Intervention de Frédéric Pierru

Commission d'enquête Cabinets de conseil — Réunion du 2 décembre 2021 à 10h30
Audition de M. Frédéric Pierru chargé de recherche au cnrs

Frédéric Pierru, sociologue, chargé de recherche au CNRS :

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation. Je suis ravi qu'un chercheur soit invité à faire part de ses résultats et de ses conclusions, ce qui est trop rare.

Deux remarques préliminaires me permettront de cadrer mon propos.

La première, c'est que je ne suis pas venu aux consultants ; ce sont eux qui se sont imposés à moi au cours de mes enquêtes sur les réformes hospitalières des années 2000. Je ne voulais pas travailler sur eux, mais, en travaillant sur la fabrique des politiques publiques hospitalières, en enquêtant dans les services, j'ai trouvé, sur mes terrains, ces acteurs de plus en plus omniprésents.

Il en fut de même pour mon collègue du CNRS Nicolas Belorgey, qui a d'ailleurs écrit un livre sur le sujet, L'Hôpital sous pression, où il relate comment il a réussi à se faire embaucher par un cabinet de conseil pour un « chantier de réduction du temps d'attente aux urgences ». Autrement dit, pour ceux qui s'intéressaient à l'hôpital, les consultants étaient devenus des acteurs incontournables.

Ma seconde remarque préliminaire concerne les propos du ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran. Interpellé lors d'une séance de questions au Gouvernement, il a dit que les gouvernements, y compris ceux de gauche, ont toujours eu recours à des cabinets de conseil, car, selon lui, « on a du talent dans le privé ».

De tels propos méritent d'être amendés car ils naturalisent la présence des cabinets de conseil dans l'État en faisant l'impasse sur les sauts qualitatifs et quantitatifs qui se sont opérés depuis les années 2000. Si le phénomène a toujours existé, il a, jusqu'à la fin des années 1990, été marginal.

La réforme de l'État puisait en effet dans les ressources de ce dernier jusqu'à la fin des années 1990 et au début des années 2000, comme mon collègue de Sciences Po Paris Philippe Bezès l'a montré dans son maître ouvrage, Réinventer l'État.

Des cabinets de conseil sont toujours intervenus dans l'action publique et dans l'État, mais pas à l'échelle que nous connaissons, et avec des acteurs différents. Il y a donc eu un changement, une rupture, au cours des années 2000.

Le politiste canadien Denis Saint-Martin, qui a mené une approche comparative internationale sur le sujet, estimait encore, au début des années 2000, que la France se montrait relativement imperméable à la colonisation des États par les grandes firmes du conseil, en raison de l'obstacle représenté par les grands corps de l'État.

Pour Denis Saint-Martin, il ne pouvait y avoir, en France, de « consultocratie » à l'image de celle que l'on observe dans les pays anglo-saxons. Cette expression a été forgée par d'éminents politistes britanniques, notamment Christopher Hood, pour désigner l'irruption croissante, à partir des années 1980, de grands cabinets de conseil dans les États des pays anglo-saxons. Ces derniers sont très poreux aux intérêts privés et ne possèdent pas de grands corps ; les revolving doors y fonctionnent à plein régime.

Denis Saint-Martin a eu raison jusqu'au début des années 2000. Mais, à partir de ces années, on a assisté à un alignement de la France sur les pratiques que l'on trouve dans les pays anglo-saxons, notamment en ce qui concerne l'appel fait aux grands cabinets de conseil.

Depuis les années 2000, le recours aux consultants est devenu un quasi-réflexe chez les décideurs politiques et administratifs. Comme toujours, la demande crée l'offre, qui entretient à son tour la demande. Les grandes firmes du conseil ont créé des départements « services publics » peuplés de hauts fonctionnaires et d'ingénieurs d'État qu'elles débauchent. C'est la raison pour laquelle on assiste à cette accélération, l'affaiblissement de l'ethos de service public d'une partie des hauts fonctionnaires aidant. Nous reviendrons peut-être sur ce point.

Cette accélération doit aussi au « paradoxe du serpent », selon l'expression que l'on emploie dans l'administration : les préconisations des cabinets de conseil affaiblissent les ressources de la sphère publique, qui dépend de plus en plus d'eux. En quelque sorte, les cabinets de conseil organisent la dépendance à leur égard.

Outre le changement d'échelle, il y a aussi eu un changement de nature des acteurs. Les cabinets de conseil étaient souvent petits et spécialisés ; aujourd'hui, ce sont les multinationales du conseil qui interviennent à tous les stades de l'action publique, de l'élaboration des politiques à leur mise en oeuvre.

