Intervention de Catherine Deroche

Commission d'enquête Hôpital — Réunion du 16 décembre 2021 à 10h30
Audition de responsables de services d'urgence- professeur louis soulat centre hospitalier universitaire de rennes docteur benoît doumenc hôpital cochin paris docteur caroline brémaud centre hospitalier de laval docteur tarik boubia centre hospitalier de clamecy et docteur françois escat médecin urgentiste libéral à muret

Photo de Catherine DerocheCatherine Deroche, rapporteure :

Je voudrais à mon tour remercier l'ensemble des intervenants de leur disponibilité.

Comme l'a indiqué M. le président, lorsque l'on parle des difficultés de l'hôpital, ce sont souvent les urgences que l'on cite en premier. Leur activité a doublé en vingt ans et les tensions dans les services d'aval conduisent à leur engorgement. La crise sanitaire a accentué ces phénomènes.

Mais, à travers les urgences, c'est aussi la question du recours à l'hôpital, de sa place dans notre système de santé et de sa vocation à offrir un accès permanent aux soins vingt-quatre heures sur vingt-quatre tous les jours de l'année qui est posée.

Nous souhaiterions que vous nous présentiez tout d'abord un point de la situation de vos services, notamment en matière d'évolution de l'activité, d'effectifs et de conditions de prise en charge des patients.

Nous pourrons ensuite évoquer plus particulièrement les aspects liés aux ressources humaines, à la gestion de l'amont des urgences - la permanence des soins, la prise en charge des soins non programmés - et aux difficultés d'hospitalisation en aval.

Professeur Louis Soulat, chef du service des urgences du centre hospitalier universitaire de Rennes et du SAMU d'Ille-et-Vilaine. - La médecine d'urgence est une jeune spécialité. La première promotion de ces nouveaux internes est arrivée au mois de novembre 2021. Nous aimerions leur donner une vision différente de la médecine d'urgence, ainsi que l'envie et la possibilité de vieillir comme urgentistes. La spécialité a trois composantes : une activité de régulation médicale SAMU très importante, une activité pré-hospitalière de soins d'urgence avec les services mobiles d'urgence et de réanimation (SMUR) et une activité dans les urgences hospitalières, qui est souvent celle dont on parle de manière très négative.

En parallèle, notre coeur de métier - beaucoup de collègues, en médecine de ville comme dans l'hospitalier, l'ont oublié - est de qualifier, d'évaluer, de trier et d'orienter un besoin de soins. La grande force de notre système français, qui est assez exceptionnel, est d'organiser des parcours très spécialisés pour des soins aigus : infarctus, accident vasculaire cérébral.

Le problème est que notre coeur de métier est censé être centré sur ces notions d'évaluation, de tri et d'orientation, c'est-à-dire sur la prise en charge initiale du parcours de soins. Mais l'activité est très forte, en amont du fait de à la venue de patients qui pourraient selon nous être gérés par des structures de soins non programmés, et en aval, principalement pour des patients âgés, aux pathologies multiples, plus difficiles à orienter vers des services ultraspécialisés dans lesquels les lits, réduits à la suite du virage ambulatoire, sont en outre en nombre insuffisant. Les patients relevant, selon nous, de soins non programmés viennent parce qu'ils n'ont plus accès à leur médecin traitant - c'est ce que l'on appelle l'offre ambulatoire -, avec un virage qui a été très net en 2002 : la réorganisation nécessaire de la médecine de ville s'est en partie traduite par le réaménagement de la permanence des soins sur la base du volontariat.

La situation est aujourd'hui extrêmement compliquée. La mise en place de la tarification à l'activité dans les hôpitaux, avec l'argument selon lequel les services des urgences voyant leur activité augmenter recevraient plus de financements, a été une manière de nous duper.

Notre coeur de métier est performant. Il nous permet d'apporter un bénéfice important pour les patients. Sur le papier, il est attractif pour les urgentistes. En plus, et c'est pour cette raison que je suis en hôpital public depuis trente-cinq ans, il repose sur un principe d'équité et d'accès aux soins pour tous.

