Je vous remercie de m'avoir invité pour présenter les principales conclusions de l'avis du Haut Conseil des finances publiques relatif au projet de loi de finances (PLF) et au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2022. L'année 2022 devrait être celle de la sortie de crise et du retour à la normale. C'est probablement la dernière au cours de laquelle la clause dérogatoire du pacte de stabilité et de croissance sera en vigueur.
Nous le savons, en matière de finances publiques, rien ne sera plus comme avant. Les finances publiques ont légitimement absorbé le choc de la crise. Le PLF et le PLFSS pour 2022 dessinent ainsi une situation à peu près stabilisée des finances publiques à la sortie du « quoi qu'il en coûte ». Selon le scénario du Gouvernement lui-même, en 2022, la dette atteindra un niveau record : quelque 114 % du PIB. Le poids de la dépense publique sera plus élevé qu'il ne l'a jamais été, à l'exception évidemment des deux dernières années.
Ce contexte nous invite, me semble-t-il, à l'humilité - la prévision est un exercice extraordinairement difficile -, ainsi qu'à l'action. À mon sens, notre cadre des finances publiques doit évoluer, comme cela avait été le cas à l'issue de la crise de la zone euro.
Le Sénat examinera prochainement en séance publique la proposition de loi organique relative à la modernisation de la gestion des finances publiques. De nécessaires réflexions débutent à l'échelon européen sur des aménagements du pacte de stabilité. Nous ne pouvons plus continuer comme avant en la matière. Nous devons tirer avec sérieux et responsabilité les conséquences de la crise inédite que les finances publiques ont traversée.
C'est dans ce contexte que nous avons été saisis du PLF et du PLFSS pour 2022.
Le PLF pour 2022 repose sur l'hypothèse de la poursuite d'une reprise économique mondiale vigoureuse, bien que moins forte qu'en 2021. Selon les prévisions disponibles, le PIB mondial devrait rebondir d'environ 6 % en 2021, puis de 4 % en 2022. La reprise est différenciée selon les pays, de même que la chute d'activité avait été hétérogène en 2020. La croissance devrait revenir à son niveau d'avant-crise plus rapidement aux États-Unis qu'en zone euro. En 2021, la reprise a été plus forte qu'anticipé, avec un tassement déjà perceptible au second semestre. L'activité ralentit au Japon et en Chine, et la reprise n'est pas exempte de tensions. L'activité au sein de la zone euro dépasserait son niveau de 2019 à la fin de l'année 2021 ou au début de l'année 2022, mais le PIB demeurerait évidemment inférieur à ce qui était prévu avant l'apparition de la crise. Le retour de l'inflation auquel nous assistons est jugé temporaire par la majorité des instituts.
L'aléa sanitaire reste le principal facteur d'incertitude sur la croissance de l'activité, avec le risque d'une résurgence de la pandémie ou d'une perte d'efficacité des vaccins face à d'éventuels nouveaux variants ou dans le temps. Il y a aussi des aléas positifs, comme le déblocage partiel de la surépargne accumulée pendant la crise ou les plans de relance supplémentaires envisagés aux États-Unis ou au Japon.
L'avis du Haut Conseil comporte trois grands messages.
Premièrement, sur le scénario macroéconomique du Gouvernement, nous considérons que le taux de croissance du PIB envisagé pour 2021 est prudent, c'est-à-dire un peu conservateur. Le taux de croissance retenu pour 2022, lui, paraît plausible. En revanche, les prévisions d'emploi et de masse salariale pour 2021 et 2022 nous semblent trop basses, avec des conséquences sur les finances publiques, notamment sur les recettes.
Deuxièmement, et cela concerne précisément les prévisions de finances publiques, le Haut Conseil estime que le déficit prévu pour 2021 pourrait être moins dégradé que prévu. Pour 2022, le Haut Conseil a été saisi sur une base incomplète, puisque les dépenses ne contiennent pas certaines mesures importantes que le Gouvernement souhaite voir adoptées par amendement. Faute d'informations sur le chiffrage de ces mesures manquantes, le Haut Conseil ne peut pas se prononcer à ce stade sur le caractère plausible ou non du solde public dont il est saisi au titre du PLF pour 2022.
Troisièmement, si la situation est meilleure que prévu en sortie de crise, le caractère particulier de l'année 2022, y compris d'un point de vue politique, ne doit pas masquer le niveau d'endettement inédit depuis la Seconde Guerre mondiale et les dynamiques différentes en recettes et en dépenses. Tout cela appelle à la plus grande vigilance. La soutenabilité de nos finances publiques doit être défendue, y compris par une réforme de leur gouvernance.
