Intervention de Adrien Taquet

Réunion du 2 février 2022 à 15h00
Caractère universel des allocations familiales — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Adrien Taquet :

Monsieur le président, madame la présidente de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, nous sommes réunis pour examiner la proposition de loi tendant à redonner un caractère universel aux allocations familiales dans l’objectif, selon l’exposé des motifs de ce texte, de « relancer la natalité dans notre pays et redonner du sens à notre politique familiale ».

La période est sans doute propice aux débats sur ce type de sujet et – il faut le craindre – aux propositions faciles, démagogiques ou caricaturales, ce qui n’est toutefois pas le cas de cette proposition de loi.

Pour autant, je ne partage ni la démarche ni l’esprit de ce texte qui nous donne malgré tout l’occasion – je vous en remercie – de débattre de sujets importants. Je considère essentiel de le faire sur des fondements précis.

À l’approche d’échéances importantes, les propositions se polarisent, les totems sont brandis en programme, traduisant parfois une difficulté à avancer des idées qui ne soient pas que des pensées toutes prêtes. Faut-il soumettre les allocations à des plafonds de revenus, au risque de porter atteinte au principe d’universalité ? Le plafond du quotient familial doit-il être relevé ? Le calcul des parts doit-il être modifié ?

Ces questions sont bien sûr importantes, car les effets des aides monétaires sur le quotidien des familles françaises ne sont pas neutres. Mais il faut que les choses soient claires : la modulation, qui remonte – vous l’avez dit – à la mandature précédente et que vous remettez ici en question, non seulement préserve le principe d’universalité des allocations familiales, mais permet surtout de répondre à un objectif de justice sociale.

Je rappelle que la modulation ne touche qu’une faible part des bénéficiaires des allocations familiales, puisque seuls 10 % des allocataires étaient concernés en 2019. Et j’insiste sur le terme de modulation, puisque toute famille, quel que soit son niveau de revenu, peut toujours bénéficier des allocations familiales à compter du deuxième enfant.

Cette modulation répond surtout à un objectif de justice sociale. Il s’agit bien de concentrer l’effort de solidarité nationale sur ceux qui en ont le plus besoin et de réduire les inégalités à deux niveaux, horizontal et vertical. Selon des travaux de l’Insee, la modulation a en effet permis en 2021 une réduction de 9, 4 % des inégalités verticales de niveau de vie, c’est-à-dire entre familles aisées et modestes, et de 20 % en faveur des familles monoparentales et nombreuses dans une redistribution que l’on qualifie d’horizontale.

Je souligne par ailleurs que, contrairement aux affirmations de l’exposé des motifs de la présente proposition de loi – vous les avez relativisées dans votre présentation, monsieur le rapporteur –, l’impact des allocations familiales sur la natalité n’est pas démontré, en France comme dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE. Il n’y a donc pas de corrélation évidente entre leur modulation et la baisse de la natalité, d’autant que cette baisse a été constatée dans la plupart des pays de l’OCDE ces dernières années, la France restant en tête parmi ces pays, son taux de fécondité étant de 1, 83 enfant par femme. J’ajoute que le taux de fécondité a progressé dans notre pays en 2021.

Un candidat à l’élection présidentielle, qui n’est pas celui que vous soutenez, monsieur le rapporteur, a déclaré que toute la politique familiale française a prouvé qu’en mettant de l’argent, on obtient un accroissement de la natalité. C’est bien mal connaître, d’une part, les ressorts contemporains de la politique familiale, d’autre part, les aspirations et les besoins des familles françaises aujourd’hui – c’est peut-être cela qui est plus grave pour ce candidat…

La baisse de la fécondité observée depuis 2015 touche en réalité tous les groupes de niveau de vie. Ce constat va bien sûr à l’encontre de l’idée que la natalité diminuerait chez les plus aisés en raison de la modulation des allocations familiales instituée en 2015.

En fait, les études disponibles montrent plutôt que la diminution de la natalité résulte de différents facteurs.

Elle s’explique par des facteurs démographiques : le nombre de femmes en âge de procréer est en diminution notable dans notre pays et l’âge moyen de la maternité est en recul.

Elle résulte également de facteurs sociétaux. Les parents aspirent de plus en plus à mieux concilier vie professionnelle et vie familiale pour ne plus avoir à choisir entre l’une et l’autre – je reviendrai sur ce sujet.

Enfin, elle s’explique par des facteurs économiques, c’est vrai, liés aux incertitudes pesant sur la conjoncture et, plus récemment, à l’impact de la crise sanitaire sur la confiance des ménages.