Mais le report sur les urgences d'activités n'en relevant normalement pas a des conséquences : inadéquation entre les moyens et l'évolution de notre activité, épuisement des équipes, insatisfaction, sentiment de travail inachevé. Cela conduit à des départs et à des réorientations. Il y a une vraie inquiétude pour les fêtes de fin d'année. Un tiers des services sont en énorme difficulté, avec l'impossibilité de tenir toutes les lignes de garde, et un tiers sont saturés faute de lits d'aval disponibles, et pas seulement en raison des hospitalisations liées au covid, plutôt inférieures à ce que nous avons pu connaître. Notre problématique concerne donc l'attractivité. Comment donner envie aux urgentistes de travailler à l'hôpital pendant des années ?

Le système hospitalier est trop complexe. Nous avons besoin d'adaptabilité dans nos services d'urgence. Nous avons su le faire pendant la crise covid, mais il y a eu un retour en arrière complet après le Ségur de la santé. Cela creuse encore le fossé entre direction et soignants. On ne peut pas avoir une gestion purement comptable. Il faut pouvoir adapter les moyens selon l'activité. Que l'on nous permette au moins de mettre en place des organisations pour le tiers des services qui sont en difficulté à cause de problèmes de suractivité.

Il faut également valoriser les métiers des soignants, qui sont en souffrance. Si le Ségur a eu des effets en termes de salaires, je pense qu'il faut humaniser les métiers et, surtout, arrêter d'opposer les catégories de soignants entre elles. On remplace trop souvent des aides-soignants par des infirmiers. Or ce ne sont pas les mêmes métiers. Les ambulanciers qui sont en grève depuis des mois dans certains hôpitaux ont besoin d'une reconnaissance. Selon les directions hospitalières, il n'est pas possible de leur accorder le statut de soignants du fait des différences de grilles salariales. Cela démotive des professionnels pourtant très engagés.

Surtout, il y a une déqualification de la médecine d'urgence, avec une confusion entretenue par certains entre secours et soins urgents. La médecine d'urgence, ce sont des soins d'urgence ; le secours, c'est autre chose. Notre métier, c'est la médecine d'urgence hospitalière et extra-hospitalière. Les SMUR sont non pas des secours, mais des soins d'urgence et de réanimation. Nous sommes très opposés à la loi instituant un numéro unique pour les secours. Si nous voulons maîtriser l'aval, il faut mettre en place le service d'accès aux soins (SAS).

Ce qui nous dérange le plus, c'est l'image qui est donnée des urgences dans les médias : patients sans brancard, maltraitance, délais d'attente, services saturés, perte de chance, pénibilité du travail. Pourtant, le pacte de refondation des urgences prévoyait d'inverser la tendance.

De même, il est surprenant d'entendre parfois que les patients reçus aux urgences - « nos » patients - viendraient perturber l'organisation des services d'aval. On a beaucoup trop orienté ces services sur les soins programmés, pour réduire le nombre de lits. Aujourd'hui, nous sommes dans une impasse. On oppose trop souvent le programmé et le non-programmé alors que les flux de patients aux urgences sont prévisibles et peuvent être anticipés pour les périodes épidémiques.

J'insiste sur la confusion entre secours et urgences : pour nous, il est très difficile d'imaginer d'être sous la coupe d'un ministère autre que la santé.

Le ressenti des urgentistes aujourd'hui est qu'il y a une désaffection. Je me qualifie de professeur low cost, ayant passé trente ans dans un service d'hôpital rural à devoir face à toutes les problématiques de désertification médicale. Aujourd'hui, les urgentistes ont l'impression d'une désaffection des collègues de la médecine de ville pour la permanence des soins ambulatoires, qui relève pourtant de leur compétence. On constate des déséquilibres très forts, notamment en termes de pénibilité et de charge de travail. Nous sommes l'une des rares spécialités à assurer une permanence des soins. On constate aussi des différences de rémunération, par exemple entre des praticiens qui font à peu près le même métier dans un centre de régulation médicale mais interviennent sous des statuts complètement différents. C'est parfois blessant, à tel point que certains font le choix de quitter l'hôpital.

L'hôpital a aussi souffert du recours à l'intérim, que la loi Rist vient encadrer. Cela a créé un déséquilibre important.

