Intervention de Marc Fesneau

Réunion du 1er février 2022 à 14h30
Débat sur le suivi des ordonnances

Marc Fesneau :

Monsieur le président, madame la présidente Pascale Gruny, mesdames, messieurs les présidents de commission, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d’abord à remercier Mme Gruny, ainsi que l’ensemble des présidents de commission et les services du Sénat, de leur travail de grande qualité, qui nous permettra d’échanger sur les ordonnances, un sujet particulièrement important et sensible pour le Parlement comme pour l’ensemble de nos concitoyens.

Depuis la dernière réforme de son règlement en 2021, votre assemblée a décidé de mettre en œuvre un suivi systématique de cet outil, prévu à l’article 38 de la Constitution, par lequel le Parlement délègue temporairement au Gouvernement une partie de sa compétence de législateur.

Comme j’avais pu l’indiquer lors de l’une des réunions de la conférence des présidents, le Gouvernement salue avec intérêt cette initiative du Sénat.

Il s’agit du premier débat que nous avons en la matière. Je forme le vœu qu’il soit fructueux et que ce dialogue entre nos institutions soit source d’améliorations, de recherches de bonnes pratiques ou d’évolutions. Je sais que c’est possible si je me réfère au travail sur le contrôle de l’application des lois mené par votre assemblée depuis de nombreuses années. Je ne doute pas que l’utilité de cet exercice de contrôle sera une nouvelle fois démontrée ce soir et permettra de nous améliorer.

Le recours aux ordonnances apparaît souvent comme une nécessité, afin de concilier les contraintes du calendrier parlementaire et les exigences liées à l’élaboration de certaines dispositions législatives particulièrement techniques.

Il n’est pas question pour le Gouvernement de court-circuiter le Parlement : il s’agit d’apporter avec le plus d’efficacité possible une réponse à un problème juridique.

Madame Gruny, vous avez rappelé – d’autres orateurs ne manqueront pas de le faire, j’imagine – le nombre très important d’ordonnances que le Gouvernement a été habilité à prendre sous ce quinquennat, ainsi que les délais d’habilitation et le taux de ratification. Observons ces chiffres avec lucidité, tentons de les comprendre et voyons s’ils reflètent des dysfonctionnements auxquels le Gouvernement peut répondre.

Il est exact d’indiquer que le Gouvernement a pris, depuis deux ans, un nombre record d’ordonnances dans des domaines très variés.

Je tiens à rappeler cependant que la plupart d’entre elles visaient à faire face à l’urgence de la crise sanitaire et à l’impossibilité de réunir le Parlement de manière continue. Celles-ci ont permis, dans un contexte nécessitant une adaptation permanente face à la crise, d’apporter des réponses au plus près des préoccupations de nos concitoyens, alors même que nos administrations, à l’image de nombreux secteurs de notre pays, étaient sous tension.

Comme vous l’avez rappelé, madame Gruny, nous devons garder à l’esprit que cette situation inédite rend difficile, même s’il est nécessaire, tout exercice de comparaison avec les quinquennats précédents. Ainsi, sur les 327 ordonnances prises depuis 2017, quelque 93 d’entre elles étaient liées à la crise sanitaire selon nos calculs.

Si nous mettons cette situation exceptionnelle de côté, le nombre d’ordonnances prises par le Gouvernement s’élève, depuis 2017, à 234 ; certes, ce chiffre est élevé, mais il s’inscrit dans une tendance longue et se situe entre le quinquennat de François Hollande, avec 271 ordonnances, et celui de Nicolas Sarkozy, avec 152 ordonnances.

Ce phénomène va de pair avec une croissance toujours continue du nombre de lois promulguées. On peut dès lors remarquer que, hors conventions internationales, la part des ordonnances dans la production législative s’élève à 53 % sous ce quinquennat, soit un taux supérieur de deux points de plus qu’au cours du quinquennat précédent. Nous sommes donc loin d’une quelconque dérive qui serait propre à ce gouvernement quant au recours aux ordonnances.

Au contraire, loin d’être le signe d’une génération spontanée, le nombre des ordonnances est le symptôme d’une inflation normative continue et généralisée, à laquelle nous devons collectivement réfléchir – nous sommes nombreux à le savoir.

Par-delà les statistiques, qu’il n’est pas toujours aisé de manier entre deux quinquennats – chacun ayant connu leur lot de difficultés, de surprises et de bouleversements –, je souhaite vous redire également que le Gouvernement s’est attaché à transformer les demandes d’habilitation en droit substantiel dès que c’était possible.

Il a ainsi travaillé main dans la main avec le Parlement, en particulier avec le Sénat – je pense par exemple à la loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19. La version initiale du texte comportait 4 articles, alors que la loi promulguée en comptait 61 – des habilitations avaient finalement été gravées dans le marbre de la loi.

Il n’est pas aisé de retrouver des chiffres globaux concernant cette pratique. Toutefois, celle-ci permet aux parlementaires, au cours de la navette, de renoncer à se dessaisir de leur compétence en travaillant de concert avec le Gouvernement.