C’est donc bien l’ensemble de ces leviers qu’il faut actionner. C’est ce que fait le Gouvernement depuis 2017. Il s’agit de rompre ainsi avec trente années de débats réduits à la seule question des aides monétaires. Ces débats nous empêchaient de prendre pleinement conscience des nouvelles aspirations et difficultés des parents.

Ce qui compte, c’est d’assurer un environnement global le plus favorable possible à l’accueil du jeune enfant, c’est de prendre en compte les spécificités des parcours, de proposer des solutions précises et adaptées pour mettre parents et futurs parents dans les meilleures conditions d’accueillir leur enfant.

Telle est la vision que nous avons de la politique familiale, laquelle repose sur deux piliers : il s’agit de bâtir une société globalement plus accueillante pour les enfants et leur famille, mais aussi de lutter contre les inégalités de destin qui touchent encore trop d’enfants dans notre pays.

Pour cela, il faut dépasser la question de l’universalité par les seules prestations et bâtir une universalité des services pour toutes les familles.

Cela suppose simplement de reconnaître qu’être parent n’est pas forcément chose aisée et d’agir pour accompagner les parents dans ce rôle. C’est indispensable et cela signifie agir dès les premiers temps de la parentalité. C’est d’autant plus vrai que la moitié des parents français estiment aujourd’hui qu’il est dur d’être parent, que les femmes disent qu’elles se sentent seules pendant et après leur grossesse et que près de 20 % d’entre elles, probablement plus, sont touchées par la dépression post-partum.

C’est tout le sens de la politique des 1 000 premiers jours de l’enfant, période fondatrice « où tout commence », pour reprendre l’expression de Boris Cyrulnik, même si tout ne se joue pas là, de l’attachement entre parents et enfants à l’apprentissage des premiers gestes, des premiers mots, et sur laquelle aucun gouvernement n’avait jamais autant investi que le nôtre.

Nous faisons également le choix de la prévention dès le quatrième mois de grossesse et pour toute cette tranche de vie, notre ambition étant de prévenir les risques psychosociaux dès l’instant où le projet parental se forme et de privilégier une approche systémique tenant compte de l’environnement dans lequel évolue l’enfant – on l’a dit, les 1 000 premiers jours sont essentiels.

Désormais, toutes les femmes et leur conjoint bénéficient d’un parcours « 1 000 premiers jours », qui s’articule autour de plusieurs éléments : un entretien prénatal précoce obligatoire dès le quatrième mois de grossesse, remboursé par la sécurité sociale ; un meilleur accompagnement en maternité et par la suite, notamment grâce à la création de 200 postes médico-sociaux dans les maternités prioritaires ; une meilleure articulation entre la ville et l’hôpital pour éviter les ruptures de parcours dont les femmes disent souffrir ; enfin, un entretien postnatal cinq semaines après l’accouchement et un second à la douzième semaine, si besoin, pour lutter contre la dépression post-partum. Cet entretien postnatal est désormais obligatoire et remboursé par la sécurité sociale, comme le prévoit la dernière loi de financement de la sécurité sociale.

Il convient également de reconnaître chacune des spécificités des familles et de répondre à leurs besoins, voire aux détresses singulières. L’arrivée d’un enfant, si elle doit être accompagnée pour toutes les familles, quelle que soit leur forme ou leur fortune, n’entraîne pas exactement les mêmes charges ou ne soulève pas les mêmes problèmes pour les unes et pour les autres. C’est pourquoi nous avons mis en place des parcours spécifiques, par exemple pour l’arrivée d’un enfant prématuré, d’un enfant en situation de handicap ou d’un enfant adopté.

Nous accordons depuis le début du quinquennat une attention particulière aux familles monoparentales. Nous avons par exemple majoré de 30 % le plafond de l’allocation garde d’enfant pour ces familles ou déployé le service public des pensions alimentaires pour le recouvrement des impayés.

Construire une universalité des services aux familles, c’est ensuite répondre aux attentes et aux préoccupations généralisées des parents en matière de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, toutes ces vies que nous cumulons dans une même journée : vie de parent, vie de travailleur, vie de professeur.

Pour tous les conjoints qui souhaitaient depuis bien longtemps pouvoir s’investir davantage dans ces premiers jours heureux, nous avons doublé la durée du congé de paternité et d’accueil de l’enfant, en le faisant passer de 14 à 28 jours et en le rendant en partie obligatoire. C’est là une transformation sociétale majeure.