La réalité est que les urgences sont la seule lumière allumée. Il est nécessaire que le flux des urgences soit contrôlé, il faut que l'accès passe par un numéro d'urgence. Il faut donner de l'attractivité au métier d'urgentiste, ce qui implique une diversification de l'activité. Il faut décider d'organisations adaptées en « double gouvernance », entre direction et responsables de service. Il faut harmoniser et simplifier les statuts, notamment pour les ambulanciers. Il faut aussi être capable d'organiser nos équipes avec une évolution de l'activité : il n'est pas normal qu'à soixante ans, je fasse encore huit à dix gardes par mois. La pénibilité de la permanence des soins a été la grande oubliée du Ségur.

Il faut organiser l'aval des urgences, avec des cellules de gestion des lits structurées à l'échelon territorial, fonctionnant 24 heures sur 24. On peut définir le besoin journalier minimum en lits (BJML). Nous savons qu'il y a des périodes de tensions reproductibles, donc prévisibles chaque année. Malheureusement, nous avons du mal à mettre en place une telle organisation dans les hôpitaux, car la priorité a été donnée aux soins programmés sur les soins non programmés, alors que ceux-ci relèvent de toutes les spécialités.

Il n'y a pas que les services hospitaliers qui doivent prendre en charge les patients à la sortie des urgences. C'est aussi le rôle des structures permettant le retour à domicile dans de bonnes conditions, « l'aval de l'aval ».

Je suis intimement convaincu que l'expérimentation du service d'accès aux soins (SAS) est la priorité. Il faut développer ces systèmes, qui vont nous permettre d'organiser de véritables parcours de soins adaptés aux besoins de santé et, surtout, de diminuer le passage aux urgences. Cela passe par un numéro d'urgence santé.

La réorganisation de la permanence des soins ambulatoires (PDSA) est également importante. Il va falloir s'interroger sur la participation aux gardes de l'ensemble des collègues.

Enfin, actuellement, il y a plus de 600 structures d'urgence en France. Faut-il toutes les maintenir ouvertes en nuit profonde ? Le régime des autorisations des structures d'urgence est en cours de modification et il sera possible d'avoir des services ouverts sur une amplitude limitée. Peut-être faut-il accepter le principe de fermer la nuit celles qui ont une faible activité pour maintenir les SMUR qui assurent les soins d'urgence et renforcer en parallèle les services qui accueillent les patients réorientés en nuit profonde. C'est un vrai débat, qui nécessitera une grande pédagogie auprès des élus. À Vitré, les urgences ferment la nuit depuis un an. Cela a été précédé d'un travail avec les élus et les responsables hospitaliers pour trouver une solution adaptée aux besoins des patients.

Docteur Benoît Doumenc, chef du service des urgences médico-chirurgicales de l'hôpital Cochin à Paris. - Ayant exercé comme médecin généraliste en banlieue pendant plusieurs années, j'ai choisi de regagner l'hôpital. D'une part, en médecine générale, je me sentais un peu isolé ; dans un service d'urgence, on travaille plus en équipe. D'autre part, il n'y a aucune limite horaire pour un médecin généraliste. J'ai participé à la restructuration de plusieurs services d'urgence en Île-de-France : l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), hôpital du Kremlin-Bicêtre, Bichat. J'ai ensuite pris la responsabilité des urgences de l'hôpital Delafontaine à Saint-Denis ; nous avons restructuré ce service, qui était en perdition totale.

Depuis six ou sept ans, je dirige le service des urgences de l'hôpital Cochin et de l'Hôtel-Dieu, qui était dans une grande difficulté à l'époque. Avec mon adjointe, le professeur Florence Dumas, une pure urgentiste, nous en avons mis en place une structure avec un effectif médical quasiment complet. J'ai eu la chance, tant en Seine-Saint-Denis qu'à Paris, d'avoir une direction avec laquelle je pouvais discuter ; nous étions parfaitement conscients, les uns et les autres, de nos difficultés et de nos obligations respectives. Mais la direction a su prendre en compte les besoins, par exemple pour mettre en place une ligne de garde lorsque cela était justifié. Cela permet d'avoir un service qui fonctionne plutôt bien.

