté vers l'accès ou le retour à l'emploi des allocataires. Il s'agit d'un chantier de plusieurs années.
Dans ce cadre, la question de l'automaticité des prestations de solidarité se pose. Le constat du recul de la présence humaine des institutions dans les territoires ainsi que les difficultés d'accès aux droits et aux prestations rencontrées par de nombreux bénéficiaires potentiels invitent à considérer favorablement cette éventualité. Il semble aujourd'hui techniquement possible de se diriger vers un système dans lequel la validation de la personne concernée serait nécessaire, après correction, afin de déclencher le versement de la prestation.
Un autre enjeu de la réforme des minima sociaux est d'améliorer leur efficacité et de garantir que, dans tous les cas, le travail paie davantage que l'inactivité. L'objectif incitatif de la création du RSA et de la prime d'activité n'a pas été complètement atteint. Il convient de repenser l'articulation entre le revenu socle et le complément de revenu des travailleurs modestes, de manière à rendre plus prévisible pour les allocataires l'impact d'un retour à l'emploi.
Enfin, il me paraît indispensable que l'État garantisse une compensation suffisante et pérenne des dépenses de prestations assurées par les départements, pour permettre le maintien à un niveau suffisant des dépenses d'accompagnement.
La solidarité publique à l'égard des personnes pauvres ou modestes doit cependant être considérée dans sa complémentarité avec les solidarités familiales, qui restent un ciment de notre société. Ainsi, suivant l'objectif de verser une « juste prestation » aux foyers qui en ont un réel besoin, il pourrait être envisagé de revoir les conditions d'attribution du RSA, en y incluant la prise en compte du patrimoine financier.
Au-delà des minima sociaux, il me paraît important de faciliter l'exercice de la solidarité familiale dans un plus grand nombre de situations. Dans cette perspective, il serait opportun de favoriser les petites donations entre générations. Pour aider les familles monoparentales, certaines incohérences de traitement des pensions alimentaires dans les barèmes sociaux et fiscaux restent à corriger. Par ailleurs, les services de médiation familiale visant à maintenir les liens de solidarité entre parents séparés mériteraient d'être plus développés.
Je considère en outre que les mailles du filet de sécurité que nous voulons pour demain doivent se resserrer pour mieux protéger les actifs les plus précaires. Je pense notamment aux travailleurs indépendants, qui sont fortement exposés à la précarité et sont souvent oubliés de notre système de protection sociale. La promesse présidentielle d'un accès de ces publics à l'assurance chômage n'a été tenue qu'en apparence : les conditions d'accès au dispositif sont beaucoup trop restrictives. Je propose de les assouplir.
D'un point de vue plus structurel, il me paraît indispensable de poursuivre les réflexions en cours concernant l'harmonisation de la protection sociale entre salariés et indépendants à faibles revenus et la clarification du statut juridique de ces derniers.
Le rapport pose également la question de la lutte contre le recours abusif aux contrats courts, question que le Gouvernement a prise par le mauvais bout en voulant imposer un dispositif de « bonus-malus » mal conçu. Il appartient aux partenaires sociaux de remettre l'ouvrage sur le métier pour parvenir à une solution plus juste et plus efficace.
Un autre chantier important consiste à rétablir la proximité des services sociaux avec les allocataires, ce qui passe par la réduction des distances, non seulement physiques, mais aussi symboliques.
Les espaces France Services, dont la présence dans les territoires est louable, ne sont actuellement pas perçus comme des lieux d'accès aux droits. Faire monter en compétences leurs agents est une voie d'amélioration possible. Surtout, alors que de nombreuses initiatives sont lancées en matière de lutte contre le non-recours, il paraît désormais important de coordonner ces efforts et d'améliorer la complémentarité entre les différents outils existants, des opérations de data mining mises en oeuvre par les caisses d'allocations familiales (CAF) aux pratiques d'« aller vers » des travailleurs sociaux. À cette fin, des cellules départementales dédiées à l'accès aux droits sociaux pourraient être créées à titre expérimental. Elles seraient chargées, en liaison avec les CAF et le SPIE, d'identifier les situations de non-recours et d'orienter les bénéficiaires potentiels.
Enfin, nous nous devons de renforcer notre soutien aux associations de lutte contre la grande pauvreté, en particulier aux structures d'aide alimentaire, qui ont joué un rôle essentiel face à la crise que nous connaissons. Des moyens supplémentaires en leur faveur ont été débloqués par le plan de relance, mais la question de la pérennité de ce soutien de l'État reste posée, et ces structures manquent à ce jour de la visibilité nécessaire pour mener à bien leurs projets de développement. Ceux-ci sont pourtant nécessaires, notamment pour améliorer le couplage entre aide alimentaire et accompagnement social, ou encore pour aider les associations à mieux lutter contre les phénomènes de précarité alimentaire en milieu rural, trop souvent sous-estimés.