Intervention de Jacques Léglise

Commission d'enquête Hôpital — Réunion du 18 janvier 2022 à 14h30
Audition des présidents des conférences de directeurs d'établissements de santé : Mme Marie-Noëlle Gérain-breuzard présidente de la conférence des directeurs de chu Mm. Francis Saint-hubert président de la conférence nationale des directeurs de centres hospitaliers et jacques léglise président de la conférence des directeurs d'établissements privés non lucratifs

Jacques Léglise, président de la conférence des directeurs d'établissements privés non lucratifs :

Vous souhaitez que nous vous donnions notre diagnostic sur la situation actuelle de l'hôpital. Tout d'abord, bien évidemment, nous ne pouvons pas ne pas souligner l'impact de la crise sanitaire. Sa persistance dans la durée a créé incontestablement un effet de lassitude et de découragement dont nous avons commencé à payer le prix à la fin de la 4ème vague. L'été dernier, nous avons tous constaté dans nos établissements, tout particulièrement en Île-de-France, des départs beaucoup plus importants qu'habituellement à la même période et surtout un effondrement des candidatures de jeunes professionnels infirmiers sortis des écoles, comme s'ils s'étaient dirigés immédiatement vers d'autres lieux ou d'autres modes d'exercice.

Dans cet effet de la crise, nous ne pouvons pas ne pas citer non plus les conséquences des négociations du Ségur. Paradoxalement, alors que jamais aucun gouvernement n'avait opéré d'un seul coup des revalorisations aussi massives et mis sur la table autant de milliards pour l'hôpital, un effet de déception à l'égard des mesures prises est apparu en comparaison des attentes qui étaient nées.

S'agissant du privé non lucratif, je tiens à souligner que cette déception a eu notamment pour cause, passé le Ségur 1, où l'ensemble des acteurs ont été traités à parité au sein du service public, un traitement ultérieur que nous avons ressenti comme discriminatoire. Plusieurs mois d'âpres négociations ont été nécessaires pour obtenir une revalorisation « au rabais » de nos médecins. Dans le Ségur 2, le ministère a immédiatement posé le principe que nous n'aurions que 70 % des enveloppes de revalorisations accordées à l'hôpital public. Les mesures du Ségur 3 nous ont purement et simplement oubliés. Quant au Ségur de l'investissement, de manière variable selon les régions, il est caractérisé par un fort tropisme vers l'hôpital public et une sous-représentation pour notre secteur par rapport à ce que nous représentons au sein de l'offre de soins de service public. Cet ensemble a conduit à un fort malaise actuel de notre secteur. Je souhaite le souligner avec force.

Toutefois, au-delà de ces facteurs récents de tension de l'hôpital, nous nous accordons tous pour dire que la crise sanitaire n'a fait qu'exacerber des facteurs latents et anciens. Je souhaite souligner cinq des facteurs multiples de la crise latente qui éclate à présent, qui sont selon moi parmi les plus importants : la pression financière portée depuis des années sur les établissements de soins ; la pression normative croissante sur les professionnels de soins ; l'effet taille qui ne peut pas être dissocié des questions de gouvernance ; le changement de paradigme notamment des jeunes professionnels de santé ; en lien direct avec ce changement de paradigme, la crise d'attractivité qui en résulte.

La pression financière portée sur les établissements de santé depuis au moins 10 ans est le facteur explicatif essentiel de l'entrée en crise de l'hôpital. Je ne fais pas partie de ceux qui prétendront que la faute en revient à la tarification à l'activité, car au contraire, après des décennies de pression portée par le budget global, l'arrivée de la tarification à l'activité a été vécue dans un premier temps comme une libération.

Il faut bien comprendre en effet que l'activité des hôpitaux a pour caractéristique principale d'être en perpétuelle mutation du fait du progrès technique, des découvertes médicales, des attentes croissantes des patients et des soignants et des opportunités organisationnelles comme actuellement le numérique. Cette dynamique de projet au service des valeurs d'amélioration du service rendu aux patients est ce qui rend passionnant et enthousiasmant le travail à l'hôpital et qui soude les équipes soignantes avec les équipes de gestionnaires dans une vision commune.

En régime de budget global, cette dynamique de projet s'était progressivement enrayée, car pour bâtir des projets nouveaux, il fallait sans arrêt donner des « coups de ciseaux » dans l'existant. Avec l'arrivée de la tarification à l'activité, nous avons retrouvé des marges de manoeuvre ; les premières années, les hôpitaux du service public - puisque les cliniques commerciales n'ont pour leur part jamais été soumises à cette logique de budget global - ont retrouvé un vrai dynamisme et ont repris des parts de marché sur tous les fronts.