Je partage l'analyse globale du professeur Louis Soulat sur la France. Mais il n'y a pas un service d'urgence qui ressemble à un autre service d'urgence.

À Cochin, nous avons peu de malades très graves qui arrivent dans nos urgences grâce à la régulation en amont. Je pense qu'il n'y a pas un problème des urgences. Il y a de grandes difficultés que nous rencontrons tous, mais qui varient selon les endroits où nous exerçons. En moyenne, à Cochin, nous avons entre 160 et 190 passages par jour. Ce taux a évidemment diminué pendant la crise sanitaire. Notre activité est aujourd'hui supérieure à ce qu'elle était avant la pandémie.

Quand on est en effectif médical ou paramédical suffisant et complet, le nombre de passages importe peu. Nous notons actuellement une augmentation du taux d'hospitalisation. Avant la covid, dans ma structure, nous étions environ à 14 % d'hospitalisation. Actuellement, nous sommes plus près de 20 %. Toutefois, il y a une baisse du nombre de lits ouverts. À mon sens, il faut arrêter de dire que nous n'avons pas assez de lits. Mais les différentes spécialités dans l'hôpital doivent prendre conscience de la nécessité de réorganiser leurs services, en tenant évidemment compte de toutes les complexités, afin que les patients admis aux urgences puissent rapidement être pris en charge dans les autres services. Pour ma part, j'ai très peu de problèmes de lits en aval, mais l'accessibilité est très complexe : par exemple, la décision d'accepter un patient dans le service de médecine interne sera prise à dix heures du matin, mais l'admission effective n'interviendra qu'à seize heures, soit la perte de près d'une journée pour la prise en charge du patient, avec des conséquences sur l'efficacité de celle-ci.

J'ai la chance de n'avoir pratiquement jamais de lits brancards. Le fait d'être à effectifs constants permet de fluidifier et de mieux prendre en charge les patients. Les décisions sont prises plus rapidement, plus facilement. Les conditions de travail sont indispensables.

Je rejoins ce que disent mes collègues : dans beaucoup de services d'urgence, les conditions de travail sont inacceptables. Mais il faut aussi que tout l'hôpital travaille dans le même sens.

Si nous avons moins de difficultés pour trouver des lits d'aval, c'est que nous avons une « machine de guerre » : une cellule de gestion des lits, qui ne relève pas des urgences, travaille chaque jour de la semaine pour trouver des lits. Et mes collègues des autres services ont compris que cette cellule leur permettra de trouver des lits dans d'autres services plutôt que de renvoyer les malades vers les urgences quand ils n'ont pas de lit dans leur propre service. Cette cellule nous aide beaucoup.

Nous avons également la chance d'avoir une équipe mobile de gériatrie, vers laquelle nous pouvons orienter certains de nos patients.

Vous devez vous dire que vous entendez enfin un urgentiste qui a l'air heureux. Certes, mais il y a des limites. Avec la fermeture des lits, liée au manque de personnels, toute organisation, aussi bonne soit-elle - nous sommes l'un des services les plus fréquemment choisis par les internes de spécialité à Paris - ne fonctionne pas. Selon moi, l'hôpital est arrivé au bout d'un système.

Docteur François Escat, médecin urgentiste libéral à la clinique d'Occitanie de Muret. - Comme mes confrères, je suis médecin généraliste. J'exerce la médecine d'urgence depuis un peu plus de vingt-quatre ans dans un service d'urgences privé. Je suis également régulateur au sein du centre 15, en permanence de soins ambulatoires, et du service d'accès aux soins. En outre, je suis officier de réserve du service de santé des armées depuis vingt ans.

Je vous remercie de m'avoir convié pour porter la voix de mes confrères urgentistes libéraux, qui exercent dans les 120 structures d'urgences privées de notre pays. Les urgences privées représentent à peu près 15 % des presque 24 millions de passages annuels aux urgences, soit environ 3,5 millions de passages, avec de fortes disparités selon les départements. En effet, 15 %, cela reste conséquent, mais pas énorme ; en revanche, dans une ville comme Toulouse, par exemple, les urgences privées représentent 50 % du total des passages annuels, à l'instar de nombreuses grandes agglomérations de ce pays.