Par ailleurs, j’entends parfois, et ce n’est pas toujours faux, que la législation par ordonnance serait plus lente que le recours à la procédure législative classique – vous l’avez rappelé, madame Gruny. J’entends cette critique et je sais que le Sénat veille à ce que les délais d’application des lois, dont les ordonnances sont parfois un élément important, soient les plus réduits possible.

Dans ce domaine, j’observe que le Gouvernement demeure soucieux de prendre des ordonnances dans un délai inférieur à l’habilitation parlementaire.

Ainsi, nous adoptons les ordonnances plus rapidement que sous les deux quinquennats précédents, en n’utilisant en moyenne que les deux tiers du délai d’habilitation, contre 78 % pour le quinquennat de François Hollande et 82 % pour celui de Nicolas Sarkozy. Le Parlement fixe donc un délai butoir au Gouvernement pour légiférer ; ce dernier essaie de le réduire au mieux pour accélérer la production normative, conformément à son objectif.

J’aborderai enfin la question de la ratification qui a déjà fait l’objet, l’an dernier, de débats entre nous et qui ne manquera pas de susciter de nombreuses remarques aujourd’hui.

Mme Gruny a regretté que le Parlement, et plus particulièrement le Sénat, ne soit pas saisi de projets de loi de ratification des ordonnances prises par le Gouvernement. De manière plus générale, j’entends la critique des parlementaires déplorant d’être privés d’un débat sur les mesures contenues dans les ordonnances.

Je voudrais vous apporter des éléments de réponse à ce sujet. Tout d’abord, il me semble utile d’accorder le temps nécessaire aux débats sur les réformes substantielles et de réserver aux ordonnances les rédactions les plus techniques ou les plus urgentes ; telle est d’ailleurs leur fonction.

Étant donné la densité de l’ordre du jour, il n’est pas toujours possible, ni même souhaitable, d’inscrire de trop nombreux textes dont l’examen ne susciterait pas le plus grand enthousiasme ou les plus grandes controverses.

Au contraire, lorsque des ordonnances sont prises dans des domaines sensibles, qui font l’objet d’une attention particulière des députés et des sénateurs, le Gouvernement s’engage généralement, au moment de la demande d’habilitation, à inscrire à l’ordre du jour du Parlement le projet de loi de ratification. Ce fut le cas pour le texte d’habilitation visant à renforcer le dialogue social – le premier voté sous ce quinquennat –, ou, plus récemment, l’ordonnance relative à la justice pénale des mineurs.

En tout état de cause, le Parlement demeure libre d’inscrire à son ordre du jour, notamment lors des semaines de contrôle, la ratification d’ordonnances dont il souhaite débattre ou amender le contenu.

Bien entendu, le Gouvernement est à sa disposition pour se plier à cet exercice de contrôle de son action. Je remarque toutefois que, sur certains sujets, le Sénat souhaite davantage faire connaître son point de vue que de solliciter une ratification. Je rappelle que le Sénat lui-même avait refusé la ratification de l’ordonnance sur la haute fonction publique, qu’il avait pourtant inscrite à l’ordre du jour.

Le Parlement a donc bien la capacité de ratifier les ordonnances de sa propre initiative et de débattre avec le Gouvernement de toute réforme, y compris celles qui sont mises en œuvre par les ordonnances.

Le problème ne réside pas toujours dans l’acte juridique de ratifier, mais plutôt dans la capacité, dont les chambres disposent, d’inscrire un tel texte de ratification à leur ordre du jour ; l’exercice n’est pas toujours consensuel.

On peut regretter que le Parlement se sente dessaisi de sa prérogative législative, dont je rappelle qu’elle n’intervient qu’après son autorisation, mais après « une année parlementaire de tous les records », pour reprendre les termes du dernier rapport d’activité du Sénat, je ne crois pas qu’il aurait été objectivement envisageable d’inscrire des textes supplémentaires à l’ordre du jour.

Sur ce point, un meilleur dialogue entre le Gouvernement et le Parlement permettrait d’identifier les points de tension qui justifieraient l’examen d’un texte ad hoc ou d’une disposition particulière de ratification. Nous devons réfléchir aux formes que peut revêtir ce dialogue.

Pour conclure, je rappelle que le recours aux ordonnances, prévu dès 1958, est un outil précieux à la disposition du Gouvernement, non seulement pour mettre en œuvre rapidement des réformes techniques nécessaires, mais aussi pour agir vite face à une situation de crise ; le Gouvernement s’en est tenu à cette utilisation.

Ce mode de législation ne saurait en aucun cas remplacer le débat parlementaire, auquel, vous le savez, je suis particulièrement attaché, et qui, bien souvent, permet de mieux définir une habilitation ou d’en restreindre la portée.

Je forme donc le vœu qu’un équilibre soit trouvé entre les attentes des députés et des sénateurs et les nécessités qui s’imposent parfois au Gouvernement ; nous devons également veiller à ne pas surcharger inutilement l’ordre du jour des assemblées.

Notre débat d’aujourd’hui et le travail mené tout au long de l’année par Mme Gruny, ainsi que par le secrétariat général du Gouvernement (SGG), que je tiens à saluer, participent de cet objectif. C’est une première étape et je suis certain que notre débat trouvera la même utilité que le débat annuel sur l’application des lois.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je me tiens à présent à votre disposition pour répondre aux présidents des commissions et aux orateurs de chaque groupe.

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