Intervention de Marie-Noëlle Gerain-Breuzard

Commission d'enquête Hôpital — Réunion du 18 janvier 2022 à 14h30
Audition des présidents des conférences de directeurs d'établissements de santé : Mme Marie-Noëlle Gérain-breuzard présidente de la conférence des directeurs de chu Mm. Francis Saint-hubert président de la conférence nationale des directeurs de centres hospitaliers et jacques léglise président de la conférence des directeurs d'établissements privés non lucratifs

Marie-Noëlle Gerain-Breuzard, présidente de la conférence des directeurs de CHU :

Je vous remercie, au nom des directeurs généraux de CHU que je représente aujourd'hui, de cette audition et du juste intérêt porté à l'hôpital et plus largement au système de santé de notre pays.

Chacun de nous trois travaille à l'hôpital depuis plus de 30 ans. Nous avons vu évoluer l'hôpital au rythme de la société. Nous avons, tous les trois, constaté des évolutions majeures, au nombre de quatre pour citer les principales. La plus importante d'entre elles impacte toute notre société. Elle a trait à l'évolution du rapport au travail. Les aspirations au temps libre, le rapport à la hiérarchie, l'expression plus assumée de la souffrance au travail, le besoin renforcé d'équité, la course à la meilleure rémunération, le zapping professionnel sont autant d'évolutions qui, sans les généraliser, interpellent les managers actuels, pour la plupart d'une autre génération, formés sur un modèle plus contraignant pour l'individu, qu'ils soient médecins, cadres ou directeurs. Ces aspirations sont a fortiori fortement ébranlées pour les jeunes hospitalo-universitaires, dont la construction de carrière est un « parcours du combattant ».

Si, dans la plupart des établissements, nous ne constatons pas l'hémorragie des départs largement décrite par les médias, le changement des mentalités se traduit par des difficultés réelles de recrutement et de fidélisation. Or l'hôpital public ne se bat pas à armes égales sur le marché du recrutement, compte tenu des niveaux de rémunération et de contraintes qu'il propose, a fortiori dans les villes où le coût de la vie est élevé ou, à l'autre extrémité, dans les zones les plus rurales. Il se traduit également pour les personnels non médicaux, notamment les moins diplômés, par une forte évolution de l'absentéisme.

Abaisser totalement le niveau des contraintes restera difficile dans une structure dont l'une des missions premières est la continuité. Il est en revanche de notre seule responsabilité de faire évoluer les relations de travail. L'organisation de l'hôpital est de tradition très hiérarchisée, reposant sur des rapports de domination parfois violents - curieux paradoxe pour une structure dont le maître-mot doit être de prendre soin avec humanité. Les internes et les externes ont illustré récemment devant vous ce que vivent certains juniors. La véhémence et le mépris des propos contre les administratifs aiguisés de nouveau par le débat politique en sont une autre illustration.

Le Ségur, le rapport Claris et loi Rist ont fixé un cadre réglementaire. Néanmoins, les relations humaines échappent au cadre réglementaire. L'évolution implique des prises de conscience encore trop lentes aujourd'hui à notre goût.

La seconde transformation majeure est celle de la désorganisation progressive de l'offre de soins. À cette évolution sociodémographique qui a impacté tout le système de santé en ville comme au sein des établissements, se conjuguent les effets de la réduction du numerus clausus des années 1990, ceux de la liberté d'installation et ceux de la liberté de choix des spécialités après l'internat. Finalement, elle induit des déserts médicaux et le repli sur un exercice à moins fortes contraintes qui font converger vers les urgences et les consultations de l'hôpital des patients en mal de réponses en ville, reportant pour certains un haut niveau d'exigence voire d'agressivité sur l'hôpital. Or l'hôpital, a fortiori les CHU, ne sont pas structurés pour être les généralistes de la population.

Le constat est amplifié par l'absence de vraie gradation de l'offre territoriale hospitalière que la réforme nécessaire mais incomplète des groupements hospitaliers de territoire n'a pas encore permis de faire aboutir pleinement.

La troisième évolution déterminante est celle du financement du système de santé et singulièrement de l'hôpital. Nous ne sommes pas nostalgiques du budget global. Nous l'avons connu. Nous avons pu en constater les dérives. La tarification à l'activité, qui ne finance que 50 % du budget d'un CHU, était considérée comme une opportunité quand elle constituait un outil de développement des moyens par le développement de l'activité et donc des recettes. Néanmoins, les recettes d'un hôpital sont également les dépenses de l'assurance maladie. L'évolution du coût des traitements médicaux, l'augmentation des besoins de soins du fait du vieillissement de la population, de la chronicisation des maladies, les créations d'emplois au fil des années, les évolutions de rémunération ont conduit à la progression du déficit de l'assurance maladie. Les lois de financement votées par le Parlement depuis 2010 ont fixé des Ondam plus rigoureux. Elles ont permis d'entamer le redressement de la branche maladie, mais se sont principalement traduites par des plans de rigueur pour les dépenses hospitalières fixant des objectifs devenus de plus en plus inatteignables. L'impact financier du covid-19 et du Ségur de la santé risque d'emporter mécaniquement de nouvelles mesures d'économies.