Les services d'urgences privés fonctionnent exactement comme les autres : les médecins ont reçu la même formation, dans les mêmes CHU et les mêmes hôpitaux périphériques. Nous ne faisons aucune sélection de patients. Seuls des critères de capacité en termes d'effectifs et de plateaux techniques peuvent intervenir pour récuser certains patients proposés par la régulation.

Je suis venu vous lancer un appel au secours. Pour en avoir discuté avec les infirmières et les aides-soignantes, les agents de régulation médicale du SAMU 31, mes confrères urgentistes de l'hôpital public et du privé, mes confrères médecins généralistes de ville et mes collègues spécialistes, nous sommes tous épuisés physiquement et nerveusement. Je n'ai pas de solution miracle, mais il est certain que la situation actuelle ne peut plus continuer. Un médecin généraliste débordé : les urgences. Une consultation de spécialité débordée : les urgences. Un désert médical : les urgences. Un cabinet fermé : les urgences. Des délais de rendez-vous allongés : les urgences. Un centre 15 débordé : les urgences. Et les urgences font ce qu'elles font depuis des années, ce que j'appelle les 3T : tout, tout le temps, tout de suite.

Pour faire de la médecine, il faut des médecins, des infirmières, des aides-soignants, des agents des services hospitaliers (ASH). Comme à l'hôpital public, nous faisons face à des vagues de démissions. Pour en avoir longuement discuté avec elles, je peux vous dire que les infirmières craquent. Faire toujours plus avec toujours moins, ce n'est plus possible. J'exerce dans une petite ville, au sud de Toulouse, dans une petite clinique avec 200 lits d'hospitalisation. Notre service des urgences accueille 36 000 personnes par an ! Quand nous l'avons ouvert, voilà vingt-trois ans, on dénombrait 6 000 passages par an. La progression est significative.

Nous sommes six médecins équivalents temps plein (ETP) : deux pendant la journée et un seul la nuit. De la médecine d'urgence, nous sommes passés à la médecine de catastrophe, avec un afflux massif de blessés. Mais c'est une catastrophe permanente : le flux ne s'arrête jamais ; il peut ralentir un petit peu la nuit, mais il ne s'arrête jamais. Nos équipes sont épuisées, et pourtant Dieu sait que nous les aimons et que nous essayons d'en prendre soin.

Comme l'ont déjà souligné mes confrères, nous sommes, nous aussi, confrontés au poids d'une administration folle, faite de formulaires, de protocoles, de réunionite, de référentiels, de normes chronophages sans intérêt réel pour le coeur de notre métier, à savoir le patient et le soin.

Depuis des années, le système essaye désespérément de faire rentrer la médecine dans des cases. Et comme cela est impossible, on tape fort ; mais un carré n'est jamais rentré dans un rond. Cela fait des années que nous tirons la sonnette d'alarme et, chaque année, nous arrivons à passer la période hivernale, classiquement la plus rude. En 2017, l'épidémie de grippe fut plus importante que d'habitude. Je me rappelle partir travailler la boule au ventre : un service plein, des ambulances qui arrivent continuellement, sans aucun lit brancard pour accueillir les patients. Cette année, nous risquons d'avoir la grippe et le covid et je crains que nous ne nous passions pas. Nous sommes débordés, submergés même, à tous les niveaux. Le SAMU, dans sa partie régulation, fait face à des volumes d'appel ingérables. Dimanche dernier, nous avons fini la journée avec plus de 1 700 dossiers. Les temps d'attente, après décroché et avant régulation, sont montés à 1 h 40 : c'est long. Et quand il y a trop d'appels, trop de temps d'attente, on régule un peu moins bien, on envoie vers les urgences.

Les demandes faites par le président de la Fédération hospitalière de France (FHF) aux médecins libéraux de reporter leurs congés de fin d'année ou par le directeur de l'AP-HP de racheter les périodes de congés pour quelques milliers d'euros ressemblent à une manoeuvre de cavalerie. Cela peut fonctionner pour quelques semaines, mais guère plus.

Comme je le disais, pour faire de la médecine, il faut des médecins et des soignants. Une étude récente montre que 50 % des médecins sont au bord du burn-out. Beaucoup de mes confrères se désengagent et cherchent des activités moins intenses psychologiquement.

