Je vous remercie tous d'avoir fait le choix de participer à cette commission d'enquête. Je remercie aussi le président d'âge et Arnaud Bazin, avec lequel j'ai siégé au comité de déontologie parlementaire. J'apprécie ses qualités humaines et son sens du travail collectif, et j'espère que nous constituerons un binôme efficace.
La crise sanitaire a mis en lumière l'intervention de cabinets de conseil privés dans la politique publique de lutte contre la pandémie. L'intervention de 26 officines dans ce cadre entre mars 2020 et février 2021 a frappé l'opinion et relancé nombre d'enquêtes journalistiques.
Il est vite apparu que le ministère de la santé n'était que la partie visible de l'iceberg que constitue la masse avérée ou supposée de l'intervention d'acteurs privés extérieurs, comme des cabinets de conseil ou d'avocats, dans la conduite des affaires de l'État, et même dans l'élaboration des projets gouvernementaux. En réalité, cela fait des années que l'externalisation de travaux, pourtant au coeur des décisions gouvernementales ou de la haute administration, s'est développée.
Des rapports du Gouvernement et des études d'impact de projets de loi, qui relèvent d'une obligation constitutionnelle, ont été rédigés par ces instances privées, à l'instar de l'étude d'impact du projet de loi d'orientation des mobilités (LOM).
Depuis le rapport de la Cour des comptes de 2014, aucune étude exhaustive n'a été menée pour établir la réalité de cette privatisation - appelons un chat un chat - de l'organisation des politiques publiques. Pourtant, nous savons par la presse qu'environ 500 commandes ont été passées en trois ans par la puissance publique dans le domaine de la stratégie, de l'organisation du management et de l'informatique.
Notre commission d'enquête aura en premier lieu à établir une cartographie de l'intervention de ces acteurs privés, pour gagner en transparence. D'ores et déjà, nous pouvons établir que les prestations de conseil comprennent en particulier l'aide à la décision, y compris le conseil en stratégie, l'influence, y compris le conseil en communication, la gestion des ressources humaines et l'organisation des services, l'accompagnement de projets, y compris les projets informatiques, l'aide à la mise en oeuvre des politiques publiques et à leur évaluation et l'expertise dans des domaines spécifiques comme les conseils juridiques ou financiers et les audits comptables.
En revanche, nous pouvons nous accorder sur le fait que notre commission d'enquête ne couvrira pas les prestations de conseil pour les collectivités territoriales, les contrats de maîtrise d'ouvrage ou de maîtrise d'oeuvre pour les travaux et les délégations de service public, non pour éluder ces questions mais pour cadrer notre travail et mener nos investigations avec sérieux et efficacité, dans les délais impartis.
En effet, il est souhaitable de terminer nos travaux à la mi-mars. Il serait difficilement envisageable de rendre notre rapport entre les deux tours de l'élection présidentielle...
Cette phase d'établissement de la transparence comportera évidemment un volet financier. Nous devrons établir le montant global de ces prestations de conseil et leur évolution. Nous devrons aussi savoir quels sont les ministères les plus concernés et, en conséquence, les administrations qui ont le plus recours à cette forme d'externalisation.
Notre travail consistera à comprendre et à examiner quel est le cheminement de l'intervention de ces acteurs privés, de la définition des besoins de l'administration jusqu'à l'évaluation finale de leur travail, s'il y en a une systématiquement.
Cette commission d'enquête comporte un second volet très important, auquel les auteurs de ce droit de tirage tiennent beaucoup : l'examen du rôle et de l'influence des cabinets extérieurs dans la prise de décision.
Il existe un véritable enjeu démocratique en la matière, loin du simple constat comptable. À l'heure où la parole politique est mise en cause, ne faut-il pas s'inquiéter de l'influence croissante de ces cabinets privés?? Je reprends la question qui clôt l'exposé des motifs de la proposition de résolution du groupe CRCE : «?Qui mène des politiques publiques?? Un gouvernement et l'État qu'il dirige ou des prestataires privés dépourvus de toute légitimité démocratique???»
La question de la déontologie, des conflits d'intérêts possibles, ou déjà constatés, entre cabinets influençant la décision publique et conseillant par ailleurs d'autres clients, sera également au coeur de nos investigations. Nous nous intéresserons tout particulièrement aux prestations pro bono, l'État bénéficiant de prestations gratuites de la part de certains cabinets de conseil.
La question de la déontologie porte aussi sur le « pantouflage ». Trop souvent, nous constatons que des responsables publics, y compris des ministres, atterrissent dans des cabinets de conseil privés. Il faudra examiner la réalité de la situation. Ce n'est pas une question déontologique à proprement parler, mais elle s'y apparente. Il sera aussi intéressant d'examiner comment les grands cabinets de conseil sont associés à la formation des hauts fonctionnaires. Quel est leur degré d'implication dans les grandes écoles, voire à l'université?? C'est un point important car cette intrusion dans la formation de «?l'élite?» de la République a pu avoir un rôle dans l'acceptabilité de la présence des acteurs privés au coeur même de l'État.
Nous examinerons également les questions liées à la souveraineté. Bon nombre de ces prestataires extérieurs sont des sociétés étrangères. En participant à la définition des politiques publiques, elles ont accès à des données sensibles, en particulier numériques. Bercy a recours à Google... Qu'en est-il du domaine des affaires étrangères et de la défense, particulièrement opaque en la matière?? Le secret-défense pourrait nous être opposé, mais nous devrons poser la question.
J'ai déjà eu l'occasion de le dire : je n'ai aucunement l'intention d'adopter une posture de procureur. Nous ne sommes pas un tribunal?; nous avons une instruction à mener, mais nous ne sommes pas juges.
Nous souhaitons avant tout étayer la réflexion de chacun. Des auditions, importantes, seront publiques, pour déterminer les raisons et les objectifs de cette influence croissante des acteurs privés au coeur même de l'État.
L'affaiblissement de la fonction publique, en particulier des directions d'administration centrale, a-t-il ouvert cette voie, ou des choix politiques ont-ils prévalu??
La crise sanitaire, pour revenir au point de départ de mon propos, a démontré l'importance de l'État pour préserver la cohésion de notre société et permettre à chacun de faire face à une situation dramatique. C'est dans ce contexte que ces questionnements ont ressurgi.
Nous examinerons les questions générales mais aussi des cas particuliers, qui permettront d'illustrer notre recherche et de mieux faire comprendre les mécanismes qui se sont mis en place au fil des dernières années, tout particulièrement lors du dernier quinquennat, où ce qui était considéré comme un peu inavouable est devenu une vitrine ou un modèle de ce qu'il est convenu d'appeler la Start-up Nation.
Voilà en substance notre feuille de route. Comme présidente du groupe CRCE et rapporteure de cette commission d'enquête, je veux faire prévaloir l'intérêt général et suis ouverte à toutes les propositions. Je ne veux pas adopter de posture politicienne. J'espère que nous comprendrons tous ensemble les rouages qui ont conduit à l'accentuation du recours à ces cabinets privés pour l'élaboration et la conduite des politiques publiques.