Malheureusement, les pouvoirs publics ont rapidement imposé des évolutions de tarifs qui ne couvraient pas les évolutions de charges. Dans un premier temps, pendant quelques années, nous avons réussi, de concert avec les équipes médicales et avec les cadres des services, à résister à l'érosion des moyens que ces décisions auraient dû susciter, en compensant les baisses de tarifs par des augmentations de volumes acceptables. À partir des années 2010, des efforts de plus en plus importants nous ont été demandés, avec l'exigence, notamment via le Copermo, de plans de rendus d'emplois, et, avec le plan triennal, des baisses de tarifs qui nous ont entraînés dans une course dépourvue de sens aux volumes d'activité pour « limiter la casse ». Cette pression excessive a produit un climat de perte de sens, a profondément fracturé les communautés, et a notamment abîmé le rapport entre les soignants et les gestionnaires, lesquels portent injustement aujourd'hui la responsabilité de politiques décidées par l'État.

Pour autant, je voudrais terminer ce propos sur la pression financière par le constat que l'État ne s'est pas lancé sans raison dans des politiques de contrôle des coûts hospitaliers. Avec 11 points de PIB, la France est un des pays qui consacrent le plus d'argent à la santé. Néanmoins, le constat que cette situation coexiste avec des professionnels de l'hôpital parmi les moins rémunérés d'Europe alors que les dépenses de personnel constituent plus de 60 % des dépenses hospitalières aurait dû alerter sur le fait que le vrai problème est probablement ailleurs, notamment dans l'émiettement des structures de soins. Le choix d'appauvrir chacun plutôt que de mener, comme dans d'autres pays, des réformes structurelles en profondeur ou que travailler sur la pertinence des soins ne pouvait que conduire à l'impasse dans laquelle nous nous trouvons.

Le deuxième facteur explicatif des tensions dans l'hôpital est, de mon point de vue, la pression normative croissante sur les métiers de la santé, plus difficile à cerner mais très réelle. Je suis frappé, quand je discute avec mes amis médecins, avec ma fille qui est elle-même pédiatre hospitalière ou avec les cadres de santé, trop souvent oubliés dans les débats, mais qui sont pourtant la cheville ouvrière du fonctionnement quotidien de l'hôpital, par le leitmotiv qui revient au sujet du poids des tâches administratives. Cependant, au cours des discussions, nous comprenons rapidement qu'une grande partie de ce que les soignants appellent aujourd'hui tâches administratives sont les obligations nées des normes de qualité et de traçabilité, qui, il est vrai, sont montées en puissance ces dernières années, mais dont je ne vois pas comment les contester, et qui font désormais partie à part entière du métier de médecin ou d'infirmière. Nous sommes donc sans solution face à ce facteur, sauf peut-être à recruter massivement, comme dans le libéral, dans le cadre de « Ma santé 2022 », des assistantes médicales.

Je profite de cette incidence sur la qualité pour lancer une alerte sur le financement à la qualité, louable sur le papier mais dont les mécanismes sont très complexes à mettre en oeuvre et risquent un jour d'être encore plus rejetés par les soignants que la tarification à l'activité tant ils sont technocratiques et illisibles. Peut-être serait-il plus facile de travailler sur les questions de pertinence des soins plus consensuelles et davantage dans les mains des soignants.

Je voudrais en troisième lieu insister sur l'effet de taille, car je suis convaincu, après avoir dirigé, au sein de l'Assistance publique, la Pitié-Salpêtrière et ses 8 000 agents, puis le CHU de Toulouse et ses 12 000 agents, et avoir redécouvert ensuite à Foch le bonheur de diriger un hôpital à taille humaine, qu'il s'agit d'un des facteurs clés des débats sur la gouvernance que nous avons aujourd'hui.

La qualité de fonctionnement des structures hospitalières dépend directement de la qualité et de l'intensité du dialogue et de la coopération entre les gestionnaires et les communautés médicales et soignantes, avec au coeur du système le binôme du directeur général et du président de CME, sans oublier le rôle clé des directions des soins. Ce binôme fonctionne rarement de manière inefficace, mais reste insuffisant. Il faut également préserver un dialogue direct et constant avec les chefs de service et les cadres des services, qui sont la maille de base de l'hôpital, pour nourrir la dynamique de projets dont j'ai dit qu'elle était au coeur du fonctionnement de l'hôpital. Plus l'hôpital est à taille humaine, plus ce dialogue est quotidien, et plus les arbitrages peuvent être pris rapidement avec les explications qui doivent nécessairement les accompagner.