Je dis souvent en plaisantant que je suis l'énième rejeton d'une vieille dynastie médicale toulousaine. J'entends parler de médecine depuis ma naissance, avec un père professeur d'université, un oncle professeur d'université, un grand-oncle, un grand-père, un arrière-grand-père médecins. J'ai vu évoluer la médecine et les médecins : le système mis en place depuis quelques années a réussi à faire disparaître la sérénité. Or il est essentiel d'être serein lorsque vous remettez en jeu votre diplôme et votre vie à chaque patient. Lorsque le risque médico-légal devient fou, cela nous amène, et c'est humain, à penser par moments plus à nous qu'à nos patients.

L'heure est grave : notre système de soins est au bord de l'implosion, et ce n'est plus une figure de style. Nous sommes tous en train d'y laisser notre peau. Lorsque je prends ma garde et que je récupère des confrères en larmes et des infirmières en pleurs, ce n'est pas normal. C'est indigne d'un pays comme le nôtre. Je n'accable personne, mais c'est le résultat de quarante ans de politiques de santé basées sur une gestion industrielle de la médecine. Il n'y a pas d'économies d'échelle en médecine : les gros groupes, les grands hôpitaux ne réalisent que très peu d'économies d'échelle, sinon à la marge. Et on ne gère pas un hôpital comme une usine de petits pois !

Il faut des humains pour soigner des humains. Et maintenant, il va falloir s'occuper des soignants. C'est une priorité absolue : sans soignants, il n'y a plus de médecine et des drames sont à venir. Voilà quelques mois, je discutais avec le directeur du SAMU 31 à la suite d'une récrimination des pompiers sur le fait que certains médecins urgentistes n'avaient pas été aimables. À la question de savoir combien de fois cela était arrivé, la réponse a été : une fois par mois. Soit douze fois par an sur 36 000 passages... C'est comme le pourcentage d'erreur du SAMU 31, qui doit être équivalent à celui de tous les SAMU de France, à savoir 4 pour 1 000, c'est-à-dire 99,6 % de succès. Plutôt que de saluer ce succès, on regarde les 4 pour 1 000...

Regardons ce qui fonctionne, prenons soin des médecins, favorisons les passerelles entre le public et le privé, décloisonnons, simplifions et redonnons le pouvoir à ceux qui savent.

Le diplôme d'études spécialisées de médecine d'urgence, le fameux Desmu, avec un exercice exclusif en service d'urgences des médecins formés à l'urgence absolue, les CCMU 4 et 5, qui représentent un peu moins de 2 % des passages, est un exemple de la fausse bonne idée : qui va réorienter les 98 % restants ? Qui va faire des sutures, des plâtres ? Qui va s'occuper de ces gens ? Il n'y a plus que nous, à partir de minuit : ni permanence de soins ambulatoires ni médecin généraliste de garde... Seules les urgences sont ouvertes.

Les urgentistes font tout : du rhume à l'infarctus, en passant par l'embolie pulmonaire ou l'AVC. Nous allons avoir besoin de toutes les bonnes volontés. La formation des internes doit également se faire dans le privé. Un stage, ce n'est pas énorme, mais cela permettra de rendre les discussions public-privé plus fluides et de faire disparaître les inimitiés dues à une méconnaissance du travail de l'autre. Nous faisons le même métier, nous prêtons le même serment, nous soignons les mêmes patients.

Utilisons au mieux les compétences, optimisons les ressources disponibles ; il y en a encore un tout petit peu... Une direction totalement administrative, comme l'a décrété la loi Hôpital, patients, santé et territoire (HPST), ne fonctionnera jamais : l'administration doit être au service des médecins et des soignants, pas l'inverse.

Pour conclure, je réitère mon appel au secours pour l'ensemble des médecins et personnels soignants de ce pays. Nous sommes à bout, en train de craquer. Toute forme de contrainte supplémentaire ne fera qu'augmenter l'hémorragie de compétences qui, comme vous le savez, sont longues à remplacer. Remettons du bon sens, de l'humanité et de la gentillesse. Arrêtez de nous transformer en machines à soigner, cela ne marche pas. Aidez-nous à continuer à être fidèles à notre serment.

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