Les évolutions du mode de financement en cours - dotation populationnelle, financement à l'épisode de soins, réforme de la tarification des urgences, financement par la qualité - sont évidemment favorables. Néanmoins, leur juxtaposition avec les systèmes actuels de financement engendre une complexité inégalée pour tous ceux qui les gèrent et incompréhensible pour les soignants. Sans rationalisation de l'organisation des soins dans les territoires et réelle analyse de la pertinence menée par et avec les soignants, nous risquons de connaître encore des coupes aveugles et brutales.

La quatrième évolution est comme une forme de réponse qui n'en serait pas une. Nous n'avons pu que constater et déplorer l'inflation normative et réglementaire et les contrôles qui l'ont suivie au cours des dernières années. La complexité fait intrinsèquement partie de la gestion d'un hôpital a fortiori de la taille d'un CHU. Il faut l'accepter. Un établissement de plus de 10 000 salariés, le plus souvent premier employeur et premier acteur économique de sa région, ne se gère ni comme un service, ni même comme une somme de services médicaux. La complexité découle néanmoins également de la réalité du corps réglementaire administratif français. Le code de la santé publique est de loin le plus disert de tous. Si le métier des directions et des équipes administratives, qui ne représentent que 5 % et non 30 % des effectifs de l'hôpital, est de rendre lisible cette inflation normative et de tenter d'en simplifier les effets pour ceux qui soignent, il est aussi et avant tout de coordonner les acteurs, de rendre possibles les projets, de défendre et représenter son établissement.

En 2020, la crise sanitaire a provisoirement lissé la plupart des effets délétères de ces évolutions. Se sentir soutenus par l'opinion publique, ne traiter principalement qu'une pathologie, bénéficier d'un soutien financier massif de l'État qui a fait primer l'efficacité sur l'efficience, pouvoir s'affranchir d'un cadre réglementaire a produit des effets éphémères. Cet épisode ne laisse en définitive que beaucoup de nostalgie et d'amertume, sans parvenir pleinement à en tirer les enseignements durables.

L'hôpital doit relever la tête avec ses hospitaliers. L'hôpital n'est pas à la dérive. Il a géré une crise sans précédent. Il a fait face, répondu présent à tous les défis inédits qui s'imposaient à lui. Ne rendons responsables ni l'hôpital, ni ceux qui le gèrent, qu'ils soient médecins, directeurs ou soignants, des effets considérables des évolutions profondes qui se sont installées au fil du temps ou de la désorganisation évidente que le covid a induite et qui exigera de nous tous une résilience très volontariste.

Nous avons d'abord et avant tout besoin de sortir de cette crise qui n'en finit pas. Il y a toutefois urgence à ce que les pouvoirs publics assument une juste réorganisation du système de santé mobilisant tous les acteurs autour des contraintes à partager. Il y a urgence à ce que les pouvoirs publics régulent le dumping salarial qui assèche les effectifs des hôpitaux publics. Il y a urgence à ce que les pouvoirs publics et les acteurs se donnent les moyens réels d'ouvrir la question de la pertinence des soins pour dégager les marges nécessaires à l'investissement pour l'avenir. Il y a urgence à avancer collectivement sur la mise en place des professions médicales intermédiaires et à faire évoluer la formation continue pour mieux préparer les professionnels aux défis actuels et à venir. Il y a urgence à ce que les pouvoirs publics arrêtent d'imposer un surcroît de contrôles et de remontées d'information et fassent confiance aux acteurs du terrain pour innover et créer en libérant les énergies. Il y a cependant également urgence à ce que les acteurs de terrain acceptent de revisiter réellement leurs organisations et fassent évoluer les relations de travail au sein des équipes pour retrouver le chemin de l'attractivité. Pour réussir, nous avons besoin avant tout de communautés apaisées. Nous avons tous une responsabilité sur ce sujet.

L'hôpital est par essence même le lieu de l'interdépendance. Plus d'une centaine de métiers interagissent. La connaissance et le respect du métier de l'autre sont essentiels. Dans cet orchestre, les solistes, quelles que soient leurs fonctions, qui souhaitent jouer seuls leurs partitions, conduisent les communautés à l'échec, tandis que le maintien d'une offre de santé publique et de recours est essentiel pour la population. Comme Le Guépard et son auteur, nous sommes convaincus qu'il faut que tout change pour que rien ne change.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion