Intervention de Olivier Henno

Réunion du 2 février 2022 à 15h00
Caractère universel des allocations familiales — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Olivier HennoOlivier Henno :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui vise à supprimer la modulation des allocations familiales en fonction des revenus du foyer.

Les allocations familiales occupent une place à part parmi les prestations de la branche famille. En 2020, elles représentaient 12, 7 milliards d’euros, soit 41 % des dépenses liées aux prestations légales de la branche. Elles étaient versées à plus de 5 millions de familles, ce qui en fait la première des prestations familiales.

Prestations historiques et majeures, les allocations familiales ont une portée symbolique. Conçues pendant l’entre-deux-guerres, elles furent, après la Libération, au cœur de la politique nataliste mise en œuvre en France, qui alors « n’était qu’un pays statique et clairsemé », pour reprendre les mots du général de Gaulle.

La loi du 22 août 1946 étendit leur bénéfice aux personnes dans l’incapacité de travailler et aux femmes élevant seules plus de deux enfants. Elle posa ainsi les fondements de leur universalité, définitivement consacrée à partir de 1978, lorsque toute condition d’activité professionnelle pour l’ouverture des droits aux prestations familiales fut supprimée.

Alors qu’elles ont été versées à de nombreux foyers depuis soixante-dix-sept ans, les allocations familiales sont régies par des conditions d’attribution bien connues des Français. Elles sont ainsi dues à partir du deuxième enfant jusqu’à l’âge de 20 ans, à l’exception des départements et des régions d’outre-mer dans lesquels les allocations familiales sont ouvertes dès le premier enfant. Leur montant à taux plein varie selon le nombre d’enfants à charge : 132 euros pour deux enfants, 301 euros pour trois et 470 euros pour quatre.

L’Assemblée nationale a introduit dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015, par la voie d’un amendement parlementaire, une modulation des allocations familiales selon les revenus de la famille à compter du 1er juillet 2015. Cette modulation concerne les allocations familiales, la majoration versée pour les enfants de plus de 14 ans, ainsi que l’allocation forfaitaire accordée lorsqu’un enfant à charge atteint l’âge limite de 20 ans.

En conséquence, le montant des allocations familiales a été réduit pour 10 % de leurs bénéficiaires, soit un demi-million de familles. Le versement est ainsi divisé par deux pour les familles dont les ressources dépassent le plafond de 5 800 euros pour deux enfants et par quatre pour celles dont les revenus excèdent 7 800 euros pour deux enfants.

L’objectif assumé de cette réforme était de réaliser des économies budgétaires. Sur ce point, la mesure a tenu ses promesses : dès 2016, 760 millions d’euros ont été économisés au détriment des familles. D’autres mesures d’économies se sont d’ailleurs ajoutées comme la réduction du plafond du quotient familial ou, plus récemment, en 2019 et en 2020, la sous-revalorisation des prestations familiales.

La modulation des allocations familiales a produit des effets secondaires qui ne sont pas difficiles à observer. Elle a affaibli la lisibilité de la prestation, en introduisant de la complexité dans sa gestion et de l’incertitude pour les ménages concernés. Les ressources prises en compte étant jusqu’à présent celles de l’année n-2, des événements imprévus peuvent affecter les revenus des ménages sans que le montant des allocations ne soit adapté afin de soutenir le budget des familles pour l’éducation des enfants.

Cependant, les conséquences néfastes de la réforme dépassent la seule question du paramétrage d’une prestation familiale et justifient que cette proposition de loi soit débattue aujourd’hui.

Cette modulation a tout d’abord écorné le principe d’universalité des allocations familiales. Si celles-ci demeurent versées à toutes les familles dès le deuxième enfant à charge, l’universalité n’est plus que de façade étant donné les montants modiques versés à certaines familles. Ainsi, lorsque les ressources du foyer se situent dans la troisième tranche du barème, le montant de l’allocation s’établit à 33 euros pour deux enfants à charge.

La modulation des allocations familiales, en portant atteinte au principe d’universalité, comporte le risque de saper l’acceptabilité de la politique familiale pour les foyers concernés par la modulation. Ces derniers contribuent au financement d’une politique toujours qualifiée d’universelle, mais dont ils sont paradoxalement exclus.

En outre, cette modulation d’une prestation universelle en fonction du revenu interpelle. Si cet « universalisme progressif » venait à s’étendre, c’est tout notre modèle de sécurité sociale qui pourrait être remis en cause. À cet égard, il est assez révélateur que cette réforme ait affecté les allocations familiales et non, jusqu’à présent, les prestations d’assurance maladie. À l’évidence, la politique familiale n’a pas constitué une priorité pour les derniers gouvernements.

Plus encore, cette modulation introduite en 2015 a dévoyé le sens des allocations familiales qui ont été conçues pour porter l’ambition de redistribution horizontale de la politique familiale. Quelles que soient les ressources du foyer, la prestation compensait une partie du coût de l’éducation des enfants, témoignage de la solidarité de la collectivité envers les familles. C’est pourquoi le montant des allocations ne variait que selon le nombre d’enfants.

Au contraire, l’introduction d’une logique de redistribution verticale a brouillé les objectifs assignés à cette prestation.

Il ne s’agit pas là de nier les nouveaux enjeux que la politique familiale doit relever. Depuis les années 1970, la nécessité d’aider particulièrement les familles les plus vulnérables explique la création de prestations sous condition de ressources ou modulées selon les revenus du ménage. Complément familial, allocation de rentrée scolaire, prime à la naissance ou à l’adoption, allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant : nombreuses sont les prestations qui ciblent les familles aux revenus les plus modestes ou les publics spécifiques.

Cependant, en perdant de vue l’objectif de redistribution horizontale, la réforme de 2015 a consacré la transformation de la politique familiale en une politique de soutien aux familles les plus précaires, sans pour autant être une mesure de justice sociale. La modulation des allocations familiales ne produit aucun bénéfice pour les familles aux revenus modestes.

Pour toutes ces raisons, nous vous proposons, à l’article 1er de la proposition de loi, adopté par la commission, de supprimer la modulation des allocations familiales selon les ressources de la famille. L’article 2 gage cette mesure, dont le coût est estimé à 830 millions d’euros par an. Cette dépense supplémentaire serait soutenable pour la branche famille, dont les comptes devraient afficher un excédent de 1, 7 milliard d’euros en 2022.

Surtout, dans un contexte où la natalité est préoccupante dans notre pays, l’adoption de cette proposition de loi serait un investissement pour le renouvellement des générations.

Depuis 2012, la France présente le taux de fécondité le plus élevé d’Europe. Pourtant, il est difficile de nous targuer de cette place tant la dynamique de la fécondité est désormais défavorable. Le taux de fécondité conjoncturel, qui oscillait autour de 2 enfants sur la période 2005-2015, a diminué constamment pour atteindre 1, 82 enfant par femme en 2020. Ce déclin, combiné à la diminution du nombre de femmes en âge de procréer, a provoqué une chute de 80 000 naissances annuelles entre 2014 et 2020.

Si l’année 2021 marque une stabilisation du taux de fécondité à 1, 83 en raison d’un phénomène de rattrapage après la crise sanitaire, les chances d’une remontée durable du taux de fécondité sont minces. L’exception démographique française en Europe est à terme menacée.

Certes, aucune étude n’a pu mettre en évidence un lien entre la modulation des allocations familiales et la chute de la fécondité observée depuis quelques années. L’effet d’une mesure isolée de la politique familiale est en tout état de cause difficile à mesurer et les seules considérations financières ne suffisent pas à déterminer le choix des familles et leur projet de parentalité.

Toutefois, comment ne pas penser que cette modulation a envoyé un mauvais signal aux familles, leur faisant craindre une réorientation de la politique familiale et un affaiblissement de la solidarité en leur faveur ? Cette mesure d’économies budgétaires a demandé un effort aux familles avec au moins deux enfants, effort qui n’était pas exigé des ménages sans enfant aux revenus identiques.

Pour que leurs projets de parentalité se concrétisent, les familles ont besoin d’être soutenues par une politique familiale cohérente et pérenne. Cette proposition de loi vise précisément à mettre fin aux distinctions, voire aux stigmatisations induites par un barème de ressources, à redonner du sens aux allocations familiales et à réaffirmer l’engagement de la société aux côtés des familles.

La sécurisation de l’environnement familial exige bien entendu d’autres mesures et de nombreux chantiers restent à engager, qu’il s’agisse de développer davantage l’offre d’accueil de la petite enfance ou de favoriser une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, grâce à des congés parentaux plus pertinents.

La fin de la modulation des allocations familiales selon les revenus du foyer ne constituerait donc que la première étape d’un renouveau plus profond de la politique familiale.

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