Concernant le domaine de la santé, une problématique spécifique est posée à partir du constat qu'en France, comme tous les historiens l'ont montré, l'État sanitaire est historiquement faible. En 1996, Aquilino Morelle parlait, à propos de la crise du sang contaminé, d'« État Gulliver ». En 1987, la Revue française d'administration publique avait intitulé l'un de ses numéros « La santé est-elle sous-administrée ? ».

Historiquement, l'administration de la santé est peu prestigieuse, peu attractive, faiblement dotée en moyens humains, matériels et d'expertise. Or c'est au moment où se construit cette administration, notamment sous la houlette de Didier Tabuteau, que le rabot budgétaire commence à passer. L'irruption des grands cabinets de conseil a percuté cet affaiblissement historique.

Dans le domaine de la santé, des cabinets de conseil étaient intervenus avant les années 2000. Mais il s'agissait majoritairement de petits cabinets, très spécialisés, créés par des acteurs hospitaliers sur des sujets techniques bien particuliers. Une date doit être retenue : en 1986, Jean de Kervasdoué, ancien directeur des hôpitaux au ministère de la santé, crée sa propre société de conseil, la Sanesco, notamment pour proposer aux hôpitaux des outils leur permettant d'analyser leur part de marché, en se servant du programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI). L'École des Mines avait aussi des quasi-consultants - on peut penser à Jean-Claude Moisdon ou à Dominique Tonneau -, qui travaillaient en lien avec la direction des hôpitaux.

Que constate-t-on au tournant des années 2000 ? Je reprendrais volontiers la phrase de Philippe Bezes : la réforme de l'État est passée « en mode industriel », d'abord avec la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), puis avec la révision générale des politiques publiques (RGPP), ainsi qu'avec les audits de modernisation lancés par Jean-François Copé. Des structures spécifiquement dédiées à l'organisation du travail ont alors été élaborées avec les cabinets de conseil, la direction générale de la modernisation de l'État (DGME), le secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP), puis aujourd'hui la direction interministérielle de la transformation publique (DITP).

La LOLF appelait évidemment les grands cabinets de conseil, puisqu'elle est gourmande en indicateurs de performance, dont les multinationales américaines du conseil ont fait l'une de leurs spécialités.

Pour revenir au domaine de la santé, la tarification à l'activité (T2A) et les plans de retour à l'équilibre financier, avec un objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam) de plus en plus contraint, ont représenté des opportunités pour les cabinets de conseil. La création de la mission nationale d'expertise et d'audit hospitaliers (MEAH), puis de l'agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (ANAP) en 2009 ont fait travailler des cabinets de conseil sur la rationalisation des achats des établissements publics, la réduction du temps de passage aux urgences, l'optimisation des blocs opératoires, les services de biologie, l'élaboration des projets d'établissement, les systèmes informatiques ou la mise en place de tableaux de bord, soit sur tout un panel de services proposés par les multinationales du conseil.

Lorsque je m'intéressais à la fabrication de la loi « Hôpital, patients, santé, territoires » (HPST), j'ai appris que le brillant haut fonctionnaire responsable de la création des agences régionales de santé (ARS) au sein du cabinet de Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé, était immédiatement parti chez McKinsey une fois son travail effectué.

Puis, lors de la mise en place du groupe chargé de préfigurer les ARS, j'ai constaté que celui-ci comportait davantage de consultants de Capgemini que de hauts fonctionnaires. Ces derniers dénonçaient d'ailleurs l'omniprésence des consultants, sans nier leur apport méthodologique dans la conduite de projet, mais en disant que les ressources attribuées aux membres des cabinets de conseil auraient pu être allouées à de hauts fonctionnaires tout aussi compétents, qui connaissaient, eux, le secteur de la santé. L'un des reproches faits aux membres des cabinets de conseil est qu'ils ne connaissaient rien aux cultures et aux identités professionnelles, aux corps de l'administration de la santé.

La mise en place des ARS a aussi été organisée par Capgemini. Cette omniprésence des cabinets de conseil a beaucoup heurté et irrité les entités fusionnées et les fonctionnaires de terrain. La loi HPST comporte aussi l'idée que l'audit des comptes hospitaliers doit être fait par des cabinets de conseil. Cette loi est donc emblématique de l'irruption massive des multinationales du conseil dans la fabrique des politiques hospitalières.

Je n'ai pas les moyens de mener une étude exhaustive sur l'intervention des cabinets de conseil dans l'ensemble des établissements, mais j'ai réalisé un sondage auprès de médecins ayant eu affaire à des cabinets de conseil pour la réorganisation de leurs établissements.

Un grand chef de service du CHU de Tours m'a fait part de son expérience : il s'agissait de construire un nouvel hôpital, avec, pour contrepartie, la suppression de 250 lits. La direction a engagé Capgemini pour mener ce projet. Chaque consultant était payé 1 000 euros par jour - il s'agit souvent de consultants juniors, placés sous l'autorité d'un senior regardant les choses d'assez loin. Ces consultants se sont entretenus des heures durant avec les chefs de service, avec des diagrammes comparant les services à ceux des autres régions, portant le message qu'ils travaillaient mal, n'allaient pas assez vite et gardaient les malades trop longtemps. Dans sa présentation finale, Capgemini a fait l'éloge de l'hôpital de flux, sans stocks, de l'« hôpital aéroport ». La commission médicale d'établissement (CME) a alors voté à l'unanimité l'éviction pure et simple de Capgemini.

J'aurais pu prendre d'autres exemples : celui des hôpitaux civils de Lyon, qui ont dépensé 2 millions d'euros en audits entre 2015 et 2017 au profit de McKinsey, KPMG et Capgemini ; celui du centre hospitalier d'Aulnay, qui a commandé un service de coaching à Ylios pour 100 000 euros. On retrouve des pratiques similaires à l'hôpital de Versailles ou au CHU de Grenoble.

Je veux vous faire part d'une anecdote plus personnelle : vers 2016, j'ai accepté la proposition faite par Martin Hirsch et la direction de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) de participer à un groupe de travail comportant des médecins, des économistes, des gestionnaires et des sociologues pour réfléchir à la façon de mieux organiser le temps à l'hôpital. Rémi Salomon, aujourd'hui président de la CME de l'AP-HP, m'a appris que Martin Hirsch avait mandaté un consultant sur ce sujet, et que son rapport était déjà prêt avant que le groupe de travail n'ait commencé à se réunir. C'est dire combien la technostructure ne peut plus travailler aujourd'hui sans avoir recours à des consultants !

J'en viens à la crise pandémique. Il est compliqué de parler des cabinets sans étude empirique, même si le cas de McKinsey a défrayé la chronique. Un livre d'Henri Bergeron et de son équipe, intitulé Covid-19, une crise organisationnelle, montre comment la gestion de crise de la pandémie s'est traduite par la création et l'empilement de nouvelles structures qui court-circuitent les instances et les autorités légitimes, comme le Haut Conseil de la santé publique. Le recours automatique aux consultants relève de la même logique : avoir à sa main des gens qui ne contesteront pas les décisions, qui vont parler le même langage managérial, pour contourner des instances existantes.

Cela renvoie, à mon avis, à des transformations profondes du monde des décideurs politiques et administratifs, qui n'ont plus confiance dans les compétences de leurs troupes, qui par ailleurs s'étiolent. La technostructure préfère s'appuyer sur des homologues, passés dans le privé. La députée Les Républicains Véronique Louwagie a attiré l'attention sur certains chiffres pendant cette crise : vingt-huit commandes auprès des cabinets de conseil en dix mois, soit plus d'une commande toutes les deux semaines ; 11,35 millions d'euros de dépenses, soit plus de 1 million d'euros par mois, ou 50 000 euros de conseil par jour ouvré.

Certes, quand on rapporte ce montant au coût global de la crise, cela représente une goutte d'eau, mais cela témoigne à mon sens d'un défaut d'organisation et d'une perte de savoir-faire. Là est le problème : l'intervention systématique des consultants fait perdre des compétences, ce qui rend encore plus nécessaire l'intervention des cabinets de conseil.

Voici un autre exemple : la Haute Autorité de santé (HAS) est constamment débordée - je le sais pour être membre de sa commission d'évaluation économique et de santé publique (CEESP). Une grande économiste de la santé, Brigitte Dormont, a voulu structurer une offre d'universitaires pour aider la HAS à mener à bien sa tâche d'évaluation médico-économique et à traiter les dossiers qui s'empilent. Mais, pour l'instant, plutôt que de structurer une expertise interne à l'État, on préfère recourir à des cabinets de conseil, comme si l'on préférait externaliser. Pourtant, dans le monde de la recherche, beaucoup de gens sont disponibles, peuvent travailler et formuler une offre interne de conseil.

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