Intervention de Pascale Gruny

Réunion du 1er février 2022 à 14h30
Débat sur le suivi des ordonnances

Photo de Pascale GrunyPascale Gruny :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Sénat organise pour la première fois un débat en séance publique sur les ordonnances prises en application de l’article 38 de la Constitution – M. le président vient de le rappeler.

Je me réjouis de la tenue de ce débat, tant les ordonnances se sont multipliées ces dernières années, jusqu’à venir concurrencer la loi comme mode normal d’élaboration des textes à valeur législative.

Monsieur le ministre, vous connaissez la position du Sénat sur la question des ordonnances : celle-ci n’est pas nouvelle, et nous vous alertons régulièrement à ce sujet. J’ai moi-même eu l’occasion de vous faire part de notre préoccupation lors du débat sur l’application des lois l’année dernière.

Personne ici ne nie l’utilité des ordonnances, tant que celles-ci portent sur des sujets techniques, comme les travaux de codification à droit constant. Il est donc acceptable que le Gouvernement sollicite des habilitations à légiférer par ordonnances, dans des proportions raisonnables, et à condition que le Parlement puisse débattre lors de la procédure de ratification.

Toutefois, les ordonnances tendent désormais à constituer un mode normal d’élaboration de la loi. Cette année, malgré les efforts constants du Sénat pour limiter le recours aux ordonnances en supprimant des habilitations ou en réduisant leur périmètre, les chiffres sont alarmants : 90 ordonnances ont été publiées en 2021.

En ne tenant pas compte de l’année 2020, qui, reconnaissons-le, fut exceptionnelle, ce chiffre constitue le record du nombre annuel d’ordonnances publiées sous la Ve République. Il représente également le double de la moyenne annuelle d’ordonnances publiées depuis 2007.

Or seulement 10 ordonnances sont en lien direct avec l’épidémie de covid-19. Contrairement à l’année précédente, le recours élevé aux ordonnances ne se justifie donc pas par la réponse apportée aux conséquences de la crise sanitaire.

Sur l’ensemble du quinquennat, à la date du 1er janvier 2022, nous atteignons le nombre impressionnant de 326 ordonnances publiées, soit presque trois fois plus qu’au même stade du quinquennat 2007-2012 et moitié plus qu’à la même période du quinquennat 2012-2017.

Mes chers collègues, pour vous donner un ordre de grandeur, 90 ordonnances ont été publiées en 2021, alors que 64 lois ont été promulguées. Quelque 58 % des textes intervenant dans le domaine de la loi ont donc été des ordonnances.

Bien qu’une ordonnance n’ait souvent pas une portée équivalente à celle d’une loi, les ordonnances publiées sont chaque année plus nombreuses que les lois promulguées – c’est là une spécificité du quinquennat actuel.

En parallèle, seules 65 ordonnances ont été ratifiées depuis le début du quinquennat, soit moins de 20 % du total des ordonnances publiées.

Comme l’a rappelé le président Larcher, ce pourcentage tombe à 10 % pour les trois dernières années. Et encore ! C’est en partie grâce aux efforts du Sénat, qui a intégré, par la voie d’amendements, des ratifications d’ordonnances.

Ce sont des chiffres que nous ne pouvons que déplorer, en particulier à la suite du revirement récent de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui s’estime compétent pour traiter, à l’occasion de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), des ordonnances non ratifiées dont le délai d’habilitation a expiré.

En résumé, nous assistons à une hausse du recours aux ordonnances et à une chute du taux de ratification. Le Sénat ne peut cautionner une telle évolution.

Monsieur le ministre, lors du débat sur l’application des lois du 2 juin 2021, vous aviez reconnu que les ordonnances étaient devenues un moyen comme un autre de faire la loi. Je me permets de vous citer : « Pour parler franchement, le constat d’une forme de banalisation […] me semble difficile à contester. » Vous expliquiez ensuite cette banalisation par « l’inflation législative » et par le gain de temps qu’offriraient les ordonnances. Vous trouviez des circonstances atténuantes dans la crise liée à la pandémie de covid-19.

Je tiens à vous répondre et à vous interroger sur ces points.

Tout d’abord, le Gouvernement est le principal responsable de l’inflation législative et de l’encombrement de l’ordre du jour !