Dans les grandes structures, ce dialogue, complexifié par ailleurs par les pôles, est beaucoup plus difficile. Nos hôpitaux publics sont devenus de trop grande taille. Cette course à la taille, si elle se traduit avec les GHT par une couche supplémentaire de gouvernance, éloignera encore davantage les gestionnaires et les communautés médicales et soignantes.

Je voudrais rappeler également que ces GHT n'ont aucune dimension territoriale puisqu'ils ne regroupent que les hôpitaux publics, quand les autres acteurs hospitaliers, privés non lucratifs ou commerciaux, n'y participent pas.

Le quatrième facteur qui déstabilise l'hôpital que nous avons connu est le changement de paradigme que nous vivons ces dernières années, avec des professionnels qui aspirent comme le reste de la société à un meilleur équilibre entre leur vie privée et leur vie professionnelle, quand leurs aînés, que ce soient les médecins, les cadres de santé ou les directeurs, ne comptaient pas leur temps. Ces aspirations légitimes entraînent une conséquence : avec davantage de professionnels, notamment médicaux, nous avons moins de temps de travail disponible.

Nous n'éviterons pas, dans ce domaine, une révision en profondeur, qui prendra du temps, de nos organisations, pour fluidifier au maximum les organisations internes, mettre l'accent sur la qualité du fonctionnement en équipe, qui est au coeur de la satisfaction ou de l'insatisfaction au travail des professionnels, et développer les facteurs de qualité de vie au travail.

Parmi les conditions de travail, je voudrais souligner la question de la qualité des locaux et des équipements, directement fonction des capacités d'investissement des hôpitaux. Il faut souligner l'effort réalisé par le Gouvernement avec le Ségur des investissements qui a constitué en quelque sorte, comme pour les salaires, un rattrapage bienvenu. Cependant, il reste à mettre en place un mécanisme pérenne de financement des investissements car le niveau des tarifs aujourd'hui ne permet pas de financer par lui-même les investissements nécessaires à la conservation au meilleur niveau de l'outil de travail hospitalier.

Enfin, il convient de souligner que ce changement joue à plein et explique majoritairement la désaffection de la catégorie des universitaires. Au moment en effet où les aspirations des plus jeunes se portaient vers davantage de temps libre, les exigences pour entrer dans la carrière universitaire se sont élevées pour hisser la recherche française aux meilleurs niveaux internationaux. Ce grand écart oblige probablement à présent à une révision en profondeur de la réforme Debré de 1958, la quadruple mission des hospitalo-universitaires - soins, enseignement, recherche, management - étant clairement aujourd'hui devenue irréaliste.

Ce changement de paradigme explique pour beaucoup le cinquième point que je voudrais souligner concernant la question d'attractivité des métiers médicaux et soignants à l'hôpital. Il l'explique pour beaucoup, mais pas entièrement ; un autre facteur joue un rôle de plus en plus important. Il s'agit de la compétition par les rémunérations, avec une incapacité, dans les établissements de santé privés d'intérêt collectif (Espic), comme pour nos amis des hôpitaux publics mais avec en supplément l'impossibilité pour nos praticiens d'exercer une activité libérale comme au sein de l'hôpital public, de suivre l'évolution des revenus auxquels les médecins peuvent accéder quand ils exercent en libéral dans une clinique commerciale, en particulier s'ils y exercent avec des dépassements d'honoraires. Ces revenus sont de deux à trois fois plus élevés que les salaires que nous pouvons leur offrir. Je voudrais souligner à quel point cette divergence des opportunités est délétère. Déjà plus de la moitié des séjours de chirurgie sont réalisés dans les cliniques commerciales dans notre pays. Prenons garde que dans quelques années, il n'existe plus d'offre de service public dans certains domaines faute de combattant. Travaillons sur un exercice mixte qui est sans doute la solution de cette compétition délétère, pour peu toutefois que les règles soient simplifiées et appliquées d'une manière identique pour tous.

Nous voyons que l'hôpital, sous le poids des évolutions que je viens de décrire, est entré dans une période où le modèle que nous avons connu et qui a fonctionné pendant 40 ans est probablement à bout de souffle et doit être réinventé, sans oublier qu'une partie de cette réinvention dépend plus largement de la structuration du système de santé dans son ensemble, notamment pour la permanence des soins.

Nous n'y parviendrons pas en opposant les catégories d'acteurs qui le font fonctionner au quotidien, mais au contraire en créant les conditions d'un retour à un fonctionnement apaisé libéré de tous les facteurs de tension.

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