Le scénario macroéconomique est soumis à l'appréciation du Haut Conseil en vertu de l'article 14 de la loi organique du 17 décembre 2012. Selon les prévisions du Gouvernement, la croissance du PIB s'établirait à 6 % en 2021 et à 4 % en 2022, sur la base de l'hypothèse d'une poursuite de l'amélioration de la situation sanitaire en France. La zone euro reste encore marquée par un certain degré d'incertitude. Une telle prévision traduit une révision à la hausse par rapport à ce que le Gouvernement envisageait dans le cadre du projet de loi de finances rectificative de juin dernier, tablant alors sur un taux de croissance de 5 %. Cette révision est fondée dans un contexte où les indicateurs conjoncturels sont meilleurs qu'attendu. Toutefois, je le soulignais, un taux de 6 % est un peu prudent, au sens de conservateur, alors que le consensus des prévisionnistes se situe plutôt autour de 6,2 % ou 6,3 %. Pour 2022, la prévision retenue par le Gouvernement est de 4 %, très proche de celles des instituts. Le Haut Conseil considère cette prévision comme plausible, même s'il y a des aléas à la hausse ou à la baisse qui doivent être pris en compte.
Les prévisions d'inflation du Gouvernement s'établissent à 1,5 % pour 2021 et 2022, ce qui traduit un relèvement. Ces prévisions sont affectées de nombreux aléas à la hausse comme à la baisse. Nous les jugeons équilibrées et réalistes.
En revanche, nous considérons que les prévisions de masse salariale et d'emploi du Gouvernement pour 2021 et, par ricochet, pour 2022 sont trop basses, car elles ne tiennent pas compte des révisions importantes effectuées par l'Insee le 8 septembre dernier. Le Gouvernement anticipe une hausse de 325 000 emplois à la fin de l'année 2021 alors que, comme l'Insee l'a montré, il y a déjà eu une augmentation de 380 000 emplois dès le milieu de l'année 2021. La prévision du Gouvernement apparaît donc trop basse, ce qui a des conséquences directes sur l'estimation de la masse salariale.
Sur le fondement de ses hypothèses macroéconomiques, le Gouvernement a prévu un déficit de 8,4 % en 2021, soit une amélioration d'un point depuis sa dernière prévision, réalisée à l'occasion du projet de loi de finances rectificative de juin dernier. Cela s'explique largement par des rentrées fiscales meilleures que prévu, en lien avec l'amélioration de l'activité au cours de l'année pour 2021. Les prévisions de dépenses apparaissent réalistes. Elles s'élèveraient encore à près de 60 % du PIB, en repli de près d'un point par rapport à 2020, mais six points au-dessus de leur poids dans le PIB en 2019. Les dépenses de relance représenteraient 91 milliards d'euros en 2021, contre 69 milliards d'euros en 2020. En revanche, la prévision de recettes publiques pour 2021 paraît trop faible, puisqu'elle repose sur une masse salariale sous-estimée. Or plusieurs recettes sont assises sur la masse salariale. Le Haut Conseil estime donc que le déficit pour 2021 pourrait être moins dégradé que prévu par le Gouvernement. Pour 2022, la prévision de recettes est également affectée par la sous-estimation de la masse salariale.
En 2022, selon les chiffres transmis au Haut Conseil, les dépenses des administrations publiques diminueraient de 2 % sous l'effet de la baisse des dépenses de soutien et de relance, en partie compensée par une augmentation des dépenses ordinaires. L'objectif de dépenses total de l'État contenu dans le PLF pour 2022 diminuerait de près de 40 milliards d'euros par rapport à la prévision d'exécution pour 2021. En revanche, les moyens de l'État seraient largement augmentés s'agissant des dépenses ordinaires, avec une hausse de près de 12 milliards d'euros sur les missions des ministères, dont environ un tiers correspond à des dépenses inscrites dans des lois de programmation.
Les dépenses des administrations de sécurité sociale stagneraient en valeur en 2022, la baisse des dépenses de crise compensant un certain dynamisme de la dépense ordinaire. La hausse des prestations de retraite et les dépenses liées au Ségur de la santé sont compensées en 2022 par la baisse des dépenses de santé de crise, par la quasi-extinction de l'activité partielle et, dans une moindre mesure, par les économies réalisées grâce à la réforme de l'assurance chômage. L'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam) serait plus dynamique qu'il ne l'était avant la crise. Il croîtrait de 3,8 % hors dépenses exceptionnelles.
Les dépenses des administrations publiques locales augmenteraient selon le Gouvernement d'un peu moins de 3 % en 2022, contre près de 5 % en 2021. Le Gouvernement s'attend à un ralentissement de l'investissement local après le rebond de 2021, qui a lui-même succédé à un tassement en 2020, année électorale.
Au total, au vu des éléments transmis au Haut Conseil, la prévision de dépenses pour 2022 est raisonnable. Mais ces éléments sont incomplets. Ils n'incluent pas un certain nombre de dépenses annoncées par le Gouvernement, comme le plan d'investissement ou l'éventuel revenu d'engagement. Le Haut Conseil a demandé au Gouvernement de lui communiquer au moins des fourchettes sur ces deux postes ; il ne les a pas obtenues. De telles conditions ne permettent pas au Haut Conseil d'établir un diagnostic complet sur les finances publiques, donc d'exercer pleinement son mandat. Les recettes et les dépenses pour 2022 étant probablement sous-estimées, le Haut Conseil ne peut pas apprécier la plausibilité du déficit public attendu par le Gouvernement.
Par conséquent, si, comme cela est vraisemblable, les scénarios macroéconomiques et de finances publiques étaient modifiés pour prendre en compte les mesures qui ont été évoquées, une nouvelle saisine du Haut Conseil par le Gouvernement serait nécessaire pour que nous puissions nous prononcer sur les chiffres du déficit devant le Parlement et les citoyens. Je le rappelle, aux termes de la loi organique, le Haut Conseil doit se prononcer sur la cohérence de la trajectoire de solde structurel dans le PLF pour 2022 avec celle de la loi de programmation, exercice assez artificiel, puisque celle-ci est - nous l'avons souligné à plusieurs reprises - caduque. Le Gouvernement a actualisé dans le cadre du PLF pour 2022 la révision qu'il avait apportée au PIB potentiel dans le cadre du PLF pour 2021 pour tenir compte des effets de la crise sur le potentiel productif de l'économie. Le solde structurel se situerait ainsi loin de la référence actuelle en termes d'objectif de moyen terme des finances publiques fixée en loi de programmation. Mais, encore une fois, il s'agit d'une loi de programmation d'un autre temps. Il sera donc nécessaire, une fois la situation stabilisée, d'avoir une loi de programmation des finances publiques à caractère contraignant. Ce que nous observons aujourd'hui n'est pas illogique compte tenu de l'incertitude dans laquelle nous avons vécu, mais ne serait pas compréhensible dans une situation de plus grande normalité et prévisibilité.
La situation de nos finances publiques est exceptionnelle et inédite depuis 1945. La reprise plus forte qu'attendu et le maintien de taux à long terme proches de 0 %, sous l'effet notamment de la politique monétaire, ne doivent pas masquer une réalité budgétaire sous-jacente : la France sort de la crise avec une situation des finances publiques profondément modifiée. Le poids de la dépense publique est près de deux points supérieur ce qu'il était depuis 2009. L'observation de l'histoire des crises met d'ailleurs en lumière un effet de cliquet : on ressort d'une crise avec plus de dépenses publiques qu'en y entrant. Depuis 2019, la part des dépenses publiques dans le PIB a ainsi augmenté de deux points, et celle de la dette publique de dix-sept points. Le PIB potentiel de l'économie française a probablement diminué. Les allégements de prélèvements obligatoires sur les entreprises et sur les ménages qui ont été décidés vont peser. Avec un PIB potentiel plus faible et des recettes publiques moindres, il sera plus difficile qu'auparavant de réduire le poids de la dette. Or celle-ci est beaucoup plus élevée qu'elle ne le fut.
Il faut donc déclencher la double stratégie que la Cour des comptes a recommandée dans son rapport au Président de la République et au Premier ministre : croissance et maîtrise de l'endettement public. J'appelle à la plus grande vigilance sur la hausse rapide des dépenses ordinaires. Celles-ci ont crû de manière plus rapide que le PIB entre 2019 et 2022. Il me paraît également essentiel que d'éventuels surplus de recettes ne soient pas immédiatement recyclés dans des dépenses nouvelles. Le Haut Conseil appelle à ce qu'ils soient affectés au désendettement.
Le Haut Conseil des finances publiques doit pouvoir jouer pleinement son rôle. Il a - je tiens à le rappeler - été créé par le législateur organique, donc par vous-mêmes, pour être la vigie des finances publiques et jouer le rôle de tiers de confiance du Parlement dans l'examen des textes financiers. Jamais sans doute il n'a été aussi nécessaire pour le Parlement de bénéficier d'une expertise indépendante sur le cadre macroéconomique et la situation des finances publiques. Plusieurs analyses indépendantes ont démontré que le Haut Conseil avait déjà contribué à améliorer fortement le réalisme des prévisions macroéconomiques au coeur du mandat actuel.
Une réforme du mandat du Haut Conseil des finances publiques est prévue par une proposition de loi organique relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, dont votre commission a déjà débattu et sur laquelle le Sénat va se prononcer. L'Assemblée nationale a proposé des évolutions qui ne mettent pas encore le Haut Conseil sur un pied d'égalité avec certains de ses homologues européens, mais qui assoient son mandat en matière de finances publiques, l'un des plus étroits aujourd'hui au sein de l'OCDE.
Le texte initial de la proposition de loi organique prévoyait d'élargir le mandat du Haut Conseil à l'examen du « réalisme » des prévisions de dépenses et de recettes figurant dans les projets de loi de finances, initiale ou rectificative. Votre commission a préféré limiter l'examen à la « cohérence » avec le scénario macroéconomique. Avec tout le respect que je vous dois, cela me paraît réducteur. Par exemple, dans le cadre du présent avis, les hypothèses de dépenses qui nous sont présentées sont cohérentes avec le scénario macroéconomique, mais elles ne sont pas réalistes, puisqu'elles sont incomplètes. La cohérence, c'est un système fermé. Le réalisme, c'est une approche ouverte. C'est beaucoup plus fort. Idem sur les prévisions de recettes. Pour que le Haut Conseil puisse porter - je sais que vous y êtes attachés - un regard complet sur les prévisions de finances publiques, il est nécessaire de lui permettre d'examiner le réalisme de l'évaluation des mesures nouvelles les plus significatives, qu'il s'agisse des dépenses ou des recettes. Le réalisme des prévisions dépend de la qualité du chiffrage des nouveaux dispositifs. L'idée n'est pas, tant s'en faut, de se substituer au Parlement dans son rôle de contrôle de l'exécutif. Il s'agit au contraire de vous apporter une analyse indépendante et complémentaire de celles que vous pouvez avoir par ailleurs. Nous avons les compétences pour le faire et, si vous en décidez ainsi, nous en aurons le mandat.
La proposition de loi organique adoptée par l'Assemblée prévoyait que le Haut Conseil puisse jouer ce rôle sur saisine du Gouvernement. J'en conviens, c'était restrictif. Mais votre commission propose carrément de supprimer entièrement ces dispositions. Le Haut Conseil serait donc totalement incompétent. Ce serait tout à fait regrettable.
La version initiale de la proposition de loi organique prévoyait aussi de confier au Haut Conseil l'élaboration d'un rapport sur la soutenabilité de la dette. Cette disposition a été supprimée par un amendement gouvernemental. Je trouve une telle suppression très regrettable alors que le ratio d'endettement de la France a augmenté de dix-sept points de PIB depuis le déclenchement de la crise sanitaire et que plusieurs de nos homologues européens disposent d'une telle prérogative. L'argument était qu'un tel rapport pouvait être source d'inquiétudes. Mais, pour en avoir discuté avec des économistes, je crois que c'est exactement l'inverse : ce qui peut inquiéter les marchés, ce n'est pas un débat éclairant sur l'évolution de la dette, c'est l'absence de débat.
En l'état, le mandat du Haut Conseil resterait largement inchangé. Dans le contexte budgétaire actuel de la France, il serait vraiment regrettable de ne pas profiter de l'occasion offerte par cette proposition de loi organique pour poursuivre le mouvement de renforcement de la transparence sur les finances publiques, engagé depuis l'adoption de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), puis conforté par la loi organique que j'avais moi-même portée sur les fonts baptismaux en 2012 en tant que ministre des finances.
La transparence renforce la soutenabilité des finances publiques. Le Haut Conseil n'en est qu'un des éléments, mais il y contribue. C'est par davantage de transparence que les finances publiques françaises seront plus fortes et plus crédibles aux yeux de nos partenaires européens, des marchés et, surtout, de nos concitoyens.
Je me tiens à présent à votre disposition pour répondre à vos questions, dans les limites évidemment du mandat du Haut Conseil, qui est d'éclairer les décideurs publics et non de prendre part au débat politique.