Par ailleurs, hormis les délais très restreints de certaines habilitations – ce fut le cas pour le premier texte relatif à l’urgence sanitaire, adopté en un mois –, les ordonnances ne permettent pas de gagner de temps. Avant d’être publiée, une ordonnance doit d’abord faire l’objet d’une demande d’habilitation : par définition, le temps de publication d’une ordonnance inclut donc le temps d’adoption de la loi contenant l’habilitation.

Ainsi, hormis les textes financiers, le délai moyen d’adoption d’une loi était de 250 jours lors de la session 2020-2021, tandis que 436 jours étaient nécessaires entre le dépôt d’une demande d’habilitation par le Gouvernement et la publication d’une ordonnance.

Sur le plan sanitaire, nous avons voté les habilitations que vous nous avez demandées en 2020 lors de l’examen des textes relatifs à l’urgence sanitaire.

Certes, nous reconnaissons toujours que les chiffres de l’année 2020 ne sont pas représentatifs. En revanche, l’année 2021 marque à la fois un niveau soutenu de publication d’ordonnances, mais aussi une banalisation du recours aux ordonnances. En comparaison avec l’année 2020, celles-ci ont porté sur des sujets très divers ne présentant pas de liens avec la pandémie de covid-19 : elles auraient très bien pu faire l’objet d’une loi « classique ».

Je pense par exemple à l’ordonnance sur la réforme de la haute fonction publique, ou encore à celle qui portait sur la création de la cinquième branche du régime général de la sécurité sociale, relative à l’autonomie, toutes ordonnances publiées en 2021.

En réalité, ces exemples illustrent que le recours aux ordonnances apparaît davantage comme un moyen de contourner le débat parlementaire que de gagner du temps.

Plus grave encore, le débat peut être bridé par le recours massif aux ordonnances. En effet, chaque habilitation consentie a pour conséquence concrète un dessaisissement du Parlement, puisque ce dernier ne peut légiférer sur le sujet tant que le délai d’habilitation n’est pas expiré, quand bien même l’ordonnance ne serait finalement pas publiée.

J’en viens donc à ma première question : la banalisation du recours aux ordonnances est-elle une méthode d’action pensée, assumée et revendiquée par le Gouvernement ?

Monsieur le ministre, je vous cite une seconde fois, maintenant pour vous interroger sur la politique du Gouvernement en matière de ratification. Lors du débat sur l’application des lois du 2 juin 2021, vous précisiez que « pour ce qui est de la ratification des ordonnances par le Parlement, le Gouvernement s’engage généralement, au moment de la demande d’habilitation et s’agissant de sujets d’intérêt pour les parlementaires, à inscrire à l’ordre du jour le projet de loi de ratification. »

S’il est vrai que, en 2021, l’ensemble des 62 projets de loi de ratification ont été déposés en temps voulu sur le bureau de l’une des deux assemblées, seuls 3, soit moins de 5 %, ont été inscrits à l’ordre du jour par le Gouvernement. Nous sommes donc loin de l’engagement qui a été pris l’année dernière devant nous !

L’absence de ratification pose des problèmes concrets. Au cours des dernières semaines, le Gouvernement a transmis à deux reprises aux assemblées des demandes de désignation dans des organismes extraparlementaires en vertu d’ordonnances non ratifiées. Les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ont refusé d’y donner suite, considérant que le Gouvernement préjugeait ainsi de l’avis du Parlement et que ces saisines étaient donc prématurées.

L’une d’entre elles a même été adressée alors que le projet de loi de ratification de l’ordonnance visant à créer l’organisme mis en cause – à savoir le conseil d’administration de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) – était en cours d’examen. La disposition prévoyant la présence de parlementaires au sein de ce conseil ne figure d’ailleurs plus dans la version finale du texte, qui a été adoptée la semaine dernière. Cette précipitation était donc bien inutile !

J’en arrive à ma seconde question : devant un engagement qui ne semble visiblement pas avoir été tenu, pourriez-vous nous indiquer si – et comment, le cas échéant – la politique du Gouvernement en matière de ratification d’ordonnances a évolué ?

Monsieur le ministre, le Parlement est la voix du peuple. Il ne faut pas la négliger !

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