Nous devrons certainement aller plus loin et mener une réflexion globale sur l’ensemble des congés familiaux, notamment le congé parental. J’avais d’ailleurs missionné Christel Heydemann et Julien Damon pour réfléchir à une meilleure articulation entre vie personnelle et vie professionnelle.

Les modes d’accueil du jeune enfant font partie des enjeux de notre politique de services universels. Dans ce domaine aussi, nous menons une action résolue. Depuis le début de la mandature, nous bâtissons pierre après pierre un véritable service public de la petite enfance dans notre pays.

Nous avons ainsi inscrit dans la loi la charte nationale pour l’accueil du jeune enfant. Nous avons aussi créé un comité de filière de la petite enfance pour mettre autour de la table l’ensemble des professionnels et avancer sur les questions de formation, de carrière, de passerelle ou encore de rémunération.

Nous avons alloué des moyens supplémentaires pour créer des places et pour encourager la formation des professionnels. Ainsi, 45 millions d’euros ont été mobilisés dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté pour la formation des professionnels de la petite enfance.

Nous devons encore intensifier la dynamique à l’œuvre pour avancer, comme l’a récemment annoncé le Président de la République, sur la voie d’un droit garanti à un accueil du jeune enfant à un prix raisonnable et similaire, que l’enfant soit accueilli en individuel ou en collectif. Il nous faudra pour cela nous poser la question des compétences, dont nous aurons, je l’espère, l’occasion de débattre dans cet hémicycle.

Bâtir l’universalité des services, c’est aussi proposer un accompagnement à la parentalité sur d’autres sujets et à d’autres moments de la vie de l’enfant. Je pense en particulier à la question de la parentalité numérique : beaucoup de parents disent en effet que le rapport de leurs enfants aux écrans et les usages numériques sont pour eux des sources de préoccupation majeures. Le numérique offre des potentialités aux enfants, mais il fait aussi peser des risques et des menaces sur eux. Mardi prochain aura lieu le Safer Internet Day – je vous prie de m’excuser pour cet intitulé en anglais. Cette journée internationale sera l’occasion pour le Gouvernement de faire de nouvelles annonces en la matière.

Je rappelle que nous avons déjà agi, puisque nous avons notamment créé le site internet jeprotegemonenfant.gouv.fr, qui regroupe un certain nombre de ressources afin d’aider et d’accompagner les parents sur la question de la relation de leur enfant avec les écrans et le numérique.

Le second pilier de notre politique familiale, parfaitement complémentaire du premier que je viens d’exposer, c’est l’affirmation du rôle d’investissement social de la politique familiale et d’outil de lutte contre les inégalités de destin qui affectent encore trop de nos enfants dans notre pays.

La politique familiale est un levier d’émancipation majeur. Elle permet de lutter contre les inégalités de destin, d’autant plus qu’elle s’y attaque au moment où elles se forment, plutôt que d’attendre qu’elles s’accroissent.

Dans notre pays, près de 3 millions d’enfants continuent de vivre sous le seuil de pauvreté. C’est inacceptable et cela a constitué notre première urgence. Quelques mois après son élection, le Président de la République présentait la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté dans un objectif aussi clair qu’inédit : agir le plus tôt possible pour briser le cercle de la transmission de la pauvreté de génération en génération. Les familles sont au cœur de cette stratégie, parce que, comme vous le savez, il faut six générations pour sortir de la pauvreté.

Les engagements pris alors devant les Français ont été tenus : aider davantage les communes plus pauvres à créer de nouvelles places de crèche ; offrir à chaque enfant qui arrive à l’école le ventre vide un petit-déjeuner gratuit ; lui proposer un déjeuner équilibré à la cantine pour un euro ; dédoubler les classes de CP afin que l’apprentissage de la lecture, fondement de l’éducation, de la connaissance et de l’égalité des chances, se déroule dans les meilleures conditions.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, les principes historiques de la sécurité sociale, au premier rang desquels l’universalité, doivent être confrontés à la vie de nos compatriotes, tout simplement. C’est d’ailleurs la force de notre protection sociale que de ne pas être figée.

La famille a eu toute sa place dans les ambitions du quinquennat qui s’achève et les éléments de bilan que je viens d’évoquer ne me font pas rougir – bien au contraire !

Fermes sur les principes, nous avons su regarder la famille dans ce qu’elle avait de divers et de complexe. L’universalité, c’est aider toutes les familles, mais ce n’est pas forcément les aider toutes de la même façon. C’est au contraire écouter et prendre en compte leurs attentes, leurs besoins, leurs incertitudes. Nous le faisons depuis 2017. Il nous faut encore aller plus loin pour tous les parents et tous les enfants de notre pays.

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